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CHAPITRE V Ŕ CONSCIENCE ET PRATIQUE PATRIMONIALE CHEZ LES SŒURS

5.1. De la mémoire au patrimoine : l’émergence d’une conscience patrimoniale chez les

5.1.3. Une histoire, celle de l’abbé Henri-Raymond Casgrain

Alors que les premières initiatives de conservation de la mémoire ou d’administration du patrimoine germent dans l’esprit de la communauté dès 1872, l’idée d’utiliser l’histoire à des fins commémoratives et éducatives n’apparaît qu’au tournant du XXe siècle. Pour souligner son 50e anniversaire de fondation, la congrégation, à l’initiative de Mère Marie-du-Carmel, commande à l’abbé Henri-Raymond Casgrain sa première histoire.

Homme d’Église et de lettres, Henri-Raymond Casgrain (1831-1904) a produit une trentaine d’ouvrages littéraires et historiques, qui, en dépit d’un manque d’objectivité et de certaines digressions, ont influencé nombre d’auteurs canadiens. Ordonné prêtre en 1856, nommé comme vicaire à Beauport en 1859, puis à Québec l’année suivante, l’abbé Casgrain s’adonne à la littérature dès 1860. Il publie des légendes, des essais, un recueil de poésie, des ouvrages historiques et plusieurs biographies de ses contemporains, dont François-Xavier Garneau (1866), Jules-Isaïe Benoît, dit Livernois (1866) et Philippe- Joseph Aubert de Gaspé (1871). Membre fondateur des revues Les Soirées canadiennes (1861-1865) et Le Foyer canadien (1863-1866), il corrige les épreuves des Anciens

Canadiens de Philippe-Joseph Aubert de Gaspé vers 1863 et édite les Œuvres complètes

d’Octave Crémazie en 1882. Il abandonne définitivement le ministère pour des raisons de santé en 1872. Henri-Raymond Casgrain est également professeur d’histoire de la littérature, puis d’histoire, de 1887 à 1904 à l’Université Laval. Avec ses ouvrages

186 Code de droit canonique, promulgué sous l’autorité du pape Jean-Paul II à Rome, le 20 janvier 1983,

Rome, Libreria Editrice Vaticana, 1983, [En ligne],

littéraires ou historiques, les sources primaires qu’il fait copier et son enseignement, Henri- Raymond Casgrain joue un rôle important dans la diffusion de l’histoire du Canada187.

L’homme d’Église et de lettres connaît bien les Sœurs du Bon-Pasteur de Québec puisqu’il loge pendant près de 26 ans à l’aumônerie de la Maison-mère, de 1878 jusqu’à son décès, en 1904. Son séjour n’est interrompu que par ses fréquents voyages. Il remplace, à l’occasion, l’aumônier en titre et fait bénéficier la communauté de ses relations en Europe188. Profitant de bons rapports avec lui, la congrégation le sollicite au regard de son influence et de sa renommée. Malgré quelques faiblesses dans ses interprétations et ses analyses, l’abbé Casgrain jouit d’une certaine notoriété et est considéré comme un personnage important de l’histoire littéraire canadienne dans la seconde moitié du XIXe siècle.

Soucieuse de rappeler les origines et de souligner le 50e anniversaire de fondation de l’institut en 1900, Mère Marie-du-Carmel, supérieure générale entre 1895 et 1901, demande à l’abbé Casgrain d’entreprendre l’histoire du Bon-Pasteur. Après quelques invitations, ce dernier accepte en 1896 de produire, parallèlement à sa charge de professeur, un ouvrage à caractère historique pour la congrégation :

Il y a longtemps que nous faisions des instances auprès de M. l’abbé C. [Henri-Raymond Casgrain] pour qu’il écrivît notre « Histoire ». Il alléguait toujours que ses autres travaux littéraires ne lui en laissaient pas le loisir. Enfin, au 2 février dernier, l’inspiration de publier ce livre lui venait subitement au pied de l’autel où il était en adoration devant le Saint Sacrement exposé. Le jour même, il se mettait à l’œuvre, et voilà qu’en six mois, il a composé ces pages qui ajoutent, en quelque sorte, à sa gloire d’écrivain par le zèle éclairé et le désintéressement qui y président189.

