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Chapitre 5. Intégration au milieu

5.4 Le syndrome d’Ulysse

La migration de retour représente une étape importante dans le parcours des jeunes originaires d’Avignon et de Bonaventure. Après une absence de plusieurs années pendant laquelle ils ont souvent cumulé des expériences académiques ou professionnelles métropolitaines et internationales, réintégrer leur milieu d’origine met les migrants en présence d’un espace qui apparaît transformé. Comme Ulysse qui ne reconnait plus Ithaque après une absence de dix ans, les migrants de retour ne reconnaissance pas clairement le milieu qu’ils ont laissé. La « connaissance intime » (Schutz, 2003) qu’ils croyaient avoir du « modèle culturel » de la communauté ne semble plus aller de soi. Pour reprendre les mots de Schutz, « c’est parce qu’il croit avoir les clefs d’interprétation de son groupe social de départ que celui qui rentre au pays va subir un “choc” » (Schutz, 2003, p.47). Sans affirmer que ces jeunes se sentent complètement aliénés au milieu, leurs représentations témoignent d’un certain étonnement lié au processus de réintégration. C’est surtout la sociabilité qui ne leur semble plus la même.

De retour dans la MRC d’Avignon, Karl (HMR22) a été confronté à une nouvelle réalité. Les liens sociaux qu’il avait avant le départ ne peuvent être rétablis aussi facilement qu’il le croyait : « Moi, ce

que je pense qui m’a frappé, c’est que j’avais quitté pendant quatre ans, et je suis revenu, et c’est le changement de réseau. Je suis revenu et mon réseau de contacts était parti. Tous mes chums m’avaient quitté, je suis revenu et je me suis retrouvé sans repères. Ce que j’avais quitté, c’était plus la même chose. Je suis revenu et je me suis senti tout seul face à ça ». La façon dont Karl (HMR22)

se représente son retour témoigne d’une certaine forme d’anomie sociale, « sans repère » et « seul », le « choc » du retour est ici manifeste. Comme l’explique Schutz (2003), lorsqu’il réintègre le « groupe primaire », le migrant s’attend à une répétition des expériences passées et à un rétablissement des anciennes intimités, mais cela est impossible. Non seulement les anciens amis ont peut-être quitté la région, mais comme l’explique Suzanne (FMR11), « […] la vie a changé quand

t’es plus adulte, tu ne fais pas les mêmes activités, tu ne croises pas nécessairement ce monde-là […] ». Schutz donne encore une fois une intelligibilité à ce phénomène : « [Du] simple fait que nous

vieillissons, que de nouvelles expériences surgissent continuellement à l’intérieur de notre courant de conscience […] les expériences passées reçoivent en permanence de nouvelles interprétations » (Schutz, 2003). Les souvenirs du milieu sont pour ainsi dire truqués par les nouvelles expériences de vie.

L’intégration peut aussi reposer sur une appréhension contraire, soit de ne pas vouloir retrouver les anciens cercles sociaux qui ont souvent été l’une des causes du départ. L’étonnement réside alors dans la représentation d’un milieu qui aurait bel et bien changé du point de vue de la composition sociale et qui offre une alternative à l’ancien réseau d’interconnaissance. Suzanne (FMR11) explique comment elle a été soulagée de ne pas retomber dans les mêmes modèles de relations sociales :

Mais ce que je trouve, depuis que je suis revenue… parce que mon inquiétude c’était un peu que j’étais encore à l’idée de quand j’avais 17 ans et je croyais que ça allait encore être le même monde. J’avais peur du côté social. Tu te rends compte en fait qu’il y a plein de monde intéressant. Déjà, il y a plein de monde que je ne connais pas. Il y a la perception de ce que c’est, et tu arrives, et ce n’est pas du tout ça. — Suzanne (FMR11)

La « perception » qu’elle avait du milieu avant son retour ne correspond pas à ce qu’elle y a véritablement retrouvé. Il est possible que les champs d’intérêt qu’elle a développés lors de son séjour « au loin » l’amènent maintenant à se lier à des individus qui partagent ses sensibilités et expériences. L’expérience et la représentation de Serge (HMR10) sont très similaires à celles de Suzanne (FMR11). Il évoque les mêmes appréhensions quant au retour :

