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3.1. R ENVERSER LA TENDANCE : IDÉES AVANCÉES ET MESURES PROPOSÉES

3.1.1. Création du Comité d’orientation franco-américaine

En marge de rumeurs émanant du Québec selon lesquelles le Comité permanent de la survivance française en Amérique, mis sur pied peu après le Deuxième congrès de la langue française tenu en 19378, songe à organiser un troisième congrès pour 1947,

7 Wilfrid Beaulieu, « Au Connecticut », Le Travailleur, 7 mars 1946, p. 1.

8 Aux dires d’Yves Roby, le Deuxième congrès de la langue française en Amérique et les démarches entourant sa préparation en 1937 ont engendré, pour les Franco-Américains, une véritable « ressaisie de la race ». À cette occasion, l’Association Canado-Américaine et l’Union Saint-Jean-Baptiste d’Amérique enterrent la hache de guerre après des années de profondes dissensions, issues de la crise sentinelliste des années 1920. Les élites franco-américaines unifiées mobilisent plus de 4000 personnes pour assister et contribuer aux travaux à Québec. Les radicaux comme les modérés en seraient revenus « convaincus de l’urgence d’agir » pour préserver les caractéristiques culturelles de leur groupe en Nouvelle-Angleterre. Le déclenchement de la guerre et son déroulement interminable viendront cependant atténuer considérablement l’enthousiasme généré à l’occasion du congrès. Après le dénouement du conflit en 1945, les élites franco-américaines perçoivent que tout est à recommencer. Cf. Yves Roby, Les Franco-

Beaulieu se montre peu enthousiaste. Étant d’avis qu’un tel événement n’aurait que peu de résultats concrets en Nouvelle-Angleterre, Beaulieu mentionne en janvier 1946 que devant les maux qui affectent la Franco-Américanie, il faudrait tenir un grand congrès de la survivance franco-américaine, détaché des organismes siégeant au Québec, qui étudierait entre autres le problème de l’enseignement du français dans les écoles paroissiales tout en s’attardant aux problèmes des paroisses nationales, des sociétés, des journaux et de toutes les œuvres franco-américaines. Selon lui, l’intérêt derrière un tel congrès réside dans l’idée d’y « établ[ir] définitivement par qui et par quoi, et de quelle façon cette survivance française devrait se faire9 ». Beaulieu ajoute : « le temps est venu

de voir où nous allons, de dire et de démontrer surtout que nous la voulons tous cette survivance française et, comme conséquence, il ne faudrait pas avoir peur de recourir aux grands moyens10 ».

Si cet appel de Beaulieu n’engendre pas de suite immédiate, le désir de ce dernier s’avère partagé par d’autres. À l’occasion du cinquantenaire de l’ACA célébré en octobre 1946, les élites franco-américaines, avec le père Thomas-Marie Landry en tête, considèrent qu’il est nécessaire de faire un bilan, de dresser un portrait de la situation franco-américaine en ces lendemains de guerre et de formuler un « idéal historique concret » visant à donner une véritable orientation aux communautés franco- américaines. Dès lors, on propose la mise sur pied d’une commission d’études franco- américaines afin de réaliser ces derniers souhaits11. Le 23 octobre 1947, Beaulieu fait

paraître dans le Travailleur un communiqué proclamant la création du Comité

9 Wilfrid Beaulieu, « Poignée de faits », Le Travailleur, 3 janvier 1946, p. 1. 10 Ibid., p. 1.

d’orientation franco-américaine (COFA), fondé en juillet de la même année suite aux discussions d’octobre 1946. Trente Franco-Américains « bien connus, pour la plupart, de toute la Nouvelle-Angleterre12 », ont participé à sa création, parmi lesquels on retrouve

Wilfrid Beaulieu, Antoine Clément, Antoine Dumouchel, l’abbé Adrien Verrette, le père Thomas-M. Landry, ainsi que les secrétaires généraux respectifs de l’ACA et de l’USJBA, Adolphe Robert et George Filteau. Les constats menant à la nécessaire formation du Comité y sont clairement exprimés :

[…] devant tous les dangers qui menacent notre groupe, devant la déperdition marquée de nos forces ethniques, devant les doutes multiples et croissants répandus partout chez les nôtres sur les raisons d'être et la nécessité de notre survivance française aux États-Unis, devant l'apathie inévitable et la dispersion qui en résultent chez la plupart de nos congénères, il devient nécessaire, il devient urgent de procéder à la formation d'une commission d'études spécifiquement franco-américaine qui se charge de fixer, pendant qu'il en est encore temps, les grandes lignes de notre destin franco-américain et l'idéal commun qu'en toute sûreté doctrinale nous devons tous ensemble suivre et poursuivre. Par le fait même, […] il y aura moyen de réaliser enfin ce qu'on pourrait appeler "l'action franco-américaine concertée", si importante et si nécessaire à la survie des nôtres13.

