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Selon le juriste québécois Pierre Bosset, « la confluence des motifs de discrimination désigne l’interaction

dynamique entre des motifs présents chez une même personne (par exemple, le sexe et le critère racial), interaction qui se traduit par des effets d’exclusion uniques et cumulatifs. Généralement, une approche fondée sur un seul de ces motifs, pris isolément, ne rend pas adéquatement compte de ce type de discrimination » (Bosset, 2007 : 11). En quelques phrases, le Professeur canadien a résumé la nature de cette difficulté dans le droit de la non-discrimination (Mercat-Bruns, 2017(a) : 224) que la multiplication des critères de discrimination en France ne peut, sans doute, faire qu’accroître

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1. En France, on relève plus de 20 critères de discrimination ; voir art. 1132-1 Code du travail.

2. La volonté de prendre en compte la discrimination multiple vient du constat que les plaintes de discriminations au civil, déposées par ceux qui possèdent différentes caractéristiques, source de discriminations, obtiennent moins facilement gain de cause que celles qui contestent une discrimination fondée sur un critère prohibé (Mercat-Bruns, 2016 : 233).

3. Les auteurs poursuivent et expliquent la différente démarche des féministes matérialistes françaises : après mai 1968, «  en France, dans le contexte de mobilisations sociales largement dominées par les luttes ouvrières et la pensée marxiste, on doit en particulier aux matérialistes françaises d’avoir analysé la domination des hommes sur les femmes – et notamment l’exploitation économique à laquelle elle donne lieu – comme un rapport social comparable à d’autres et, partant, critiquable dans des termes analogues. Si cette pensée critique a largement fécondé les théories de la domination, elle n’a pas pour autant permis de poser la question de la diversité de la classe des femmes de façon aussi explicite que dans le mouvement féministe américain. On peut rapporter le caractère tardif des théories de l’intersectionnalité en France à cette conception analogique de la domination développée dans les années 1970 et qui pèse encore aujourd’hui sur les débats animant le mouvement féministe », (Jaunait, Chauvin, 2012 : 9).

TROISIÈME PARTIE

Selon le sociologue Éric Fassin, la démarche de Kimberlé Crenshaw qui croise genre et race pour mettre au jour « l’intersection » n’est pas si éloignée de celle en France de Danièle Kergoat, sociologue française (Kergoat, 1982), qui est partie de l’articulation entre genre et classe afin d’en penser la « consubstantialité » (Pfefferkorn, 2007).

« Ainsi le féminisme américain a dû se définir en regard du mouvement noir, tandis que le féminisme français devait le faire par rapport au marxisme » (Fassin, 2015 : 12).

Cette observation sociologique et politiste comparée qui rejoint le regard juridique et montre les risques d’invisibilité de certaines situations discriminatoires trouve un écho dans les résultats de notre étude pluridisciplinaire menée pour le Défenseur des droits et la Mission de recherche Droit et Justice sur la mise en œuvre du droit de la non-discrimination par les juridictions et les instances publiques (Mercat-Bruns et Perelman, 2016). Notre propos se cantonnera surtout à la sphère du travail. Une des conclusions fortes en droit du travail porte sur le contraste entre, d’un côté, la forte visibilité des discriminations syndicales et de celles en conjonction avec d’autres violations du droit social et de l’autre, la faible visibilité des discriminations multiples. Cette tendance à classer certaines discriminations selon le critère se confirme encore récemment avec un arrêt sur la discrimination fondée sur l’âge qui affirme que « le principe de non-discrimination fondée sur l’âge ne constitue pas une liberté fondamentale » et qui semble indiquer une tendance à la hiérarchisation des critères discriminatoires en modulant l’étendue de la réparation accordée selon le critère prohibé (Mercat-Bruns, 2018(a) : 132)4.

Certes en France, on observe une explosion du nombre de critères prohibés et à première vue, à la différence des juridictions civiles, les juridictions du travail semblent plus à l’aise avec la qualification de discrimination. Comme le mentionne une magistrate dans notre étude, « la Cour de cassation a eu une position très avant-gardiste en 1999 où on a appliqué réellement une directive en lui donnant une portée en matière de preuve qu’elle n’aurait pas dû avoir puisqu’elle était étroitement liée à la discrimination en raison du sexe et on l’a appliquée à la discrimination syndicale alors qu’elle n’avait pas besoin de le faire. On s’est engagé résolument dans une voie, et je crois que toutes les fois où on est sur le terrain de la discrimination, il y a une application pure et dure du droit relatif à la non-discrimination » (Mercat-Bruns et Perelman, 2016 : 86)5.

