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La sanction des discriminations multiples : le droit souple élaboré par le Défenseur des

droits précurseur du droit positif ?

L

e Défenseur des droits joue un rôle inédit devant les juridictions : que ce soit de sa propre initiative, à la demande des parties ou encore à l’invitation du juge lui-même, l’article 33 de la loi organique précitée l’autorise à présenter ses propres observations devant chaque degré de juridiction, jouant ainsi le rôle d’expert ou d’observateur sui generis, sorte d’amicus curiae original. Ce rôle a été consacré par les juridictions suprêmes des deux ordres juridictionnels18. Dans ce cadre, il présente les éléments de fait recueillis au cours de son enquête ainsi que les éléments de droit sur lesquels il s’appuie, susceptibles d’éclairer le juge sur la discrimination invoquée par la partie plaignante, le Défenseur des droits ne pouvant pas soulever de moyen propre différent de ce qui a été soulevé dans le recours juridictionnel.

Bien que le juge n’attache aucune sanction ou réparation financière spécifique aux discriminations multiples – de ce point de vue, il n’y a pas d’enjeu particulier pour la personne qui saisit le juge –, lorsque l’instruction de la réclamation permet au Défenseur des droits d’établir que la discrimination repose sur l’articulation de plusieurs critères ce dernier présente à la juridiction son analyse. Bien évidemment, le juge, souverain, n’est en aucun cas tenu de suivre ces observations.

L’analyse diachronique d’un certain nombre de cas montre non seulement que les critères de discrimination peuvent parfois faire l’objet d’une nouvelle articulation dans le cadre des procédures contentieuses, mais également que les discriminations multiples tendent à trouver leur place, au moins de manière embryonnaire, dans la jurisprudence.

Les discriminations multiples peuvent parfois s’avérer sujettes à un découpage des critères défavorable à leur sanction. Le Défenseur des droits a, par exemple, été saisi par une salariée qui faisait état d’une différence de rémunération qu’elle estimait constitutive d’une discrimination fondée sur son sexe. À l’issue d’arrêts de travail pour maladie, elle a été licenciée en raison de ses absences. En présence de ces discriminations successives alléguées, le Défenseur des droits a, dans un premier temps, établi à travers les panels de rémunérations que la salariée avait bien fait l’objet d’une discrimination fondée sur son sexe et considéré que le licenciement était une mesure de rétorsion consécutive à la dénonciation de cette discrimination19. La juridiction prud’homale saisie, devant laquelle le Défenseur a présenté ses observations, a écarté la discrimination mais a annulé le licenciement pour absence de cause réelle et sérieuse20. Sollicité dans le cadre de la procédure en appel, le Défenseur des droits a

18. Voir CE, 22 février 2012, n° 343410 et 343438, et Soc., 2 juin 2010, n° B 08-40.628.

19. Délibération n° 2006-248.

20. CPH Créteil, 4 septembre 2007, n° 07/00321.

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modifié son approche du dossier, estimant qu’après la discrimination fondée sur le sexe, la salariée avait été victime d’un licenciement constitutif d’une discrimination fondée sur son état de santé21. La cour d’appel a quant à elle considéré que la différence de rémunération était une discrimination fondée sur le sexe et confirmé l’absence de cause réelle et sérieuse du licenciement.

À l’inverse, le Défenseur des droits a été saisi par une salariée victime de faits de harcèlement moral fondés à la fois sur son sexe et ses activités syndicales, ceux-ci ayant conduit à son licenciement. À l’instar du Défenseur des droits qui avait présenté des observations devant elle22, la juridiction a considéré que les indices laissaient présumer l’existence d’une « discrimination directe tant sexiste que syndicale » et a conclu à une « discrimination syndicale et à caractère sexiste » soulignant ainsi le caractère cumulatif de ces discriminations23.

Malgré les difficultés qu’elle peut soulever, l’approche intersectionnelle des discriminations, qui aspire à prendre en considération les interactions entre les motifs de discrimination, tend également à trouver une place tant dans les décisions du Défenseur des droits que dans la jurisprudence. C’est ce qu’illustre bien le cas des mineurs marocains employés par un établissement public auxquels ont été refusés durant de longues années des avantages liés au statut – tels que l’attribution d’un logement à titre gratuit avec la possibilité de le racheter ainsi que d’indemnités de chauffage – au motif que les bénéficiaires devaient être de nationalité française ou ressortissants de l’Union européenne et être âgés de moins de 65 ans. Le Défenseur des droits a considéré qu’il y avait bien une discrimination fondée à la fois sur la nationalité et l’âge, le fait que la demande n’ait pas été formulée avant l’âge limite étant lié à l’impossibilité, connue des mineurs, de pouvoir y accéder en raison de la nationalité24. En dépit de l’absence de la notion de discrimination intersectionnelle dans les décisions de justice auxquelles cette affaire a donné lieu, la juridiction civile devant laquelle le Défenseur des droits a présenté ses observations a bien condamné l’établissement public à réparer une telle discrimination25.

