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2.2. P ERCEPTION DES ENJEUX ET IDENTIFICATION DES CAUSES DU DÉCLIN DANS L E T RAVAILLEUR

2.2.2. Une élite inactive et indifférente

Aux traîtres à la cause que vilipendent les militants de la survivance s’ajoutent ceux qui, par leur silence et leur inaction, contribuent au déclin des communautés franco-américaines. Beaulieu et ses collaborateurs, sans compter leurs confrères de

L’Étoile et de L’Indépendant, ciblent fréquemment ces élites qui ne combattent plus ou

ces chefs qui n’ont plus le courage de porter le flambeau. Ces accusations concernent entre autres les responsables de quelques sociétés et journaux franco-américains, ainsi que les nombreux membres du bas clergé qui se montrent peu combatifs ou qui ne réagissent pas face aux manifestations du déclin :

L’indifférence est tellement grande chez de nombreux personnages - soi- disant piliers de l’élément franco-américain - qu’elle nous dégoûte. […] Il y a deux écoles franco-américaines : l’une qui croit à la survivance et est prête à faire des sacrifices pour l’assurer; l’autre qui y croit moins ou n’y croit pas du tout et adopte la politique du moindre effort. C’est la poignée des lutteurs contre l’armée des bras croisés62.

61 Wilfrid Beaulieu, « La trahison d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le Travailleur, 4 mars 1948, p. 1.

Au-delà de la démission qu’il leur reproche, Beaulieu critique à plusieurs reprises le mutisme, voire l’hypocrisie des différents journaux franco-américains que l’historiographie affilie au camp des « modérés », sans épargner l’Union Saint-Jean- Baptiste d’Amérique (USJBA) et son secrétaire général George Filteau. Il est d’ailleurs intéressant de constater l’évolution de la perception de Beaulieu envers ce qu’il présente lui-même comme la plus importante société nationale franco-américaine et comme « un objet de légitime fierté pour tout l’élément franco-américain63 ». Il en vante d’abord le

congrès et la convention tenus en 1946 dans des comptes rendus élogieux, ce qui de prime abord a de quoi surprendre considérant l’affiliation de l’USJBA auprès des anti- sentinellistes à la fin des années 1920. Puis, Beaulieu semble rapidement revenir à sa position d’antan et se sert de Filteau comme bouc émissaire, en lui reprochant notamment de tout faire pour ne pas brusquer l’autorité diocésaine irlando-américaine64,

mais aussi de rester muet face à la décision des Pères Maristes d’introduire l’anglais à la messe65. Exhortant l’USJBA à passer à l’action, Beaulieu critique les membres de son

bureau général « qui boivent à l’opportunisme et à l’à-plat-ventrisme du secrétaire général de l’Union66 ». Ces propos, comme bien d’autres, sont sévères et propres à

susciter la division : « Les mauvais coups, au flan comme dans le dos, sont toujours

63 Wilfrid Beaulieu, « L’Union Saint-Jean-Baptiste d’Amérique », Le Travailleur, 25 avril 1946, p. 1. Voir aussi : Wilfrid Beaulieu, « En marge d’une convention », Le Travailleur, 6 juin 1946, p. 1; Wilfrid Beaulieu, « Chronique franco-américaine. Poignée de faits… », Le Travailleur, 12 décembre 1946, p. 1. 64 Wilfrid Beaulieu, « J’ai choisi », Le Travailleur, 19 février 1948, p. 1.

65 Wilfrid Beaulieu, « La trahison d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le Travailleur, 4 mars 1948, p. 1.

66 Wilfrid Beaulieu, « La trahison d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le Travailleur, 18 mars 1948, p. 1. Beaulieu adressera un an plus tard une série d’attaques personnelles et de reproches à l’endroit de George Filteau dans un long article. Cf. Wilfrid Beaulieu, « Un p’tit esprit », Le Travailleur, 7 avril 1949, p. 1.

possibles, quand l’ennemi peut invariablement compter sur nos couillons et les termites qui nous rongent par en dedans67 ».

