• Aucun résultat trouvé

2.1. L ES F RANCO A MÉRICAINS APRÈS 1945 : U N PORTRAIT

2.1.2. La guerre et ses conséquences directes

Dès l’entrée en guerre des États-Unis11, les Franco-Américains sont nombreux à

s’enrôler dans l’armée américaine et à quitter pour le front. Selon l’historiographie, ils auraient été environ 100 000, un nombre incluant plus de la moitié de la population franco-américaine âgée de 18 à 34 ans12. Yves Roby soutient que nombre de ces

combattants ont réalisé sur le front que la méconnaissance de l’anglais était un handicap et ont souffert du traitement de deuxième ordre qu’ils y ont subi, un sort qu’ils voudront

8 Yves Frenette, Francophonies d’Amérique. Les francophones de la Nouvelle-Angleterre, op.cit., p. 48. 9 Armand Chartier, Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre, 1775-1990, Sillery, Septentrion, 1991, p. 171.

10 Ibid., p. 171-172.

11 Les chercheurs ayant analysé l’impact socio-économique de la Deuxième Guerre mondiale aux États- Unis sont nombreux. Articulant son analyse autour de la période 1929-1945, David M. Kennedy montre bien comment la Grande dépression des années 1930 a notamment représenté un atout majeur pour la mobilisation au déclenchement de la guerre. Cf. David M. Kennedy, Freedom From Fear: The American

People in Depression and War. 1929-1945, New York, Oxford University Press, 1999, 936 p.

éviter à leurs enfants en veillant à ce qu’ils parlent un anglais impeccable13. De plus, à

leur retour, de nombreux enrôlés profitent des programmes offerts aux vétérans de la guerre, qui leur permettent par exemple de faire des études gratuitement ou encore de devenir propriétaires en profitant de prêts sans intérêts14. Ces jeunes vétérans rejoignent

ainsi les rangs de la classe moyenne et la plupart d’entre eux ne retourneront pas dans les Petits Canadas, « qui offrent bien peu d’attraits pour les jeunes Franco-Américains démobilisés15 ». Ceux qui y reviendront, comme l’avancent Yves Frenette et Yves Roby,

seront quant à eux porteurs de valeurs américaines et de changements sociaux16.

Outre l’enrôlement des Franco-Américains, la revigoration de l’économie engendrée par le conflit bouleverse le monde ouvrier. Comme leurs compatriotes, des milliers de jeunes Franco-Américains au statut économique précaire ont profité de la guerre pour déménager ailleurs aux États-Unis afin de travailler dans les industries de guerre. Les usines textiles ayant survécu à la crise économique, autour desquelles ont été construits presque tous les Petits Canadas, ont aussi été mises à contribution pour l’effort de guerre, permettant ainsi à nombre d’ouvriers franco-américains de refaire leurs économies après des années difficiles17. Autrement, en plus des hommes qui quittent

13 Ibid., p. 384-386.

14 Yves Frenette, Francophonies d’Amérique. Les francophones de la Nouvelle-Angleterre, op.cit., p. 52. 15 Yves Roby, Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre. Rêves et Réalités, op.cit., p. 384. 16 Yves Frenette, Francophonies d’Amérique. Les francophones de la Nouvelle-Angleterre, op.cit., p. 52. 17 Cela dit, peu après la guerre, la plupart de ces usines ont fermé leurs portes, ne pouvant plus faire face à la compétition des manufactures du sud des États-Unis. Bien qu’aucune statistique ne semble disponible pour illustrer le cas franco-américain dans son ensemble, ces fermetures ont entraîné bien des bouleversements, notamment dans les communautés de Holyoke et de Lowell. Cf. William F. Hartford,

Working People of Holyoke. Class and Ethnicity in a Massachusetts Mill Town, 1850-1960, New

Brunswick, Rutgers University Press, 1990, 294 p.; Mary H. Blewett, The Last Generation : Work and

