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3.1. R ENVERSER LA TENDANCE : IDÉES AVANCÉES ET MESURES PROPOSÉES

3.1.2. Une justification historique et providentielle de l’expérience franco-américaine

En parallèle aux activités du Comité d’orientation et outre cette recherche d’unité, les collaborateurs du Travailleur orientent entre autres le contenu de leurs articles vers le passé. Il semble évident pour plusieurs intellectuels de la survivance que les Franco-Américains, et plus particulièrement les jeunes nés en terre américaine,

ignorent l’histoire de leur communauté et ne montrent que peu d’intérêt envers leur héritage culturel. C’est l’un des principaux écueils auxquels il faut selon eux s’attaquer. Pour Thomas-M. Landry, il importe d’insuffler à la jeunesse franco-américaine « la fierté qui lui manque ». Il ajoute :

Le jour où elle sera vraiment fière d'être française autant qu'américaine, elle trouvera facilement le sens de sa véritable destinée. Aidons-lui aussi à apprendre sa propre histoire; l'histoire du fait français en Amérique, au Canada et aux États-Unis aussi et surtout l'histoire plus récente du fait franco- américain. Il lui sera facile alors de se reconnaître elle-même, de réaliser la signification et l'importance de ce courant de vie française qui vient s'insérer dans la vie de la grande nation américaine18.

Ainsi, sans que cela se fasse de façon concertée, les intellectuels franco- américains multiplient les références au passé, évoquent l’origine glorieuse de la présence francophone en Amérique et montrent le rôle que la race française a selon eux joué dans l’évolution de l’histoire américaine. Ils rappellent par exemple que les explorateurs français ont été les premiers à fouler la plupart des territoires américains19,

soulignent les liens qui unissent la France et les États-Unis depuis la révolution américaine et évoquent l’engagement de leurs ancêtres canadiens-français lors de la guerre de Sécession. Ils cherchent ainsi à présenter les Franco-Américains comme l’un des peuples fondateurs de l’histoire américaine plutôt que comme simples migrants. Enfin, les collaborateurs du Travailleur enchaînent les références aux héros de la nation française ou canadienne-française et célèbrent ceux qui, parmi les premières générations

18 Thomas-M. Landry, « La jeunesse franco-américaine à la croisée des chemins », Le Travailleur, 1 juillet 1948, p. 4.

19 Les biographies de grands explorateurs français en Amérique sont nombreuses, qu’on pense entre autres au Père Marquette ou à Louis Jolliet, à La Salle, à Cadillac et à Pierre Lemoyne d’Iberville, dont les faits d’armes sont tous abordés dans le Travailleur.

de Franco-Américains, se sont battus pour la survie culturelle et politique de leurs communautés20.

Outre les nombreux textes faisant référence à ces derniers éléments, tout événement à caractère historique ou patriotique est célébré et fait l’objet de commémorations, qu’on parle du 250e anniversaire du voyage de Pierre Le Moyne

d’Iberville dans le delta du Mississippi21, du centenaire de la présence de la communauté

religieuse des Sœurs de Sainte-Anne en Nouvelle-Angleterre22 ou encore du troisième

centenaire de la mort des Saints-Martyrs-Canadiens23. Les collaborateurs du Travailleur

considèrent également les anniversaires de fondation des paroisses nationales ou encore ceux des importantes institutions franco-américaines, comme l’ACA et la SHFA24,

comme des occasions idéales de rappeler leurs origines et de relancer la fierté et la vitalité du fait français en Nouvelle-Angleterre.

Ces nombreuses références au passé et cette prolifération de commémorations nous semblent avoir pour objectif de légitimer la présence franco-américaine aux États-

20 Les décès de personnages importants de la Franco-Américanie engendrent de longs articles où l’on tend à montrer leur contribution à la cause franco-américaine. C’est notamment le cas de Phydime-J. Hémond, journaliste de Woonsocket excommunié lors de la crise sentinelliste, et de Louis A. Biron, figure marquante du journalisme franco-américain ayant notamment fondé L’Avenir national de Manchester et

L’Impartial de Nashua, avant de devenir propriétaire de L’Étoile de Lowell. Cf. Hermance Morin, « Il fut

grand! », Le Travailleur, 29 septembre 1949, p. 1; Yvonne Le Maître, « Un vieux chêne s’abat », Le

Travailleur, 27 février 1947, p. 1.

