• Aucun résultat trouvé

Chapitre 5. Intégration au milieu

5.3 Une interconnaissance qui empiète sur la vie privée

L’analyse théorique de Georg Simmel (2013) présente la ville moderne comme le lieu de la « libération » des individualités et de la préservation et le développement de « l’anonymat ». La grande métropole protège la « vie privée » du regard des autres. En son sein, le travail, la consommation et les loisirs représentent des sphères distinctes de sociabilité dans lesquelles des individus différents sont rencontrés. C’est tout le contraire de la « petite ville » ou de la campagne, des milieux où les cadres de la vie collective sont apparents et « empiètent » sur l’individualité. Les mêmes individus peuvent être rencontrés au travail, à l’épicerie, à la pêche, au restaurant, à la clinique de santé, bref, la proximité sociale crée des rapports sociaux continus qui traversent les sphères d’activités qui sont séparées entre les lieux et des cercles différents dans les grandes villes. Pour plusieurs migrants métropolitains, comme chez certains migrants de retour, il existe une impression d’empiètement de la collectivité sur la vie privée. Cette représentation doit être comprise comme étant le fruit d’une socialisation urbaine qui a permis l’indépendance et l’anonymat, et qui est maintenant confrontée à une nouvelle forme de sociabilité. Par contre, malgré le manque d’anonymat, l’omniprésence de la collectivité peut aussi être appréciée pour la solidarité sociale qui en résulte. En fait, l’impression d’un milieu intégré est appréciée par contraste à l’impersonnalité des échanges dans la grande ville. Un tel milieu permet « d’être quelqu’un », c’est-à-dire d’être connu et reconnu par la collectivité. Mais cette reconnaissance vient avec certains sacrifices d’anciens acquis métropolitains.

Dans les groupes de discussion, l’anonymat a très souvent été souligné par les participants comme un lieu commun par excellence de l’expérience migratoire. En tant que migrant métropolitain, Paul (HMM2) a tout de suite constaté que les actes individuels posés dans le milieu avaient un écho dans la collectivité. Il explique : « Et je pense qu’en arrivant de la grande ville t’es habitué à l’anonymat

aussi. Peu importe ce que tu fais le samedi soir, tu n’en entendras pas parler dans la semaine. Ce n’est pas ça ici ». Le contraste est évident, Paul (HMM2) laisse sous-entendre qu’il faut faire attention

à son comportement pour ne pas être pénalisé socialement, ce qui est moins le cas en milieu métropolitain. Dans le même ordre d’idée, le témoignage de Rosie (FMM23) illustre l’antinomie du rapport entre « l’individualité » et la « société » dans la Baie-des-Chaleurs :

Mais je trouve qu’en Gaspésie, c’est beaucoup plus collectif qu’individuel… peut-être aussi parce que tout le monde se connaît, le monde se regarde dans la rue. Même si tu n’as pas envie qu’on te regarde, on te regarde pareille. Tu ne peux pas être anonyme. Autant que ça a ses avantages et ses désavantages. Autant on peut se sentir seul et désœuvré, mais moi, sur le plan social, je ne me suis jamais sentie aussi bien entourée qu’en Gaspésie. — Rosie (FMM23)

Ainsi, la plus grande solidarité sociale — qui contraste avec l’expérience métropolitaine — est appréciée par Rosie (FMM23), car c’est une richesse qui peut compenser certaines faiblesses liées à l’économie, aux distances ou à la dévitalisation du milieu. Par contre, le manque d’anonymat qui accompagne cette solidarité est parfois jugé contraignant. La sociabilité est à la fois appréciée dans une forme de rejet du métropolitain, tout en étant vue comme un empiètement sur la vie privée. Lucy, originaire d’un milieu métropolitain, exprime aussi les avantages et les désavantages d’une sociabilité et d’une solidarité qui réduisent l’anonymat :

[Il y a] le truc de l’anonymat qui est vraiment différent. Comme je parlais tantôt, autant je pouvais faire ce que je voulais à Montréal, par ce que je me perdais dans la masse, autant ici je ne peux pas faire de niaiseries. Parce que… les policiers me connaissent par mon nom, ils savent je suis qui. En même temps, c’est vraiment beau qu’on se connaisse tout le monde. Autant ça me fait triper, autant ça me dérange. Je passais des entrevues pour une job cet été et puis quelqu’un me demande : « ouais, t’a pas pris tel job, pourquoi ? », parce que tout le monde le sait. Je trouve ça quand même vraiment le fun et ce que je trouve quand même différent avec Montréal aussi, je ne sais pas si c’est tant une question de territoire ou une question d’occupation qui a changé, mais ici j’ai l’impression de faire des choses qui sont concrètes. Je vois le fruit de mes actions. —Lucy (AMM20)

Lucy (AMM20) ne peut pas reproduire l’intégralité de ses façons de faire métropolitaines dans la région, par contre, comme les cadres sociaux de la vie collective sont apparents, les actions posées dans le milieu le sont aussi. Cela a comme résultat le sentiment de « faire la différence », de poser des actions dont les « fruits » apparaissent dans la collectivité, ce qui n’est pas nécessairement le cas dans les métropoles où l’action reste anonyme. Le fait d’intégrer un « petit milieu » rend « public » l’individu autrefois « anonyme », il est possible de devenir quelqu’un grâce à l’écho des actions posées. Cette idée suggère que la migration des jeunes participe à la transformation sociale des MRC d’Avignon et de Bonaventure à partir des actions posées par ces derniers. Les propos du sociologue George-Herber Mead portent un éclairage sur le lien entre l’intégration d’individus dans de petites communautés et la transformation de cette même communauté :

