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2.2. P ERCEPTION DES ENJEUX ET IDENTIFICATION DES CAUSES DU DÉCLIN DANS L E T RAVAILLEUR

2.2.4. Des foyers qui négligent de préserver l’âme française

Parmi les enjeux principaux de la survivance franco-américaine, les collaborateurs du Travailleur traitent fréquemment du rôle primordial de la famille et du foyer dans la préservation de l’héritage culturel franco-américain. Antoine Clément

86 Desormeaux, « Entre nous… », Le Travailleur, 25 novembre 1948, p. 1.

87 Auguste Viatte, « Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre V », Le Travailleur, 24 juillet 1947, p. 2.

estime que devant l’inefficacité de l’élite pour assurer la survivance, celle-ci devient en quelque sorte du ressort des parents. « C'est [dans les familles] que l'on trouve les vertus héroïques de la race, et non pas chez l'élite qui ne promet pas beaucoup ici pour la survivance franco-américaine88 ». Selon Clément, en plus de s’assurer de préserver

l’âme française de leur foyer, les chefs de famille « ont tout intérêt à mettre leur nez dans les affaires de nos églises et de nos écoles afin qu'elles conservent leur cachet franco-américain89 ».

Dans le même ordre d’idées, Beaulieu rappelle que la famille franco-américaine est non seulement « la cellule initiale » à la base de l’élément franco-américain, mais elle représente également le dernier rempart de la nationalité face aux mœurs américaines et aux influences extérieures :

C'est elle qui fournit l'écolier; et, si l'écolier n'a pas eu un bon commencement, sa vie tout entière est plus ou moins menacée de faillite. […] Pour l'immense majorité, le bagage acquis sur les bancs de l'école est définitif. […] La famille constitue donc le champ clos où se livre la bataille dont notre survivance est l'enjeu. Aux parents revient la terrible et noble responsabilité d'être les agents principaux de notre survie90.

Or, en dépit de toute l’importance que leur accordent les intellectuels du

Travailleur, ceux-ci rendent les chefs de famille responsables de bien des maux. On leur

reproche entre autres un manque de volonté et de fierté, une accusation qui touche en fait l’ensemble du groupe franco-américain. Beaulieu cite une lettre rédigée par un juge de Cambridge qui fut publiée et commentée par Philippe-Armand Lajoie dans l’Indépendant. Selon ce juge, l’attitude des Pères Maristes s’explique par le fait que la

88 Antoine Clément, « Noces d’or renseignantes », Le Travailleur, 4 novembre 1948, p. 1. 89 Ibid., p. 2.

90 Wilfrid Beaulieu, « La trahison d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le Travailleur, 1 avril 1948, p. 3.

génération montante ne maîtrise plus le français dans la banlieue de Boston. Or, selon lui, « la raison de cet état de fait crève les yeux : quand les parents de VEULENT PLUS ou ne PEUVENT PLUS parler le français, à quoi peut-on s'attendre des enfants en pareille matière?91 ». Lajoie poursuit en reprochant aux parents franco-américains

d’avoir failli à « insuffler la fierté des origines » à leurs descendants et d’avoir « fait de notre histoire un livre fermé92 ». D’après lui, il n’y a pas de « justification pour ceux, les

parents surtout, dont la courte vue et le manque de fierté ont non seulement privé leurs enfants de la possession d'un trésor culturel auquel ils avaient droit, mais ont aidé à entraver l'essor d'un petit peuple vaillant, pionnier du christianisme et de la civilisation sur le continent93 ». Dans la même veine, Antoine Clément blâme aussi les parents

franco-américains, « qui ont été heureux d'avoir hérité le bilinguisme de leurs pères et qui sont trop insouciants pour conserver et confier ce même trésor à leurs descendants94 ».

Beaulieu reproduit enfin un texte de l’abbé Adrien Verrette qui, outre le fait de déplorer que « nous n'enseignons pas assez à nos enfants la fierté de leurs origines95 »,

reproche aux parents de laisser trop de liberté à leurs enfants. Cette critique camoufle mal une certaine volonté d’isoler les jeunes de manière à éviter d’affaiblir la communauté par les influences « étrangères », voire par le mariage mixte :

On se plaint que notre jeunesse nous quitte. Que font les parents pour rendre la vie au foyer plus intéressante et agréable? Que font les mères pour rendre

91 Cité dans Wilfrid Beaulieu, « La trahison d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », 25 mars 1948, p. 2.

92 Ibid., p. 2.

93 Cité dans Wilfrid Beaulieu, « La trahison d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le

Travailleur, 25 mars 1948, p. 1.

94 Ibid., p. 1.

les amitiés et les fréquentations de leurs jeunes filles plus reposantes à la maison, plutôt que de leur permettre cette liberté qui occasionne tant de rencontres malheureuses pour l'Église et désastreuses pour notre survivance96.

Ces références au mariage mixte parsèment à l’occasion les pages du Travailleur. On le présente comme un fléau et un facteur de désagrégation, sans pour autant qu’on sente qu’une part de responsabilité incombe à qui que ce soit. Les collaborateurs du journal perçoivent le mariage mixte avec fatalisme et on déplore que la presque totalité de ceux qui en font le choix opte pour la langue anglaise au foyer. Ils sont ainsi simplement désignés comme des lâches ou des transfuges et on souhaite qu’ils « déguerpissent sans se faire prier et passent dans la paroisse anglophone voisine ». Ce dernier souhait est également partagé par Philippe-Armand Lajoie, qui déplore vigoureusement que « nos assimilés, au lieu de s’en aller chez ceux qu’ils ont opté de copier […] s’infiltrent dans nos organisations franco-américaines et cherchent à y donner le ton », croyant « y faire œuvre de déniaisement97 ».

Bref, on perçoit dans le Travailleur que la cellule familiale est en quelque sorte présentée comme un havre où doit être préservé l’esprit français et où l’on peut se protéger de l’ambiance anglicisante. Dans un extrait qui résume bien cette perception, Beaulieu estime que « tout le long des études et au sortir de l’école, le foyer reste le centre d'où rayonne la vie ou la mort et où l'on revient toujours98 ». Or, l’insouciance des

parents face à la transmission des traditions et de l’héritage franco-américain dans leur foyer est une aberration que déplorent avec vigueur le directeur et les collaborateurs du journal.

96 Ibid., p. 4.

97 Ph.-A. Lajoie, « Les doléances d’un confrère », Le Travailleur, 18 août 1949, p. 4.

98 Wilfrid Beaulieu, « La trahison d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le Travailleur, 1 avril 1948, p. 3.