Cependant une analyse plus approfondie dans notre étude de la jurisprudence sociale de la Cour de cassation et des cours d’appel depuis 2010 révèle que certains juges peuvent accueillir, parfois avec circonspection, à la fois la notion de discrimination directe ou indirecte, certains critères de discrimination, l’aménagement de la preuve, les moyens de preuve et la sanction des discriminations selon le contexte dans lequel apparaît la discrimination (Ibid. : 88). Les règles de non-discrimination servent souvent d’outil complémentaire ou subsidiaire lorsque les sources plus traditionnelles encadrant les rapports de subordination du travail ne s’appliquent pas ou ne suffisent pas à résoudre le litige (statut syndical protégé, maternité, inaptitude) (Ibid. : 92). Les

4. Déduction des revenus de remplacement perçus par le salarié âgé entre son éviction de l’entreprise et sa réintégration, après nullité en cas de discrimination fondée sur l’âge.

5. Il est fait allusion ici à l’arrêt Soc. 23 novembre 1999 n°97-42940.

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critères les plus en vue dans la jurisprudence sont ceux qui sont attachés à des droits et obligations traditionnels du droit du travail de nature individuelle ou collective : il s’agit de la discrimination syndicale6, de la discrimination liée à la maternité ou à la grossesse, de la discrimination liée à l’inaptitude, l’état de santé ou l’âge7.

La non-discrimination n’est donc pas forcément mobilisée initialement de façon autonome mais comme argument supplémentaire dans les prétentions des parties ou dans les décisions des juges pour multiplier les chances de succès du procès et peut accroitre l’idée d’un préjudice suite à l’absence ou la négation d’autres droits8. Pour une avocate, « les juridictions se sont montrées assez rapidement sensibles à la violation d’un droit car il est lié à l’opinion et non pas à une caractéristique de la personne (sexe, orientation sexuelle, état de santé, etc...) » (Ibid. : 91) 9. En outre, les magistrats interrogés rappellent souvent en appel ou en cassation que « l’on ne statue que sur ce qu’on nous soumet et d’autre part il y a des motifs discriminatoires qui sont plus faciles à établir que d’autres » (Ibid. : 92).

En miroir avec l’observation sociologique initiale de l’influence de la pensé marxiste sur le féminisme en France, une magistrate interrogée remarque que « les discriminations syndicales font partie des combats prioritaires, parce que les syndicats représentent l’intérêt collectif et qu’il faut protéger ceux qui protègent l’intérêt collectif » (Ibid. : 92).

Selon un juge d’appel de la chambre sociale, « la discrimination viendrait en contrepoint de la question de l’évaluation ; il n’y a pas de prises sur ces critères-là.... on sait très

6. Encore récemment, Soc. 13 juil. 2016 n°15-12344.

7. Cette conclusion rejoint celle de l’analyse Jurica du Rapport de Bernard Bossu selon laquelle la moitié des décisions (2006-2013) portent sur l’activité syndicale, l’âge, le genre (sexe), l’état de santé (Bossu, 2014). Cette observation est confirmée par les inspecteurs du travail interrogés dont un précise que le principe d’égalité est aussi utilisé pour contester les différences de traitement entre femmes et hommes (Mercat-Bruns et Perelman, 2016  : 92). Voir précisément l’arrêt récent sur l’âge, Soc. 3  octobre  2018, n°17-15936, https://www.legifrance.gouv.fr/affichJuriJudi.

do?idTexte=JURITEXT000037495580&fastReqId=1584102192&fastPos=24&oldAction=rechJuriJudi.

8. Notre étude révèle aussi que les arguments liés aux discriminations ne sont pas développés en choisissant de plaider principalement soit la discrimination directe, soit la discrimination indirecte. Souvent les deux notions de discrimination sont plaidées et sont présentes dans l’argumentation des salariés et aucune précision n’est faite dans les décisions des juges en dehors du renvoi à l’article 1132-1 du code du travail qui mentionne les deux (Mercat-Bruns et Perelman, 2016 : 125).

9. D’après un inspecteur du travail, « les personnes qui ont des responsabilités syndicales ont moins de crainte à faire valoir leur droit en raison de leur statut protégé et sont conseillées par leur syndicat. Par ailleurs, les syndiqués étant essentiellement des hommes, ils hésitent moins à faire valoir leurs droits que les femmes (qui sont parfois doublement discriminées) ». On constate, en tout cas, que la majorité des décisions recueillies concerne la discrimination syndicale : voir par exemple Soc 18 juin 2014, n° 13-10755, Soc., 15 mai 2014, n° 11-21797. Cette observation est confirmée à tous les niveaux, même prud’homal. D’après les magistrats d’une des cours d’appel, « la mobilisation des organisations syndicales au soutien des titulaires discriminés de mandats électifs ou syndicaux explique que de 2013 à 2015, la discrimination syndicale ait été invoquée devant la chambre sociale à 67 reprises avec un succès dans un tiers des cas », devançant ainsi largement la discrimination liée à l’état de santé (45 cas allégués dont 18 reconnus) ». S’agissant de la prévalence de cette discrimination, il existe un consensus fort entre les personnes interrogées autour de l’idée que le mandat syndical comporte des risques qui se traduisent effectivement par des freins à l’évolution de la rémunération, de carrière : voir Soc. 13 juil. 2016 n° 15-12344.  

