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2.2. P ERCEPTION DES ENJEUX ET IDENTIFICATION DES CAUSES DU DÉCLIN DANS L E T RAVAILLEUR

2.2.1. La trahison des dirigeants des institutions franco-américaines

Résignés à attirer le plus grand nombre de gens possible ou à garder dans leur giron les Franco-Américains qui perdent peu à peu l’usage du français, les responsables des institutions franco-américaines sont nombreux à laisser de plus en plus de place à l’anglais. Vers la fin des années 1940, les clercs de certaines paroisses nationales prennent la décision d’offrir leurs messes les plus fréquentées en anglais, au détriment du français. Ils se justifient en avançant que leurs jeunes paroissiens comprennent de moins en moins le français. Devant une décision semblable de la communauté religieuse des Pères Maristes d’une paroisse de Cambridge, Beaulieu se lancera dans une longue

45 Thomas-M. Landry, « La jeunesse franco-américaine à la croisée des chemins », Le Travailleur, 1er juillet 1948, p. 3.

série d’éditoriaux incisifs, qui s’étendra du 19 février au 24 juin 1948. Antoine Clément, de L’Étoile de Lowell, et Philippe-Armand Lajoie, de L’Indépendant de Fall River, accompagnent entre autres Beaulieu dans sa campagne. Selon ce dernier, les Pères Maristes n’ont fait rien de moins que « d’asséner à leurs ouailles franco-américaines un coup de matraque qui est bien de nature à déchaîner dans tous les milieux franco- américains la plus belle querelle que nous n'ayons pas vue depuis l'affaire du Maine et le Mouvement sentinelliste du Rhode Island46 ». Si cette référence se veut exagérée, il

appert néanmoins, à lire les lettres et les articles de journaux reproduits par Beaulieu, que les vagues engendrées par la décision des maristes créent leur part de remous : « Nous avons chez nous des incendiaires, - par préméditation, négligence, ou intérêt, - des transfuges, des lâcheurs qui prêchent la trahison, la démission et l'abandon de notre langue47 ». Adolphe Robert, alors secrétaire général de l’Association Canado-

Américaine (ACA), déplore le fait que « les responsables de cette situation sont d'authentiques Franco-Américains, nés, élevés, éduqués dans nos milieux48 » et dont la

conduite, comme le souligne Beaulieu, « aurait plutôt du faire naître les plus belles espérances de survie française!49 ».

Alors que les Pères Maristes prétendent qu’ils agissent « pour le bien des âmes50 » et que leur décision vise à garder leurs ouailles dans le giron du catholicisme,

nombreux sont ceux qui les accusent de ne penser qu’à l’argent, au détriment de la

46 Wilfrid Beaulieu, « La trahison d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le Travailleur, 19 février 1948, p. 1.

47 Wilfrid Beaulieu, « Poignée de lettres… », Le Travailleur, 13 mai 1948, p. 1.

48 Adolphe Robert, « L’inviolabilité de la paroisse nationale »; cité dans Wilfrid Beaulieu, « La trahison NATIONALE d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le Travailleur, 10 juin 1948, p. 1. 49 Wilfrid Beaulieu, « La trahison d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le Travailleur, 19 février 1948, p. 3.

survie culturelle des Franco-Américains : « Au fond, qu'est-ce qui motive tout cela : toujours ce maudit argent, rien de plus! Au diable les beaux et bons principes, l'idéal, la fierté ethnique, les traditions et coutumes, même la vertu, pourvu qu'il y ait plus de gros sous corrupteurs de toutes les vertus51 ». Ces accusations se poursuivront bien après

l’épisode des maristes. Selon Beaulieu, pour qui la langue française est « l'élément propre, sinon unique, de notre survivance52 », les dirigeants franco-américains auraient

tout intérêt à laisser partir les Franco-Américains qui s’anglicisent plutôt que de laisser une plus grande part à l’anglais pour les garder dans le giron des paroisses nationales :

Si le français est devenu un obstacle trop difficile à surmonter, si ces transfuges ne tiennent plus à le parler et à le transmettre à leurs descendants, diable, qu'ils déguerpissent sans se faire prier et passent dans la paroisse anglophone voisine […]. S'il n'y avait pas tant de prêtres, aussi bien du clergé séculier que du clergé régulier, toujours empressés à cajoler nos transfuges et à se plier à leurs exigences d'anglicisés, - trop souvent, regrettablement, pour une raison de gros sous, - nous n'aurions pas actuellement à combattre et à déplorer cette infiltration de l'anglais dans nos églises, tendance qui s'accentue dans un trop grand nombre de paroisses nationales53.

