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4.1. L ES F RANCO A MÉRICAINS FACE À UNE SOCIÉTÉ QUÉBÉCOISE EN MUTATION

4.1.2. Rapport à la France et au Québec après 1945 dans Le Travailleur

Comme c’est le cas pour l’ensemble de la presse franco-américaine, la Deuxième Guerre mondiale accapare beaucoup d’attention dans les pages du Travailleur, au point où le contenu franco-américain du journal est lui-même mis de côté. Beaulieu attire de ce fait plusieurs collaborateurs ayant un regard porté sur la France et l’Europe, de sorte qu’à la fin du conflit, le contenu du Travailleur reste orienté en ce sens. L’admiration qu’éprouvent les intellectuels de la survivance envers la France est clairement perceptible dans les pages du journal. D’ailleurs, la baisse du prestige de la France après la Deuxième Guerre mondiale semble rendre perplexes certains collaborateurs. C’est notamment le cas d’Henri Weitzman, qui est outré du fait que le français puisse être repoussé comme langue diplomatique, aux dépens de l’anglais, de l’espagnol et du russe, à la Conférence de San Francisco22.

En fait, jusqu’en 1960, les sujets liés à l’Europe, couverts par de nombreux collaborateurs, occupent largement plus d’espace dans les pages du Travailleur que les thématiques québécoises. René de Messières, Daniel-Rops, Roger Picard, Rémy Roure, Raymond Jégaden, Richard Bak ainsi que le Belge Charles Becquet ont leur colonne régulière dans les pages du Travailleur pour plusieurs années et orientent le contenu du journal vers les retombées de la guerre, la montée du communisme et la crainte atomique, ou encore vers les grandes figures de l’histoire et de la vie religieuse en France. Le journal semble d’ailleurs obtenir plus d’écho de lecteurs provenant de France

que du Québec, voir même que de la Nouvelle-Angleterre23. En marge de l’annonce de

la « mention d’honneur » que reçoit Le Travailleur de la part de l’Association de la presse de langue française de Paris, plusieurs Français écrivent au journal pour lui faire part de leur admiration face à la « résistance » franco-américaine. L’un d’entre eux, à la lecture du numéro du centenaire, s’étonne de découvrir aux États-Unis une « France [qui] semble plus vivante que la nôtre!24 ». D’ailleurs, Le Travailleur sera décoré à

plusieurs reprises par la France pour avoir contribué au rayonnement de la culture française25, alors qu’aucune décoration ne proviendra du Québec au cours de ces années.

Même si Beaulieu paraît s’enorgueillir de son lectorat européen, il publie divers appels, provenant des deux côtés de la frontière canado-américaine, en faveur d’une relation plus serrée entre le Québec et la Nouvelle-Angleterre. Le collaborateur Désormeaux se réjouit par exemple des rapprochements qu’ont occasionnés les célébrations du centenaire entre Franco-Américains et Canadiens26. Beaulieu reproduit

également un article d’Omer Héroux publié dans Le Devoir, qui espère :

le début de relations plus intimes […] et plus nombreuses, entre Franco- Américains et Canadiens français. Nous y gagnerons tous. Nous ne connaissons pas suffisamment les grandes choses que vous avez faites depuis soixante-quinze ans. Peut-être ne savez-vous pas tout ce qui s'est fait au Canada depuis que vos pères ont quitté notre sol. Peut-être ignorons-nous

23 À cet égard, Beaulieu affirme avec amertume qu’il reçoit des « témoignages d’admiration de presque partout, sauf peut-être de son propre milieu ». Cf. WB, « Poignée de lettres…», Le Travailleur, 1er septembre 1949, p. 1.

24 WB, « Poignée de lettres… "Notre France plus vivante que la leur"??? », Le Travailleur, 1er septembre 1949, p. 1.

25 Il reçoit notamment la médaille d’argent de l’Alliance française en 1937, la médaille d’or Richelieu décernée par l’Académie française en 1939, la médaille de la reconnaissance française de l’Académie française en 1947 et le Prix Audiffred que décerne l'Académie des Sciences morales et politiques de l'Institut de France en 1947. Cf. Yvonne Le Maître, « Aux quatre vents », Le Travailleur, 28 août 1947, p. 1. Il recevra plus tard l’Ordre national du Mérite, en 1973.

trop, les uns et les autres, le mutuel appui que nous pourrions nous apporter dans la lutte pour la conservation de notre héritage français27.

