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Notre démonstration se basera principalement sur une analyse qualitative du contenu des pages du Travailleur. Nous nous sommes restreints d’une part à n’analyser que les éditoriaux, les chroniques et les commentaires sur l’actualité qu’il contient. D’autre part, les nombreux débats qui ont impliqué le journal ou ses contributeurs, particulièrement fertiles en confrontations d’idées, ont aussi retenu notre attention. La sélection des numéros dépouillés varie en fonction de la période étudiée. En ce qui concerne les années 1945 à 1959, nous nous sommes laissé guider par l’historiographie et par les quelques études ayant porté sur la presse franco-américaine de ces années pour repérer dans nos sources les épisodes les plus signifiants. Nous avons ainsi dirigé notre attention vers quelque 300 numéros, dont une plus forte concentration provient des années 1947 à 1949 et de 1952 à 1955. Pour les années allant de 1960 à la disparition du journal en 1978, nous avons concentré notre attention vers les premières parutions de chaque mois, portant le total de journaux dépouillés à environ 220 pour cette période.

Devant l’étendue du corpus et afin d’éviter les dangers d’une étude empirique, une méthodologie basée sur une catégorisation rigoureuse nous est parue incontournable. Les textes au cœur de notre démonstration ont ainsi été sélectionnés et classés dans une grille d’analyse en fonction des thèmes et des contenus suivants : la survivance (langue française et bilinguisme, religion catholique, traditions), l'éducation (foyer, école, jeunesse), la vie franco-américaine (institutions, organismes, commémorations, événements culturels), les réactions face au déclin (fermeture ou anglicisation des institutions, déclin de la presse francophone), le Québec (actualité, langue française, indépendantisme) et la renaissance culturelle (revendications, nouveaux organismes,

nouvelles initiatives, lois en faveur des minorités). De tous les numéros sélectionnés, nous n’avons cependant survolé que les premières pages, où débutent généralement entre quatre et sept articles qui se terminent aux pages suivantes, pour repérer les articles qui s’inscrivent de manière satisfaisante dans les thématiques recherchées. Au final, près de 350 articles auront été sélectionnés et indexés pour notre étude.

Au-delà de ces catégories d’analyse, l’examen des silences du Travailleur par rapport à certains événements importants de l’histoire franco-américaine et québécoise s’est avéré, dans certains cas, tout aussi intéressant et révélateur que l'étude des opinions ouvertement émises. Certaines sources d’appoint ont également été mises à profit pour compléter ou confronter les écrits des intellectuels du Travailleur. Nous avons entre autres effectué un rapide survol des correspondances de Wilfrid Beaulieu, dont les archives ont été déposées à la Boston Public Library en 1982, peu après son décès. Bien que dépouillées très arbitrairement devant les contraintes de temps qui nous étaient imposées, ces correspondances permettent de saisir les dessous de bien des événements, tout en mettant en lumière plusieurs non-dits révélateurs dans les pages du journal. Nous avons finalement mobilisé les ouvrages d’histoire orale publiés au sujet des Franco- Américains, dont les nombreuses entrevues retranscrites représentent des sources de premier plan pour saisir les perceptions du déclin par la population elle-même.

À la suite des divers éléments relatés dans le présent chapitre, on comprend plus clairement le rôle primordial accompli par la presse franco-américaine et les intellectuels qui en sont à la barre dans le destin de la Franco-Américanie. Principal représentant du camp faisant la promotion d’une survivance intégrale de la culture d’origine canadienne-

française en terre américaine, Le Travailleur représente la source idéale pour analyser la réaction de l’élite intellectuelle franco-américaine face à la lente agonie du fait français en Nouvelle-Angleterre. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, les quelques années ayant suivi la Deuxième Guerre mondiale auront été riches en épisodes permettant de cerner sa perception de la situation et les causes auxquelles il l’attribue.

PERCEPTION DU DÉCLIN ET DE SES CAUSES (1945-1949)

Un peu partout, chez nos compatriotes, on est en train de saper notre vitalité française à sa base, on passe à l'ennemi avec armes et bagages, on nous trahit de toutes parts, et le temps est venu plus que jamais d'exposer les traîtres, de dénoncer les capitulations et de fouetter les énergies somnolentes de tous ceux-là qui ont encore du cœur au ventre et qui veulent tenir1! Wilfrid Beaulieu

La fin de la Deuxième Guerre mondiale marque définitivement un tournant quant au déclin du fait français en Nouvelle-Angleterre. Certes, la marche vers l’acculturation des Franco-Américains est fortement appréhendée dès la crise économique des années 1930; les mesures protectionnistes américaines qu’engendre la crise entraînent la fermeture de la frontière canado-américaine et, par conséquent, l’arrivée jusque-là massive de nouveaux migrants canadiens-français dans les Petits Canadas cesse. Or, bien que les effets à long terme de cette mesure s’avèrent considérables, ils n’expliquent pas à eux seuls le déclin de la Franco-Américanie. À cet égard, l’objet du présent chapitre sera de confronter les causes identifiées par les intellectuels de la survivance franco-américaine pour expliquer ce déclin aux réalités socio-économiques vécues par la communauté franco-américaine, comme par le reste de la population américaine, au cours des années d’après-guerre.

Nous veillerons dans un premier temps à dresser un portrait, guidé par l’historiographie, de la situation des communautés franco-américaines après 1945, alors

qu’elles sont affectées par certains phénomènes propres au contexte américain d’après- guerre. Dans un deuxième temps, nous chercherons à décrire comment les intellectuels du Travailleur articulent leurs discours devant leurs propres constats des signes du déclin et de l’assimilation grandissante de leur communauté, entre 1945 et 1950. À quelles causes attribuent-ils ce déclin? Qui en sont selon eux les responsables? Enfin, nous procéderons à l’analyse des causes identifiées afin, d’une part, de les confronter au portrait socio-économique de l’après-guerre et, d’autre part, d’y observer la présence ou l’absence des menaces au fait français auparavant soulevées dans la longue histoire de la presse franco-américaine en Nouvelle-Angleterre.