Life in the Textile Mills of Lowell, Massachusetts, 1910-1960, Amherst, University of Massachusetts

Press, 1990, 330 p. D’innombrables études ont été consacrées plus largement à l’industrie textile de la Nouvelle-Angleterre et à sa chute dans les suites de la Deuxième Guerre mondiale. Voir entre autres les travaux de David Koistinen, « The Causes of Desindustrialization : The Migration of the Cotton Textile Industry from New England to the South », Enterprise and Society, vol. 3, no. 3, septembre 2002, p. 482-

leur paroisse ou leur région natale pour travailler dans les usines de guerre, les femmes et les jeunes contribuent aussi en grand nombre à l’effort de guerre18. À cet égard, le

prêtre Adrien Verrette déplore en 1943 les impacts de la guerre sur le noyau familial franco-américain et en craint les conséquences : « Nos familles ont été désorganisées par les conditions extraordinaires d’emploi […], des milliers des nôtres ont été arrachés de leur vie coutumière et éloignés des protections naturelles où ils avaient grandi. En conséquence, des centaines de nos foyers seront mal organisés ou assortis au lendemain de la guerre, des milliers des nôtres vont nous échapper19 ». Bien qu’il soit difficile de

démontrer cette assertion, cette crainte semble vraisemblablement s’être matérialisée.

Dans un autre ordre d’idées, les communautés franco-américaines se sont aussi fait un devoir de soutenir au maximum l’effort de guerre de façon à prouver leur patriotisme. De nombreuses campagnes de souscription, collectes de fonds et autres initiatives sont lancées par la presse et les grandes mutuelles franco-américaines. Plusieurs obtiennent d’ailleurs des résultats qui dépassent toute espérance20. Cette

implication et ce soutien des Franco-Américains à la défense des valeurs américaines dans le cadre de la guerre les ont en quelque sorte confortés dans leur « américanité » et les ont grandement rapprochés de leurs compatriotes américains21. Du moins, on peut

520; David Koistinen, Confronting Decline: The Political Economy of Deindustrialization in Twentieth-

Century New England, Gainesville, University Press of Florida, 2013, 331 p.

18 Yves Roby, Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre. Rêves et Réalités, op.cit., p. 368. 19 Adrien Verrette, La Vie franco-américaine, Manchester, Imprimerie Ballard Frères, 1943, p. 590-591; cité dans Yves Roby, Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre. Rêves et réalités, op.cit., p. 373. 20 À titre d’exemple, en 1943, une importante campagne de souscription franco-américaine visant à amasser 6 000 000 $ pour l’achat de trois fréteurs militaires permet d’amasser une somme de plus de 12 700 000 $. Cf. Yves Roby, Les Franco-Américains de la Nouvelle-Angleterre. Rêves et Réalités,

op.cit., p. 377.

21 D’ailleurs, les Franco-Américains qui se signalent d’une façon ou d’une autre lors du conflit sont nombreux. On retient entre autres les noms de Jean Garand, du Massachussetts, créateur du Garand Rifle, un fusil semi-automatique qui deviendra l’arme de prédilection des soldats américains, ainsi que de René

avancer que les Franco-Américains sont à ce moment plus américains qu’ils ne l’ont jamais été et qu’ils se distancient plus que jamais de leurs racines canadiennes- françaises. Même la Saint-Jean-Baptiste, auparavant célébrée comme fête nationale en Nouvelle-Angleterre, n’est présentée que comme une « fête patronale » en temps de guerre22. Cette distanciation par rapport au Canada français, alimentée par la sympathie

qu’éprouvent les intellectuels du Travailleur23 envers la France occupée et la résistance

gaulliste, nous semble très perceptible dans le journal au cours des années 1940 et 1950. Nous y reviendrons plus loin dans ce mémoire.

2.1.3. L’Amérique de l’après-guerre : ruée vers la banlieue et rêve américain