Beaulieu reproche aussi le mutisme et l’indifférence des journaux franco- américains qui, contrairement au réseau prônant la survivance intégrale, ne se mêlent pas – ou trop peu – au débat sur la survivance. Il reproche par exemple au Journal de Haverhill de « distiller à ses lecteurs ces niaiseries de faits divers, qui ne feront jamais l’éducation de nos gens, au lieu de leur donner des directives, de faire le chien de garde68 ». Cette critique montre bien la responsabilité qui incombe selon Beaulieu aux

chefs et aux élites intellectuelles franco-américaines pour garantir la survivance. Autrement, après avoir reproché au Courrier de Lawrence de ne pas appuyer L’Étoile dans sa campagne contre les Pères Maristes, il accuse La Liberté de Fitchburg et La

Justice de Holyoke de fraterniser « avec l’insignifiance et la fadaise ». Beaulieu s’en

prend plus particulièrement au rédacteur de La Justice, à qui il reproche de se contenter d’un éternel optimisme, « à la manière de l’autruche qui se fourre la tête dans le sable » et de s’opposer « aux journaux qui s’efforcent d’éclairer l’opinion franco-américaine et de l’alerter contre les graves dangers que l’anglicisation lui fait courir69 ».

Dans le même ordre d’idées, Beaulieu se demande pourquoi il y a tant de ce qu’il décrit comme des apologistes, « toujours prêts à expliquer, à atténuer et à justifier nos erreurs comme nos pertes, nos vices comme le lâchage d'un si grand nombre de Franco-

67 Wilfrid Beaulieu, « La trahison d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le Travailleur, 1 avril 1948, p. 1.

68 Ibid., p. 1. 69 Ibid., p. 1.

Américains70 ». Ciblant en parallèle les membres du clergé, il cherche aussi à savoir

pourquoi y a-t-il au contraire « si peu de chefs spiritueux désireux de corriger ou de travailler à endiguer dans le milieu où ils exercent leur influence le flot montant de l'anglicisation?71 ». Beaulieu explique en partie l’indifférence de certains ecclésiastiques

en soulignant qu’ils relèvent des évêques irlando-américains et que « l'hostilité sournoise de cette Autorité leur fait peur et leur fera toujours peur72 ». Le collaborateur

Désormeaux déplore à cet égard le manque de courage et le complexe d’infériorité des élites franco-américaines plus modérées face au haut clergé anglo-catholique :

L'autorité religieuse a droit à notre respect le plus absolu. […] Toutefois, je trouve souverainement déplorable la manie qu'ont certains de nos chefs de vouloir nous bâillonner chaque fois que l'occasion se présente de citer certains faits ou statistiques, quand bien même ces citations ne constitueraient pas précisément un éloge envers l'autorité. Je rêve donc du jour où, libérés enfin de la peur, nos chefs, tant laïques qu'ecclésiastiques, auront le courage de guider notre élément dans sa mission historique sans fléchir73.

En somme, les intellectuels de la survivance font grandement état de « ce sujet désagréable de la démission de nos élites, toutes nos élites, religieuses comme laïques, de même que […] cet esprit exécrable de l'à quoi bon, qui torpille les énergies et les volontés74 ». Le mutisme, l’indifférence et la tendance qu’ont certaines élites franco-

américaines à dédramatiser la situation ne contribuent évidemment pas à la lutte contre le déclin qu’observent les militants de la survivance.

70 Wilfrid Beaulieu, « Une apologie pour les lâcheurs », Le Travailleur, 10 mars 1949, p. 1. 71 Ibid., p. 1.

72 Wilfrid Beaulieu, « J’ai choisi », Le Travailleur, 19 février 1948, p. 1. 73 Desormeaux, « Entre nous… », Le Travailleur, 3 mars 1949, p. 1.

74 Wilfrid Beaulieu, « Comment on tue la fierté ethnique chez nos enfants », Le Travailleur, 20 mai 1948, p. 1.