Plus récemment, le Défenseur des droits a été saisi par une stagiaire recrutée au sein d’une entreprise pour apprendre le métier d’électricienne ; son responsable lui aurait déclaré qu’il ne souhaitait pas la former, son sexe, sa religion et son origine étant selon lui un « handicap pour réussir », sachant que dans cette perspective sa religion et son origine étaient « pires » que son sexe. L’instruction a montré que cette stagiaire avait été rapidement affectée à des tâches de ménage et avait fait l’objet d’injures attestées par des témoins établissant que certains l’appelaient « conchita » – renvoyant aux stéréotypes qui s’y attachent – tandis que d’autres suggéraient son « retour au bled ».

21. Délibération n° 2010-109.

22. Délibération 2010-280.

23. Paris, 18 décembre 2012, S 11/10654.

24. Décision n° MLD 2012-52.

25. CPH Douai, 19 mars 2010, n° 08/00185 et Douai, 31 mars 2011, n° 10/01112.

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Le Défenseur des droits a considéré que le harcèlement moral à l’encontre d’une femme d’origine étrangère était fondé sur l’interaction de ces deux motifs, l’instruction n’ayant pas permis d’établir le critère religieux. En l’absence de contentieux, il a recommandé l’indemnisation du préjudice26.

Conclusion

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a lutte contre les discriminations multiples est une préoccupation constante du Défenseur des droits. Elle s’appuie sur l’élaboration et la diffusion d’instruments de connaissance permettant aux victimes comme aux professionnels du droit d’identifier ces discriminations et de s’en emparer. Elle repose également sur une approche pragmatique de l’instruction des réclamations destinée à concilier la sanction des discriminations multiples et la protection des personnes qui en font l’objet.

Cette sanction juridictionnelle présente des difficultés. Même s’il est probable qu’une analyse quantitative nuance sensiblement ce propos, les discriminations multiples s’avèrent présentes dans la jurisprudence. Elles demeurent toutefois à l’état embryonnaire et paraissent résulter de démarches essentiellement intuitives et spontanées, très éloignées des approches sociologiques et des décisions juridictionnelles développées en la matière outre-Atlantique. À cet égard, il semble que le principal obstacle au traitement contentieux des discriminations multiples tienne moins aux réticences que les juges éprouveraient à leur encontre, qu’aux modes de raisonnement, à l’argumentation, qui ne fait pas de place à la contextualisation, en d’autres termes à la rhétorique employée par les juges français – ainsi que par les avocats qui formulent les recours.

Afin de surmonter cet obstacle, le Défenseur des droits entend recourir de manière plus systématique à une approche contextualisée des discriminations qui, en restaurant le lien entre la discrimination et la société, permet de mieux comprendre la réalité d’une discrimination. Cette approche s’attache à la manière dont les discriminations interagissent, en particulier à travers les stéréotypes socialement construits associés aux différentes catégories sociales, aux causes structurelles et systémiques des processus discriminatoires, et rappelle que les discriminations sont le fruit de composantes structurelles de la société et des rapports sociaux (racisme, sexisme, etc.) contres lesquelles il convient de lutter.

26. Décision n° 2016-073.

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Cette approche a notamment été développée dans les observations du Défenseur des droits relatives à la discrimination dite des « chibanis », cheminots de nationalité étrangère embauchés entre 1970 et 1983 par un établissement public de transport ferroviaire, exclus des avantages liés au statut réservé aux ressortissants européens, sous condition d’âge27. Elle a également été étoffée dans le cadre de l’instruction d’une réclamation visant des faits de harcèlement sexuel dans une entreprise de nettoyage sur des femmes d’origine étrangère, appuyée sur des vérifications sur place, des auditions ainsi qu’une étude demandée à une sociologue sur les rapports sociaux au sein de ces entreprises, dont les conclusions soulignaient la division sexuée du travail, la domination et les tâches dévolues aux femmes de nature à faciliter ces agissements. La juridiction de départage devant laquelle le Défenseur des droits a présenté ses observations a relevé, en se fondant sur cette approche contextualisée, que « cette division sexuée du travail, au profit des hommes, sur fond de précarité et de dépendance économique caractérisaient les faits de harcèlement sexuel » 28.

Dans la mesure où la contextualisation vise à interroger les logiques de domination sociale, le critère de la particulière vulnérabilité économique, prohibé depuis loi n° 2016-832 du 24 juin 2016, ne trouvera-t-il pas là son rôle essentiel, permettant de mieux appréhender, au-delà notamment de l’origine et du genre, la dimension « de classe » qui caractérise de nombreuses discriminations,  et d’affranchir la lutte contre ces discriminations d’une démarche victimaire toujours prompte à reléguer les rapports sociaux derrière les caractéristiques individuelles ?

27. Voir la décision n° MLD 2016-188. La cour d’appel de Paris, estimant que la discrimination fondée sur la nationalité ou l’origine était établie, a condamné à verser à chacun des 800 salariés des dommages-intérêts pouvant atteindre, en fonction de la durée d’ancienneté, 290 000 euros pour le préjudice de carrière (Paris, 31 janvier 2018).

28. Voir la décision n° MLD 2016-248 ; CPH Paris, 10 novembre 2017, n° 15/03135.

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Références bibliographiques

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