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de critères singuliers

4. Qualification et cas limites

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ans une liste ouverte, comme celle de l’article 14 de la Convention EDH, la qualification du motif de discrimination protégé peut également se poser de manière accrue.

L’affaire Orsus c. Croatie soumise à la CEDH en constitue un exemple topique. Les requérants, des ressortissant croates d’origine rom, avaient été orientés vers des classes réservées aux roms dans des écoles primaires au motif de leur maîtrise insuffisante de la langue croate. Ils invoquaient un traitement discriminatoire dans leur droit à l’instruction étant donné que l’enseignement dans ces classes était de piètre qualité et que des statistiques fiables prouvaient que peu d’enfants roms poursuivaient leur scolarité après quinze ans, âge de l’obligation scolaire.

15. CJCE, 17 février 1998, Lisa Jacqueline Grant c. South-West Trains Ltd, C-249/96, ECLI:EU:C:1998:63.

16. CJUE, 18 décembre 2014, Fag og Arbejde (FOA) contre Kommunernes Landsforening (KL) (arrêt Kaltoft), C-354/13, ECLI:EU:C:2014:2463.

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Dans la ligne de l’arrêt D.H. c. République Tchèque17 où « La Cour a (…) admis que pouvait être considérée comme discriminatoire une politique ou une mesure générale qui avait des effets préjudiciables disproportionnés sur un groupe de personnes, même si elle ne visait pas spécifiquement ce groupe » (para. 184), l’affaire Orsus mettait en cause des politiques de ségrégation scolaire qui participent à la situation désastreuse des Roms dans les pays d’Europe de l’Est notamment. Comparer le raisonnement que la Cour EDH a tenu dans son arrêt de Chambre (rendu à sept juges) et dans son arrêt de Grande Chambre (rendu à dix-sept juges) est particulièrement révélateur. Dans sa formation de Chambre18, la Cour distingue l’affaire Orsus de l’affaire D.H. : « Alors que la Cour a jugé dans l’arrêt D.H. que la différence de traitement tenait à la race, ce qui appelle l’examen le plus rigoureux, pareille différence était en l’espèce fondée sur les compétences linguistiques. Or ce critère autorise une marge d’appréciation plus large (…) » (para. 66).

Dans l’examen de cette marge d’appréciation, la Cour EDH souligne que les États doivent être en mesure « d’instaurer des classes séparées ou des types d’écoles différents pour les élèves en difficulté, ou de mettre en œuvre des programmes éducatifs spécialisés pour répondre à des besoins particuliers » (para. 68).

En Grande Chambre19, à une courte majorité il est vrai, la Cour européenne suit un tout autre raisonnement. Loin de voir de simples mesures d’actions positives justifiées par une méconnaissance de la langue, la Cour identifie une discrimination indirecte fondée sur la race qui ne résiste pas au contrôle de proportionnalité beaucoup plus rigoureux quand il s’agit d’un « motif suspect » comme la race ou l’origine ethnique.

Les garanties entourant ce système de classes séparées, motivé en apparence par des raisons linguistiques, sont jugées insuffisantes pour en compenser l’impact négatif disproportionné sur les personnes d’origine rom20.

Une réflexion sur la liste des critères protégés est donc bien intrinsèquement liée aux formes de discriminations prohibées. Sous l’impulsion du droit de l’Union européenne pour la plupart des États membres, il ne s’agit pas uniquement de la discrimination directe qui doit reposer sur un critère protégé, mais également de la discrimination indirecte qui résulte d’une mesure qui, bien qu’apparemment neutre, est susceptible d’entraîner en pratique un désavantage particulier pour les personnes appartenant à un groupe protégé, sans être objectivement justifiée par un objectif légitime ou sans que les moyens utilisés ne soient appropriés et nécessaires. La discrimination indirecte est ainsi étrangère à la théorie traditionnelle de l’égalité formelle et au concept de faute en matière civile. Elle est indépendante de tout élément intentionnel. Dans cette

17. Cour EDH, D.H. c. République Tchèque, 13 novembre 2007 (req. n° 57325/00).

18. Cour EDH, Orsus et autres c. Croatie, 17 juillet 2008 (req. n° 15766/03, arrêt de Chambre non définitif).

19. Cour EDH (G.C.), Orsus et autres c. Croatie, 16 mars 2010, spéc. para. 157.

20. Ibid. : bases légales imprécises (para. 158), tests linguistiques et méthodes d’apprentissages spécifiques peu rigoureux (para. 159-162), explications gouvernementales lacunaires, voire contradictoires (para. 163-171), procédures de transferts entre classes peu transparentes (para. 172-175).

CADRAGE THÉORIQUE

affaire, la Cour constitutionnelle croate avait jugé, à tort, que la question de savoir si les élèves roms avaient été placés dans des classes séparées avec l’intention de les discriminer sur la base de leur origine ethnique était cruciale pour établir l’existence d’une discrimination21.

5. Intersectionnalité

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vec l’affaire Parris, nous avons vu combien la notion de discrimination multiple peine à trouver sa place en droit européen. Le même constat peut être fait dans les droits nationaux des États membres. La notion de discrimination intersectionnelle est encore plus difficile à saisir par le droit tant la crainte des juges est grande d’ouvrir ce que d’aucuns considèrent comme une boîte de Pandore. Les discriminations à l’encontre des femmes musulmanes voilées dans plusieurs États européens sont emblématiques de l’impuissance de la catégorie « discriminations religieuses » pour traiter de situations qui relèvent également du genre, voire de l’origine ethnique dans de nombreux cas.

En droit européen, une piste serait de se fonder sur l’article 21 de la Charte des droits fondamentaux applicable dans les domaines où les États membres mettent en œuvre le droit de l’Union. L’affaire Léger permet d’entrevoir les potentialités de cette disposition encore trop souvent ignorée22.

La CJUE était ici saisie de la question de savoir si l’interdiction permanente du don de sang pour les hommes ayant eu une relation sexuelle avec un autre homme en droit français était conforme à une directive européenne23 qui prévoit l’exclusion des donneurs de sang dont le comportement sexuel est « à risque ». Il s’agissait donc d’une question relative à une inégalité de traitement fondée sur le sexe – seuls les hommes étaient exclus – et l’orientation sexuelle – les homosexuels étaient visés au premier chef – dans un domaine, la santé, que les directives antidiscriminatoires ne couvrent pas.

La Cour rappelle que lorsqu’ils mettent en œuvre le droit de l’Union, les États membres ont l’obligation de respecter les exigences qui découlent de la protection des droits fondamentaux, et plus particulièrement l’article 21 de la Charte qui interdit les

21. Cour constitutionnelle, décision no U-III- 3138/2002, Journal officiel no 22 du 26 février 2007.

22. CJUE, 29 avril 2015, Geoffrey Léger, C-528/13, ECLI:EU:C:2015:288.

23. Directive n° 2004/33/CE de la Commission du 22 mars 2004, portant application de la directive 2002/98/

CE du Parlement européen et du Conseil concernant certaines exigences techniques relatives au sang et aux composants sanguins, JOCE, L 91/25 du 30 mars 2004, pp. 25–39.

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discriminations fondées notamment sur l’orientation sexuelle24. La Cour se borne à examiner une différence de traitement fondée sur l’orientation sexuelle mais l’article 21 de la Charte, qui consacre une liste ouverte, lui permettait d’examiner cette affaire sous l’angle d’une discrimination multiple, voire intersectionnelle.

6. Tensions et conflits entre