Il y a toujours une relation réciproque entre l’individu et sa communauté. D’ordinaire, nous ne nous en rendons compte que dans les groupes sociaux relativement restreints. Car l’individu ne peut entrer dans de petits groupes sans en modifier, en quelque mesure, le caractère de l’organisation. Les autres sont contraints de s’ajuster à lui autant qu’il s’ajuste à eux. Il est possible que l’individu soit modelé par les forces qui l’entourent, mais la société se modifie aussi dans ce processus et devient quelque peu différente. Ce changement peut être désirable ou non, mais il se produit inévitablement. (Mead, 2006, p.261)

Le migrant est « contraint de s’ajuster » à la sociabilité du milieu s’il veut s’intégrer, mais cette intégration lui permet de transformer le nouveau groupe social. C’est là que réside la « relation réciproqueentre l’individu et sa communauté » dont Mead fait mention.

La représentation d’un milieu où le collectif empiète sur la vie individuelle est aussi partagée par plusieurs migrants de retour, ce qui est à la fois surprenant et révélateur de la formation d’une « mentalité » liée à l’expérience de vie urbaine. Passer par la ville et revenir dans son milieu d’origine amène une nouvelle perception à l’égard de la collectivité d’origine, car l’expérience urbaine a permis au jeune de « libérer » son individualité et de vivre dans l’anonymat. Le retour dans un milieu qu’il croit connaître amène une nouvelle interprétation des relations sociales qui y existent. Karl (HMR22), qui a séjourné quelques années à Québec et qui est de retour dans la MRC d’Avignon, explique ce qu’il apprécie et ce qui l’importune dans un milieu fortement intégré :

Chez nous […] quand tu croises quelqu’un… c’est un couteau à double tranchant. Si un jour tu ne lui fais pas salut, il va dire, « à ben là, il m’en veut » et là ça part des petites histoires de clocher. Donc, je pense qu’il y a un lien qui est plus fort par rapport que c’est plus petit, fait que tu te connais. D’un autre côté, ben ta vie privée, tu en as moins

parce que là… ton char n’est pas là depuis trois jours, le monde va dire : « ouais [il] est parti sur la rumba ». Ça se part facilement les histoires, mais je pense que t’es plus proche aussi facilement. — Karl (HMR22)

Serge (HMR10) ajoute que l’absence d’anonymat est l’une des raisons qui l’avaient poussée à quitter la région :

Par rapport aux grosses craintes de revenir par ici, dans le fond, moi j’ai quitté parce qu’il fallait que j’aille à l’université, mais de toute façon j’aurais quitté parce que la réalité c’est que tout le monde se connaît et t’es tanné de cette réalité-là. « Ah t’es le fils de quelle personne ? » Moi, mes parents ont une ferme, donc j’étais dans le cliché du fils du fermier, j’étais tanné de tout ça, tout le monde se connaît, je voulais l’anonymat. Je pense qu’en ville tu l’as […] — Serge (HMR10)

Les propos de Karl (HMR22) et de Serge (HMR10), qui sont tous deux originaires du milieu, correspondent à ceux des migrants métropolitains. Tout ce passe comme si le parcours migratoire avait accentué chez ces jeunes la conscience du caractère intégré du milieu qu’ils ont quitté et réintégré. Ils partagent la représentation d’un empiètement de la vie collective sur la vie privée, tout en reconnaissant qu’il existe une plus grande solidarité sociale qu’en milieu métropolitain.

Le souci de l’anonymat montre que pour intégrer la collectivité, le migrant doit accepter de restreindre le caractère privé de sa personne. En échange, il peut accéder à une solidarité sociale plus forte qu’en milieu métropolitain, et poser des gestes et actions qui ont des effets concrets dans la collectivité. Cependant, il s’agit des « représentations » de l’intégration et il n’est donc pas certain que ces jeunes ont réellement accepté de sacrifier leur anonymat pour s’intégrer. Il se peut fort bien qu’en intégrant un groupe de nouveaux arrivants déjà établis et avec lesquels ils partagent certaines sensibilités, les migrants réussissent à préserver certains aspects privés de leur vie des assauts de la curiosité collective. Néanmoins, l’empiètement ou l’intrusion de l’anonymat témoigne du caractère « rural », « régional » ou non métropolitain de la sociabilité dans la Baie-des-Chaleurs. Mais d’autre part, la possibilité d’intégrer un groupe de nouveaux arrivants qui développent une autre forme de rapports sociaux que les « Gaspésiens de souches » montre que cette « ruralité » se transforme. L’intégration à la collectivité dévoile ce qui change dans le rapport aux autres et contribue à un début de redéfinition de ce qu’est la ruralité contemporaine pour une région comme la Gaspésie–Îles-de- la-Madeleine et plus particulièrement pour la Baie-des-Chaleurs.

Outline

Documents relatifs