Ces vœux de rapprochements ne semblent cependant pas avoir de suite, comme si, au bout du compte, les Franco-Américains n’y tenaient pas vraiment28. Autrement, les

chroniques littéraires d’Yvonne Le Maître29, du Québécois Harry Bernard, qui écrit sous

le pseudonyme « L’Illettré », et plus tard d’Antoine Goulet couvrent la vie culturelle canadienne-française et présentent les plus importants ouvrages publiés au Québec. Beaulieu publie également de longues études de Séraphin Marion concernant différents aspects de la vie intellectuelle au Canada français30 et reproduit des textes divers sur

l’histoire religieuse au Canada ou sur l’état du français au Canada31. Cela dit, le Québec

ne fait l’objet que de rares mentions dans les chroniques et articles à teneur éditoriale du

Travailleur et l’actualité canadienne n’occupe que très peu d’espace dans les pages du

journal au cours des années 1940 et 1950. Quelques événements font exception, comme les élections canadiennes ou encore les célébrations acadiennes à l’occasion du

27 Omer Héroux, « Les groupes minoritaires », Le Travailleur, 17 octobre 1946, p. 4.

28 Gustave Lamarche émettra plusieurs années plus tard un commentaire fort pertinent au sujet de l’attitude affichée par les élites franco-américaines à l’égard du Canada français à l’occasion de leur passage à Québec lors du Troisième congrès de la langue française, en 1952 : « Il m'arrivait de leur demander au départ: "Est-ce qu'en vous enveloppant dans les plis du drapeau américain, vous ne vous sentiriez pas un brin plus grands que nous, drapés, nous, dans une étoffe que l'univers entier ignore?" ». Cf. Gustave Lamarche, « Lettre aux Franco-Américains », Le Travailleur, 25 juillet 1968, p. 1.

29 Le Maître commente d’ailleurs avec son humour habituel le succès de l’auteure de Bonheur d’occasion : « Toute argumentation entre monsieur et madame au Canada français se termine aujourd'hui par le nom de Gabrielle Roy. Vous devinez qui s'en sert. Monsieur contemple mélancoliquement la pointe de ses bottines et se tait. Sexe inférieur? Ha! Ha! Ha! ». Cf. Yvonne Le Maître, « Par toute la Terre », Le

Travailleur, 12 février 1948, p. 1.

30 Séraphin Marion apparaît dans Le Travailleur en septembre 1947 avec la publication en série de son étude sur La querelle des humanistes canadiens au XIXe siècle. Beaulieu reproduit au fil des ans de

nombreuses études publiées dans les Cahiers des Dix par ce Franco-Ontarien membre de la Société Royale du Canada et professeur à l’Université d’Ottawa, qui restera présent dans les pages du Travailleur jusqu’aux années 1970.

31 Richard Morfit déplore le lamentable état du français parlé au Canada dans des articles publiés les 8 janvier, 25 mars et 27 mai 1948, ce qui lui vaut un débat avec Arthur Saint-Pierre dans Le Canada de Montréal. Cf. Richard Morfit, « À propos du Parler français au Canada », Le Travailleur, 7 et 14 octobre 1948. Voir aussi Jacques DuMaine, « Progrès de refrancisation accompli dans le Québec », Le

bicentenaire du déportement de 175532. Hormis ces rares cas, en proportion des autres

sujets qui occupent les pages du Travailleur, le Québec est clairement négligé.

Un article d’Auguste Viatte traitant de l’affiliation identitaire des Franco- Américains explique en partie cet état de fait : « Que devient, en tout cela, le Canada? Entre les devoirs patriotiques d'un Américain et un esprit français dont le foyer reste avant tout la France, il risque d'être sacrifié. […] Comment en irait-il autrement, une fois disparus les liens de la parenté directe?33 ». Selon Viatte, les Franco-Américains se

définissent désormais comme « des Américains de langue et de mentalité françaises » et n’auraient plus d’affiliation identitaire avec le Canada. En soi, ce passage montre que l’attitude du Travailleur avant 1960 correspond essentiellement à ce que dépeint l’historiographie à propos de l’attitude générale de l’élite franco-américaine à l’égard du Canada français.