21 Albert Krebs, « 250 ans! », Le Travailleur, 12 août 1948, p. 1.

22 XYZ, « Centenaire d’une grande communauté », Le Travailleur, 27 avril 1950, p. 1.

23 « Ils ont donné leur vie pour nous, descendants des Français habitant la Nouvelle-France, pour nous assurer le plus précieux de tous les biens : la foi catholique ». On organise pour l’occasion plusieurs cérémonies religieuses et différentes manifestations publiques pour « appor[ter] à ces héros les hommages collectifs de tout un peuple ». Cf. [s.a.], « Troisième centenaire des Martyrs canadiens », Le Travailleur, 10 février 1949, p. 1.

24 À l’occasion de son cinquantième anniversaire, la Société historique franco-américaine organise un congrès et un important banquet dont l’invité d’honneur est le Premier ministre du Canada Louis Saint- Laurent. L’abbé Lionel Groulx assiste également aux célébrations. Cf. R.D., « Le premier ministre du Canada sera à la Société historique franco-américaine », Le Travailleur, 10 novembre 1949, p. 1.

Unis et d’enraciner la communauté dans la longue durée face aux dangers qui la guettent25. Elles semblent également viser à donner aux Franco-Américains le sentiment

qu’ils sont redevables envers leurs ancêtres et qu’il leur incombe de préserver leur héritage. Une remarque de l’abbé Adrien Verrette s’en veut d’ailleurs un exemple probant : « Il nous faut un retour à la saine pratique de nos vertus ancestrales, au respect que nous devrions avoir pour tout ce qui touche à notre Foi, à la fierté que nous devrions entretenir envers tout ce que nos devanciers ont consenti pour nous procurer le confort et le progrès26 ». Même s’ils cherchent par ce rappel des origines et de l’héroïsme des

ancêtres à relancer la fierté de la population, un certain ton moralisateur transparaît à travers leur discours.

Les collaborateurs du Travailleur ne manquent pas non plus de souligner le rôle qu’ils attribuent à la Providence dans la survie et l’essor de la race canadienne-française en Nouvelle-Angleterre. Beaulieu cite notamment Philippe-Armand Lajoie, qui s’exprime en ce sens : « Je ne reconnaîtrai sûrement aucun mérite à ceux qui, quels que soient leurs mobiles, aident à affaiblir des œuvres que Dieu a manifestement bénies puisque, en dépit de la bêtise des uns et l'apathie des autres, ces œuvres ont si magnifiquement survécu27 ». D’autres collaborateurs, comme Hermance Morin,

perçoivent que la préservation de l’héritage français ne constitue pas un choix, mais bien

25 Cette réaction se veut un exemple probant de « l’obsession commémorative » et mémorielle qui caractérise les communautés minoritaires menacées de disparition, à laquelle fait allusion Pierre Nora dans « L’ère des commémorations », Les lieux de mémoire, Paris, Quarto Gallimard, vol. III, p. 4699-4706; cité dans Bernard Cottret et Lauric Henneton, « La commémoration, entre mémoire prescrite et mémoire proscrite », dans Bernard Cottret et Lauric Henneton, dir., Du bon usage des commémorations. Histoire,

mémoire et identité, XVIe-XXIe siècle, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, Coll. « Histoire »,

p. 14. Voir aussi à ce sujet l’ouvrage phare d’Eric Hobsbawm et Terence Ranger, The Invention of

Tradition, Cambridge, Cambridge University Press, 1983, 320 p.

26 Adrien Verrette, « L’avenir de l’élément franco-américain », Le Travailleur, 27 juin 1946, p. 4. 27 Cité dans Wilfrid Beaulieu, « Apologie pour les lâcheurs », Le Travailleur, 10 mars 1949, p. 3.

un devoir que les Franco-Américains ne peuvent ignorer sans porter atteinte à la Providence : « Nous n'avons pas à choisir; de par la volonté de Dieu, nous sommes de sang français, - il serait vilain de l'oublier, - nous possédons le beau verbe de France que le Ciel même a glorifié. Rester ce que nous sommes est un devoir, et des plus sacrés28 ».

Ce discours est fréquent dans les pages du Travailleur au cours des années analysées. Il le sera également, comme nous le verrons, dans le manifeste qui sera proclamé par le COFA au moment des importantes commémorations organisées dans le cadre du centenaire franco-américain.