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Chapitre 1. Développement régional : l’« anomalie » gaspésienne

1.6 Le tourisme comme agent « d’urbanité » et de « centralité » dans la Baie-des-Chaleurs

sociales d’une région comme la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine. Un article de Mathis Stock et Léopold Lucas publié en 2012 dans la revue Espaces et société sous le titre La double révolution

urbaine du tourisme, présente une analyse du tourisme comme « vecteur de l’affirmation de

l’urbanité contemporaine » (Stock et Lucas, 2012). Leur réflexion s’inspire notamment des travaux d’Henry Lefebvre sur la « production des espaces urbains », expliquée ici à travers la « touristification » (Stock et Lucas, 2012, p.15-16). L’article de Stock et Lucas permet de concevoir un lien entre le tourisme dans la Baie-des-Chaleurs et les nouvelles tendances « métropolitaines » (Morin, 2013) qui se manifestent par de nouvelles « centralités » sur le territoire.

Dans les sociétés occidentales contemporaines, la « ville n’exprime plus à elle seule le phénomène urbain » et il est possible d’observer « l’apparition de lieux urbains autres que les villes » (Stock et Lucas, 2012, p.17). Cela se matérialise par la transformation d’espaces autrefois « ruraux » et maintenant investis par un flux touristique qui mène notamment à la formation de « stations touristiques », lieux qui génèrent une nouvelle « urbanité ». Les auteurs soulignent quatre attributs qui permettent de juger de la dimension urbaine d’un lieu : la densité, la diversité, la centralité et l’apparition d’espaces publics. Ces quatre attributs sont dynamiques et fluctuent, c’est-à-dire que le « degré d’urbanité » d’un milieu est influencé par les pratiques spatiales des touristes. Par exemple, des lieux touristiques comme Carleton-sur-Mer, Percé ou Gaspé en Gaspésie connaissent un achalandage plus important en période estivale. Le degré d’urbanité y serait alors plus important à ce moment de l’année. Durant cette période, on y retrouve une « densité » plus grande de population et une plus grande « diversité sociale » par l’affluence du tourisme national ou international. Ces lieux touristiques forment aussi une certaine « centralité » grâce à leur dynamisme social et économique, mais aussi par l’importance de leurs infrastructures et des services touristiques offerts (campings, boutiques, promenades, musées, etc.). Ces mêmes infrastructures permettent la création « d’espaces publics » dans lesquels les touristes peuvent aller à la « rencontre » du milieu.

En l'occurrence, plusieurs villages touristiques gaspésiens semblent posséder les « attributs » de l’urbanité, surtout en saison estivale. Plus précisément, ces villages sont investis par des façons de penser, sentir et agir liées à la culture urbaine. Stock et Lucas expliquent : « Les pratiques touristiques — définies comme modes d’habiter spécifiques fondés sur une présence temporaire — […] contribuent à définir la qualité d’un lieu comme urbain par le rajout d’éléments des modes de vie, vestimentaires, instruments embarqués, façons de se mouvoir, etc. » (Stock et Lucas, 2012, p.19).

L’urbanisation procède ainsi par l’apport de nouveaux « modes de vie » dont les touristes sont les médiateurs. Mais cette « urbanité » prend aussi une forme physique, par une « urbanisation géographique ». Le phénomène d’accroissement de la population dans Avignon et Bonaventure entre 2008 et 2012 et la formation d’une « aire démographique » particulière a été mentionné précédemment. Ce phénomène peut très bien apparaître comme étant lié au dynamisme qu’apporte le tourisme dans ce milieu. En effet, « l’ambiance urbaine » qui découle de l’activité touristique dans la Baie-des-Chaleurs peut apparaître comme un facteur d’attractivité pour des individus ou des familles qui désirent s’installer près des services et profiter d’un mode de vie plus « urbain ». Ainsi, les deux auteurs considèrent que l’une des modalités du processus d’urbanisation est la « transformation d’un espace rural en espace urbain » (Stock et Lucas, 2012, p.24), ce qui pourrait bien s’appliquer au cas de la Baie-des-Chaleurs. Il y aurait un « transfert » d’urbanité des métropoles vers les lieux touristiques, ce qui aurait pour effet de « créer […] une valeur sociale et économique nouvelle des lieux en insérant ceux-ci dans le système urbain, en lien avec le système économique à caractère capitaliste » (Stock et Lucas, 2012, p.24).