187 Jean-Paul Hudon, « Casgrain, Henri-Raymond », dans Dictionnaire biographique du Canada, Vol. 13,

Université Laval/University of Toronto, 2003Ŕ , [En ligne],

<http://www.biographi.ca/fr/bio/casgrain_henri_raymond_13F.html>, (page consultée le 29 octobre 2013).

188 Anita Charpentier, L’Asile du Bon-Pasteur de Québec, d’après les Annales de cet institut, 1850-1896.

Supplément, 1996, Sainte-Foy (Québec), Sœurs du Bon-Pasteur de Québec, 1996, p. 381-392.

L’annaliste précise que l’ouvrage est publié en août de la même année : « [l]’impression de l’Histoire de notre maison est confiée aux ateliers de rédaction de l’Événement. Nous en recevons les premières pages190 ».

L’Asile du Bon-Pasteur de Québec191 constitue un témoignage de première main des origines de l’institut. Reconstituée grâce aux Annales, aux souvenirs « les plus authentiques192 » des religieuses et à l’expérience de l’auteur, l’histoire du Bon-Pasteur est enrichie d’informations de nature sensible. Sa lecture offre, selon Henri-Raymond Casgrain, un double avantage : celui de « retremper les membres de l’Institut dans l’esprit de leur vocation » et d’ « édifier les âmes pieuses193 ». L’ouvrage, articulé autour de 12 chapitres, s’inspire principalement de la fondatrice, qui occupe une place importante dans la construction du récit. Le premier chapitre, qui lui est entièrement consacré, dresse un portrait plutôt biographique de Marie Fitzbach, de sa naissance à son admission à l’Hospice de la Charité. L’apport de bienfaiteurs comme George Manly Muir, le père Louis Saché et Monseigneur Charles-Féliz Cazeau dans l’établissement de l’institut est également mis en valeur. L’auteur rappelle le contexte de fondation de l’Asile, des premières classes et de l’incorporation religieuse de la communauté. Le développement des œuvres et les fondations de missions, malgré la consolidation récente du Bon-Pasteur, est également abordé.

L’ouvrage reçoit un bon accueil dans la communauté et dans le milieu catholique de la ville. Une nouvelle publiée dans la Semaine religieuse de Québec en 1899 en énonce par exemple les mérites :

« [c]ette Histoire du Bon-Pasteur de Québec par un auteur si accrédité, ne saurait manquer d’intérêt et figurerait avantageusement dans toutes les bibliothèques paroissiales. La lecture de ce livre plein d’actualité ne pourrait qu’édifier aussi bon nombre de familles pieuses et peut-être même éclairer quelques jeunes filles dans l’étude de leur vocation religieuse. Monseigneur l’Archevêque vient de recommander à ses prêtres en retraite de se procurer

190 ABPQ, Annales de la Maison-mère, Tome 8 (1895-1898), 24 août 1896, p. 142.

191 Henri-Raymond Casgrain, L’Asile du Bon-Pasteur de Québec, d’après les Annales de cet institut, Québec,

Imprimerie L.-J. Demers et Frères, 1896.

192 Ibid., p. 14. 193 Ibid., p. 15.

cet ouvrage pour eux-mêmes, pour leurs bibliothèques paroissiales et pour les prix ou récompenses qu’ils donnent parfois dans leurs écoles194. »

L’annaliste, à la lecture du manuscrit note « combien les pages sont belles et touchantes, et comme, dès son début, ce livre nous fait aimer et comprendre notre sublime vocation195 ».

La menace de la perte des souvenirs des origines, avec le vieillissement et l’éventuelle disparition de Marie Fitzbach et des premières religieuses, motivent la mise en récit. L’histoire rappelle la fondation puis, en enracinant l’œuvre du Bon-Pasteur dans la durée, la légitime et l’édifie. Puisque le discours encourage la conception d’un héritage ancré dans le temps en référant aux origines de l’œuvre, à sa pérennité, l’histoire du Bon- Pasteur révèle une conscience patrimoniale de plus en plus affirmée. Elle stimule l’écriture d’un héritage constitué par la communauté elle-même. Si le récit n’est pas l’œuvre des religieuses, il est celui d’un personnage attaché au groupe, autour duquel il gravite. En retraçant et en conservant l’histoire de l’institut, Henri-Raymond Casgrain propose une vision de l’institution et de ses valeurs reposant sur sa propre expérience.