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Un affranchissement partiel du principe d’égalité

L

’analyse du discours des juges a révélé un affranchissement partiel du principe d’égalité avec une variété d’utilisation des critères de discrimination.

Un affranchissement partiel du principe d’égalité

S

ur le plan juridique, le droit français subit à la fin des années 1990 l’influence du droit de l’Union européenne avec la loi du 16 novembre 2001 relative à la lutte contre les discriminations, qui transpose la directive communautaire du 29 juin 2000, et la création de l’Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité (HALDE) en 2005.

Cette montée en puissance de la notion de discrimination s’accompagne schématiquement de trois phénomènes. La notion s’élargit : on n’en parle plus seulement dans le domaine de l’accès à l’emploi privé mais dans d’autres domaines comme la fonction publique, l’accès au logement locatif, l’accès aux soins (multiplication des domaines d’application) ; on ne parle plus seulement de discrimination en raison de la nationalité mais en raison de l’origine, du sexe, du handicap, de l’âge, de la grossesse, du patrimoine génétique, etc. Elle s’approfondit, comme en témoigne le raffinement du concept qui distingue ainsi discrimination directe et indirecte. On voit, par ailleurs, bourgeonner des notions voisines (diversité, égalité des chances). Elle provoque le débat puisque certains s’interrogent notamment sur la compatibilité de cette notion nouvelle avec la tradition républicaine. Fait significatif, le Haut conseil à l’intégration (HCI), qui avait promu la notion dans son rapport de 1998, revient en 2003 vers les notions plus classiques d’intégration et de contrat.

Le risque de l’approche nouvelle consiste probablement dans la multiplication infinie de critères de discrimination nouveaux, fatalité inscrite dans le régime même de la notion de discrimination : si être traité identiquement à des gens qui se trouvent dans des situations distinctes revient à être discriminé, alors tout le monde est discriminé, parce que toutes les situations sont différentes et on ne voit pas au nom de quoi on accorderait plus de poids à certaines discriminations (par l’origine, le sexe, l’âge, etc.) qu’à d’autres. Chaque plainte est recevable. Là où l’approche classique posait d’emblée l’idée que tous sont égaux (idée d’une communauté une et indivisible d’individus égaux, car vus abstraitement), pour ne tolérer les distinctions qu’à titre d’exception, l’approche

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nouvelle part de l’idée que tous sont différents, et conduit donc forcément à légitimer toutes les distinctions imaginables. Elle ouvre dès lors la porte à un morcellement en micro-communautés revendicatives qui réclament chacune qu’on prenne en compte leur spécificité, avec le risque final d’une explosion pure et simple de la communauté nationale.

Comment, face à ces diverses approches, le juge s’approprie-t-il le concept et les critères permettant de l’appliquer  ? Il ressort de l’analyse des conclusions des rapporteurs publics au sein de la juridiction administrative que le discours se construit le plus souvent autour du principe d’égalité. Ainsi, si ce dernier revient dans de nombreuses affaires, une requête fondée sur un des critères de discrimination est beaucoup moins courant. D’ailleurs, dans le cadre de l’enquête sociologique de l’étude que nous avons réalisée (Laidié et Icard, 2016  : 63 et suivantes), les juges s’en souviennent plus nettement. Les avocats eux-mêmes n’utilisent pas clairement l’argument de la discrimination préférant une argumentation fondée sur l’égalité. Il apparaît certain que la rupture d’égalité est plus aisée à cerner pour le juge que la discrimination et ses divers critères.

Dans une affaire concernant un concours administratif pour entrer dans la police nationale, lors de l’oral, le candidat est questionné sur son mode de vie, sa religion. Il considère qu’il s’agit d’une discrimination. Le juge pour sa part mène son raisonnement sur le principe d’égalité. Il n’utilise pas le critère de discrimination fondé sur la religion3.

« Il est évident, affirme le rapporteur public, que les questions relatives à l’épouse du candidat et à ses habitudes vestimentaires et aux pratiques religieuses du couple n’ont absolument rien à faire dans une épreuve de concours républicain ». La rupture est flagrante, elle ne se discute pas. L’utilisation des termes « évident » et « absolument » exprime d’ailleurs combien le principe d’égalité renvoie ici à la mobilisation d’un principe fort structurant la situation particulière de manière incontestable.