La création et la présence du Comité viennent en quelque sorte combler trois manques importants identifiés comme des enjeux de la survivance. D’une part, il établit clairement qui sont les « chefs » ou les membres de l’état-major de la Franco- Américanie, soit ces trente figures regroupant journalistes, avocats, médecins, dirigeants de sociétés mutuelles et membres du clergé. D’autre part, le Comité se propose de guider le groupe franco-américain et de fixer l’idéal historique à poursuivre, qui orientera la destinée de la Franco-Américanie. L’absence de direction donnée au peuple représentait jusqu’alors l’un des facteurs expliquant le déclin des communautés aux yeux des

12 Thomas-M. Landry, « Communiqué officiel sur la fondation récente du Comité d’orientation franco- américaine », Le Travailleur, 23 octobre 1947, p. 1.

intellectuels du Travailleur. Enfin, le comité a l’ambition d’« unir tous les Franco- Américains dans la poursuite méthodique et cohérente de cet idéal de survivance14 ».

Réunissant les membres de l’élite affiliés tant aux modérés qu’aux radicaux, on cherche alors à effacer les divisions, qui sont source d’inaction et qui nuisent à la lutte pour la survivance.

Plusieurs intellectuels de la survivance ont déploré au fil des années la fâcheuse propension des élites franco-américaines à s’entredéchirer sur la place publique, une tendance qui persiste à intensité variable depuis la crise sentinelliste. Beaulieu cite à cet égard un passage tiré d’un article de Philippe-Armand Lajoie dans L’Indépendant, qui considère que cette division a contribué à fragiliser l’édifice franco-américain : « Si nous avions mis moins de temps et d'énergie à nous nuire les uns aux autres, nous aurions donné moins facilement prise aux mains tendues pour déchirer le manteau de notre survivance. Est-il trop tard pour en rassembler et recoudre les lambeaux?15 » À en croire

Antoine Clément, il n’est pas trop tard pour le faire, mais cela doit passer par une élite unie : « le peuple franco-américain est encore assez sain pour vouloir vivre de sa vie propre encore demain. Et à cet effet, il faut qu'il y ait compénétration entre toutes nos élites et collaboration intime à l'œuvre de la culture franco-américaine si nous voulons perpétuer notre survivance pendant de nouvelles générations16 ».

Il appert cependant que le vœu d’unité soulevé à la fondation du Comité d’orientation franco-américaine (COFA) s’est rapidement heurté aux relents des luttes

14 Ibid., p. 1.

15 Cité dans Wilfrid Beaulieu, « À propos de lâchage », Le Travailleur, 15 janvier 1948, p. 1.

16 Antoine Clément, « Quittons nos tours d’améthyste »; cité dans Wilfrid Beaulieu, « La trahison NATIONALE d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le Travailleur, 13 mai 1948, p. 1.

passées. Devant les hésitations et les dissensions internes du comité, Beaulieu s’en détache avec fracas dès février 1948, afin de retrouver toute sa liberté d’action. Loin de désavouer les travaux du comité, auquel il garantit d’appuyer toutes les initiatives, Beaulieu met en garde « ceux qui, constamment depuis sa fondation, redoublent d'efforts pour le torpiller avant même qu'il ait eu le temps de s'organiser sur des bases solides et de donner des résultats concrets17 ». Beaulieu cible notamment les ecclésiastiques qui

composent le tiers du comité ainsi que les dirigeants des sociétés mutuelles aux positions modérées telles que l’USJBA, qui s’évertuent selon lui à ne pas brusquer l’autorité irlando-catholique.

Ainsi, même si les appels à l’unité sont fréquents dans les pages du Travailleur et qu’ils apparaissent à l’occasion comme des mea culpa, les radicaux continuent de se braquer contre les modérés. L’unité qu’ils espèrent semble ne devoir se faire qu’autour de leurs idées et de leur propre conception de la survivance. Ces appels sont vains et la présence du COFA ne parviendra pas, comme nous le verrons, à rassembler les élites franco-américaines et la population derrière elle.

3.1.2. Une justification historique et providentielle de l’expérience franco-