Cependant, les auteurs soulignent que l’apport économique issu de la manne touristique peut aussi contribuer à une gentrification ou un « embourgeoisement » du milieu. En effet, le « capital touristique » est souvent « converti en valeur économique, notamment sur le marché de l’immobilier » (Stock et Lucas, 2012, p.26). Cela peut mener à une augmentation de la valeur immobilière et des taxes municipales, phénomène nuisible à l’établissement résidentiel des populations les plus pauvres. Si la région gaspésienne connaît une affluence touristique importante, il ne faut pas oublier qu’elle était en 2014 la deuxième région connaissant le plus faible revenu par habitant au Québec (23 324 $), juste devant le Bas-Saint-Laurent (23 317 $) (ISQ, 2016). La

capacité de garantir une qualité de vie aux populations locales peut ainsi devenir enjeu de conflits et tension entre les différents acteurs du développement dans la région.

Enfin, les statistiques concernant le tourisme sont difficiles à obtenir par le manque d’études empiriques du phénomène. Les touristes qui visitent la Baie-des-Chaleurs à court ou moyen terme apparaissent ainsi comme une population « fantôme » dont les effets — autre que simplement économiques — ne sont pas, ou peu, considérés dans les études sur le développement du milieu. Pour juger de l’importance du tourisme dans la région, il est nécessaire d’utiliser des indicateurs alternatifs comme ce que les médias rapportent des affluences touristiques. Les titres d’articles journalistiques pour les périodes estivales de 2016 et 2017 témoignent du dynamisme touristique de la région : « Tourisme : 2017, l’année des records », « Record d’achalandage et rentabilité pour le

FestiPlage de Cap-d’Espoir », « 25 000 spectateurs ont célébré l’été et la musique au Bout du monde à Gaspé », « Le spectacle nocturne Nova Lumina à Chandler accueille en moyenne 445 personnes par soir », « 4000 personnes ont visité en juillet la nouvelle exposition multimédia Tektonik au Géoparc de Percé et plus de 7500 jusqu’à maintenant » (Radio-Canada, 2017). Si le tourisme

semble capital dans le développement économique de la région, il doit être analysé comme un facteur de transformations et de mutations sociales du milieu qui lui confère des « attributs » urbains (densité, diversité, centralité et espaces publics). Ces mêmes attributs pourraient jouer un rôle dans l’attractivité dont semblent jouir Avignon et Bonaventure auprès des migrants depuis plusieurs années.

Conclusion

Si la Gaspésie–Îles-de-la-Madeleine peut apparaître dans l’inertie des représentations savantes comme une région en « désertification » ou en « dévitalisation », il y existe aussi des dynamiques internes de développement en rupture avec une vision pessimiste de l’avenir régional. Les MRC d’Avignon et de Bonaventure forment une zone particulière qui connaît des dynamiques économiques et démographiques « anormales » en regard de ce que « devrait » être une région « rurale » de la « périphérie » conforme aux conceptions des sciences régionales. Quelques années de croissance démographique, des soldes migratoiresinterrégionaux positifs chez les 24-35 ans, la concentration de la population dans une « centralité » de municipalités adjacentes, le recul du secteur primaire dans l’emploi, la croissance des secteurs secondaire et tertiaire, et l’affluence grandissante des touristes entrainant une nouvelle urbanisation, sont des phénomènes qui témoignent d’une certaine « transition » (Morin, 2013). Transition « métropolitaine » marquée par une « urbanité » grandissante (Morin, 2013) ou ruralité en transformation qui sauvegarde son « identité » (Jean, 1997) ? Les prochains chapitres contribueront à donner une réponse à cette question.

Aussi, la migration vers la Baie-des-Chaleurs participe à redessiner le dynamisme démographique du milieu. Il ne faut pas sous-estimer l’influence des nouveaux-arrivants sur les transformations économiques et sociales du milieu, mais aussi sur la structuration du territoire. Les « lieux » investis par les nouveaux arrivants peuvent connaître — comme souligné au chapitre suivant — une transformation de leur morphologie sociale. La migration de jeunes devient un objet d’étude légitime et intéressant en tant qu’elle participe au développement et aux transformations régionales. Le chapitre suivant situe le phénomène migratoire et en particulier la migration des jeunes dans son rapport avec les représentations du territoire.

Chapitre 2. La construction du rapport au territoire chez les jeunes

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