Dès lors, une certaine méfiance accompagne la démarche du juge administratif à l’égard d’un principe d’origine anglo-saxonne, véhiculé par le droit de l’Union européenne.

Bien que potentiellement porteuse de remaniements normatifs substantiels, la greffe du principe de non-discrimination en droit français a contraint le juge administratif à l’incorporer peu à peu à sa jurisprudence et à en fixer, dans les limites laissées par la réglementation, les modalités et le champ d’application. Supposant un travail de catégorisation qui expose toujours ceux qui en ont la charge à voir leurs choix critiqués et leur légitimité contestée, cette introduction s’est effectuée lentement. Le droit administratif étant, à la différence du droit privé, marqué de l’empreinte du principe d’égalité, le juge administratif a pu avancer par petites touches successives et s’en tenir à une politique jurisprudentielle des plus prudentes, explicitée par sa doctrine

3.  CE, 10 avril 2009, El’Haddaoui, req. 311888.

DEUXIÈME PARTIE

organique4. Laissant persister ainsi bien des incertitudes, alors que ses usages potentiels concernent des situations d’une grande sensibilité sociale et politique, cette stratégie a alimenté le trouble de la doctrine universitaire (Fayet, 1993 : 97 et suivantes)5 à l’égard d’un principe perçu comme une pièce importée, énigmatique, insaisissable et de portée variable.

Les juges de l’ordre administratif s’accordent à dire que, malgré le fait qu’ils traitent la plupart des dossiers en termes d’égalité et non en termes de non-discrimination, ces deux principes ne reposent pas sur une conception identique. D’une part, le constat d’une rupture du principe d’égalité implique de démontrer l’existence d’une différence de traitement, alors que la démonstration de l’existence d’une discrimination implique d’aller plus loin dans le raisonnement et de rapporter la différence de traitement à l’un des critères protégés par la législation. Ils conçoivent donc la discrimination comme plus restreinte que la rupture du principe d’égalité. D’autre part, la notion de motif illégitime, présente dans le concept de discrimination, ne l’est pas dans la rupture du principe d’égalité. Les rapporteurs publics considèrent qu’il y a une différence de statut : la rupture d’égalité doit être démontrée par un constat fondé sur des faits (une différence de traitement), alors que la notion de discrimination intègre un caractère moral (l’illégitimité d’une différence de traitement). Cette distinction incite un rapporteur à considérer qu’il y a une « dimension morale » dans le principe de non- discrimination qui n’est pas présente dans l’idée d’égalité.

Le juge administratif navigue donc entre une prise en compte partielle de la discrimination et une volonté de conserver ses raisonnements fondés sur l’égalité. Ce constat se renforce lors de l’utilisation des critères de non-discrimination.

4.  La doctrine organique, qu’on pourrait concevoir dans le sillage d’Antonio Gramsci comme une sorte d’intellectuel organique (Caillosse, 2013 : 1034 et s.) se manifeste de trois façons principales : par le rapport public annuel, qui « remplit une triple fonction : « faire le point des activités contentieuses et administratives du Conseil d’État au cours de l’année écoulée ; (attirer) l’attention des pouvoirs publics sur les difficultés rencontrées par les justiciables dans l’exécution des décisions des juridictions administratives ; (et enfin, étudier) une question de fond sur lequel il propose des orientations de la pratique administrative voire des modifications de dispositions législatives ou réglementaires » (Gonod, 2015 : 249 et s.), par les conclusions des rapporteurs publics (dont on peut considérer qu’elles n’expriment la position du Conseil d’État dans la seule mesure où il les suit et en ce cas, pour les raisons avancées par le rapporteur), enfin par les interventions dans des colloques ou journées d’études des plus hautes autorités du Conseil, dans la mesure où elles s’efforcent de synthétiser la jurisprudence du Conseil et d’indiquer ses lignes d’évolution.

5. Sur la réception doctrinale des arrêts : P. Gonod, « La réception des arrêts par la doctrine juridique », RFDA, n°5, 2013, p. 1007. Les relations entre la doctrine universitaire et la doctrine organique sont particulièrement complexes en droit administratif, la première étant née, selon le mot de Jean Rivero

« sur les genoux de la jurisprudence » (Rivero, 1955 : 27 ; Lauradère, Mathiot, Rivero et al.,1980 : 63).

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