TROISIÈME PARTIE

bien pourquoi on discrimine les gens... on discrimine les gens en raison de leur activité syndicale ». Il poursuit : « concrètement dans une entreprise, ce n’est pas parce que vous êtes une femme, que vous êtes gros, c’est parce que vous êtes syndicaliste que vous embêtez le patron  ». Ces propos permettent de confirmer non seulement la préséance du critère syndical mais en cas d’appartenance syndicale, le fait d’être femme, travailleur âgé, travailleur inapte ou salariés d’origine étrangère ne l’emporte pas si la discrimination syndicale existe (Ibid. : 93)10. Donc l’étude fait ressortir du contentieux et des propos des acteurs un certain effacement du sexe, du genre en cas d’éventuelle discrimination multiple.

Dans ce contexte français qu’apporte la réflexion intersectionnelle de Crenshaw sur l’incidence de l’interaction des critères d’appartenance d’une personne à un sexe, une classe et une origine ? Quelle incidence en droit français et européen de la confluence des critères combinés, sexe et syndicalisme, origine et syndicalisme, ou sexe et âge ? La pensée de Crenshaw dénonce, au-delà de la subordination du travailleur, la domination du salarié dans un contexte de confluence des critères (Crenshaw, 1989).

Il est possible d’émettre l’hypothèse que, dans le contexte français et européen, la domination liée aux salariés à l’intersection de différents critères semble produire un désavantage qui n’est pas ponctuel mais récurrent, une discrimination systémique11 qui est tirée des structures ou normes collectives au travail qui renforcent et perpétuent ce désavantage. Au-delà de la vision de Crenshaw de la difficulté technique de prouver la discrimination multiple en l’absence d’un comparateur pertinent en droit12, l’analyse du désavantage liée à la confluence des critères pourrait orienter la réflexion sur une autre grille de lecture plus structurelle du droit et des sciences sociales. Nous

10. La loi (Rebsamen) n° 2015-994 du 17 août 2015 relative au dialogue social et à l’emploi tente d’y remédier en valorisant les parcours syndicaux.

11.  La Cour suprême du Canada donne une définition de la discrimination systémique et insiste sur l’effet de l’interaction des discriminations directes et indirecte entre elles : « une situation d’inégalité cumulative et dynamique résultant de l’interaction, sur le marché du travail, de pratiques, de décisions ou de comportements individuels ou institutionnels, ayant des effets préjudiciables, voulus ou non, sur les membres de groupes visés », Action Travail des Femmes c. Canadien National (1987) 1 RCS 1114. 1139 (1987) 8 CHRR D/4210 (SCC) ; (Mercat-Bruns, 2016) dans l’emploi en France, les tentatives de définition :

« la discrimination systémique est une discrimination qui relève d’un système, c’est-à-dire d’un ordre établi provenant de pratiques, volontaires ou non, neutres en apparence, mais qui donne lieu à des écarts de rémunération ou d’évolution de carrière entre une catégorie de personnes et une autre. Cette discrimination systémique conjugue quatre facteurs : les stéréotypes et préjugés sociaux ; la ségrégation professionnelle dans la répartition des emplois entre catégories ; la sous-évaluation de certains emplois ; la recherche de la rentabilité économique à court terme. La particularité de la discrimination systémique étant qu’elle n’est pas nécessairement consciente de la part de celui qui l’opère ; elle n’est pas nécessairement décelable sans un examen approfondi des situations par catégories (Pécaut-Rivolier, 2013 : 27).

12.  Il existe souvent la difficulté de trouver le comparateur adéquate pour prouver la discrimination  ; Une salariée d’origine malienne et je n’arrive pas à obtenir une promotion dans une entreprise. L’employeur peut toujours rétorquer en défense que cet état de fait n’est pas discriminatoire car : des femmes ont fait l’objet de promotions mais elles sont blanches ; des personnes d’origine africaine ont bénéficié de promotions mais ce sont des hommes. Elle est désavantagée à la fois dans le groupe des femmes et dans le groupe de personnes de couleur ou d’origine africaine sub-saharienne.

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émettons l’hypothèse qu’en Europe, l’observation de la portée de l’interdiction des discriminations doit permettre de déboucher sur une analyse plus fine des rapports entre confluence des critères et désavantage systémique des personnes qui font l’objet de discriminations multiples13.

Deux questions méritent alors attention. Au-delà des discriminations syndicales au travail qui semblent plus facilement repérables en France, quels sont les enjeux en Europe d’une reconnaissance du désavantage particulier des personnes  salariées dans le cadre des discriminations multiples et la nature précise du désavantage subi ? En outre, au vu du désavantage produit par la confluence des critères, une grille d’analyse de la discrimination multiple est-elle enrichie par l’analyse de discriminations systémiques engendrées ?

Reconnaissance du