Le même raisonnement s’applique également au sujet des réunions des grandes sociétés mutuelles franco-américaines et des cercles locaux54, où l’anglais en vient

graduellement à prendre le dessus. Antoine Clément, employant un ton plus nuancé que la plupart de ses confrères, réfute les arguments avancés par les sociétés nationales pour soutenir des groupements qui, à ses dires, « ne vivent du franco-américanisme que pour mieux le trahir55 ». Selon le journaliste, il est « peut-être vrai que les officiers généraux

n'ont pas été élus dans nos sociétés nationales pour garder le français dans les filiales de

51 Wilfrid Beaulieu, « La trahison d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le Travailleur, 26 février 1948, p. 1.

52 Wilfrid Beaulieu, « La trahison d’une communauté religieuse : les Pères Maristes », Le Travailleur, 1 avril 1948, p. 1.

53 Wilfrid Beaulieu, « Une apologie pour les lâcheurs », Le Travailleur, 10 mars 1949, p. 1.

54 « Aujourd’hui, la plupart de nos cercles n’ont de français que le nom ». Cf. Antoine Dumouchel, « Cercles français?... », Le Travailleur, 22 mai 1947, p. 1.

ces sociétés, mais bien pour enseigner les bienfaits de la mutualité à leurs membres. Mais nos pères ont-ils fondé nos sociétés nationales pour assurer notre survivance ou pour faciliter notre assimilation au grand tout américain?56 »

Enfin, cette trahison des dirigeants se manifesterait aussi dans les écoles paroissiales, où la part du français diminue sans cesse : « L'anglicisation inconsciente, bête et progressive de nos chers enfants s'infiltre et s'implante dans nos écoles et pensionnats à un degré de plus en plus inquiétant57 ». L’abbé Adrien Verrette, l’une des

plus importantes figures du clergé franco-américain58, dénonce entre autres l’attitude

d’enseignants et de directeurs d’école capitulards « qui, parce qu'ils enseignent des matières anglaises refusent de parler français à leurs élèves […]. Se peut-il une attitude plus étroite, stupide ou anti-pédagogique? Comment comprendre que des personnes avec des âmes vraiment franco-américaines et catholiques puissent avoir un tel réflexe59 ».

L’abbé déplore également que la langue des conversations entre maîtres et élèves ainsi que celle utilisée pour les prières et les relations intimes ne soit pas la langue française. Selon Verrette, le mal se trouve assurément dans la direction de certaines écoles, à qui il implore « de ne pas nous abandonner et de ne pas livrer à la dissolution des œuvres qui ont demandé tant de sacrifices60 ».

56 Ibid., p. 1.

57 Wilfrid Beaulieu, « Comment on tue la fierté ethnique chez nos enfants », Le Travailleur, 20 mai 1948, p. 1. La fermeture d’une école bilingue de Worcester soulèvera également l’ire de Beaulieu. Cf. Wilfrid Beaulieu, « Un coup de foudre! », Le Travailleur, 27 septembre 1951. Beaulieu reviendra sur l’événement à chaque semaine d’octobre 1951.

58 L’abbé Verrette est notamment impliqué au sein du Comité permanent de la Survivance française en Amérique, qui deviendra le Conseil de la vie française en Amérique en 1956. Il en sera d’ailleurs le président de 1949 à 1953. Il fait aussi œuvre d’historien en compilant les annales de la communauté francophone de la Nouvelle-Angleterre dans Vie franco-américaine, une publication annuelle.

59 Adrien Verrette, « L’avenir de l’élément franco-américain », Le Travailleur, 27 juin 1946, p. 1. 60 Ibid., p. 4.

Ainsi, les intellectuels de la survivance franco-américaine interprètent les cas précédemment mentionnés non pas comme une adaptation inévitable à l’anglicisation de la population, mais bien comme une trahison et une bête démission des élites. Les dirigeants franco-américains qui procèdent à l’anglicisation des institutions à leur charge sont considérés comme de véritables traîtres à la communauté franco-américaine. Beaulieu et ses collaborateurs consacrent ainsi toutes leurs énergies à dénoncer leur démission et à déplorer cette anglicisation causée « par la bêtise des nôtres61 ».