La crainte en revenant, c’était ça, de revoir des gens que je ne voulais pas revoir, des gens du secondaire. Mais c’est plus comme avant, ça a changé. Les petites cliques du secondaire, il y avait les populaires et moi j’étais en bas de la pyramide. J’étais tanné et je voulais partir et c’était ça ma crainte en revenant. D’un côté, je me dis que ces gens-là vont dans des bars où je ne vais pas, ils ont gardé leur petite clique, moi j’ai évolué. — Serge (HMR10)

Il ajoute un peu plus loin : « Mais, depuis que je suis revenu, je trouve qu’il y a tellement de nouveaux

visages ». Ces migrants de retour partagent une représentation selon laquelle la composition sociale

du milieu a changé, ce qui offre une alternative au caractère contraignant des anciens réseaux de relations sociales fortement intégrées. Alors qu’ils ont développé de nouvelles sensibilités et valeurs dans leur séjour au loin, la Baie-des-Chaleurs semble leur offrir la possibilité de trouver de la similitude dans un univers qui tend à se « dualiser ». En d’autres mots, il leur est possible de trouver — en milieu rural — quelque chose comme un réseau d’interconnaissance qui repose sur un modèle culturel urbain. Ainsi, il est probable qu’ils fréquentent d’autres nouveaux arrivants — comme mentionné précédemment pour les migrants métropolitains — ce qui permet de ne pas retomber dans les mêmes modèles sociaux qui précédaient le départ. En fait, ils ont un pied dans chaque

« monde ». Enfin, le commentaire de Rodrigue (HMR8) résume bien l’idée d’une socialisation métropolitaine qui change le rapport au milieu quitté :

Moi, au contraire, je m’attendais à revenir et tout de suite reconnecter avec le monde qui était là avant, et au contraire, j’ai trouvé que j’ai changé quand j’étais à Québec et que j’ai maturé. Quand je suis revenu, il y a des gens avec qui j’avais de super bons contacts et avec qui ça ne connectait plus, ce n’était plus pareil. J’étais content de revenir, ma famille est ici et j’ai plein d’amis qui sont encore là. Mais, il y a des gens avec qui j’avais des attentes, je disais : « ah, je reviens, ça va être le fun, on va faire des trucs ensemble », puis finalement ça n’adonne pas. — Rodrigue (HMR8)

Si Rodrigue (HMR8) avoue qu’il ne connecte plus avec ses anciennes connaissances à la suite de sa « maturation », c’est probablement qu’il ne partage plus exactement les mêmes champs d’intérêt que ces dernières. Comme chez les autres migrants de retour, il y a un décalage entre ce qu’il s’attend à retrouver dans le milieu et ce qu’il retrouve réellement. Le souvenir des anciennes relations sociales ne trouve plus écho dans ce que le migrant de retour espère concrètement du rapport aux autres. Plusieurs années d’études et de socialisation dans le milieu universitaire contribuent certainement à l’impression de décalage que Rodrigue (HMR8) exprime concernant ses anciennes connaissances.

Pour conclure, contrairement aux migrants métropolitains, les migrants de retour s’attendent à une ré-intégration au milieu qui est ancrée dans la « mémoire » des expériences passées, que ces expériences soient positives ou négatives. Dans tous les cas, ces derniers subissent un « choc » dans l’expérience du retour, car malgré le statut de « membre interne du groupe social » (Schutz, 2003, p.26), ils ne reconnaissent et ne retrouvent pas nécessairement les relations d’interconnaissance attendues. De surcroit, ils considèrent que la composition sociale du milieu a changé et qu’il leur est maintenant possible de développer un nouveau réseau de connaissances qui correspond davantage à leurs valeurs et à leurs sensibilités qui, elles-mêmes, sont le produit d’une expérience de vie métropolitaine. En ce sens, les migrants de retour occupent une place privilégiée pour témoigner des transformations sociales du milieu ou pour reprendre l’expression bien connue dans le titre de la traduction de l’ouvrage du sociologue Everett Hughes (2014), pour constater la « rencontre de deux mondes ».

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