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CHAPITRE I : BILAN DE LA LITTÉRATURE ET PROBLÉMATIQUE

B. Une flexibilité au service des contraintes marchandes

Ce nouveau modèle d’organisation flexible repose essentiellement sur des exigences marchandes, c’est-à-dire sur la nécessité de satisfaire au plus près la demande, que ce soit de manière hebdomadaire ou même quotidienne. Les exigences ou selon l’appellation de Valeyre (2001), les contraintes marchandes sont associées :

« à l’intensité de la concurrence, à l’incertitude et à l’instabilité de la demande et à l’étendue des exigences des clients en termes de variété, de qualité, de réactivité, de vitesse de renouvellement des produits et de services associés à l’acquisition et à l’usage des produits» (Valeyre, 2001 :133).

Ainsi, les contraintes marchandes sont liées au phénomène de la mondialisation qui avait notamment comme effet d’engendrer une accélération des temps au sein des organisations. Par le fait même, nous pouvons concevoir que les contraintes marchandes auxquelles sont confrontées les organisations sont en hausse quantitativement et qualitativement.

Concrètement, les organisations soumises aux impératifs du marché auront avantage à mettre en œuvre des pratiques organisationnelles flexibles comme le «juste-à-temps» ou «flux- tendus» pour répondre adéquatement à la demande changeante. Conséquemment, la flexibilité du temps de travail et la réactivité à court terme aux exigences du marché deviennent des éléments déterminants de la compétitivité des entreprises. Traditionnellement associées à la gestion des «stocks» des organisations, ces pratiques se sont progressivement étendues au niveau de la gestion des ressources humaines; le zéro stock se déplace vers un zéro stock de main-d’œuvre. Ainsi, «le travail à flux tendu s’ajoute à la production à flux tendu» (Vendramin, Valenduc, 2005 :20). Cela se traduit notamment par une planification des horaires de travail au plus juste via l’utilisation des temps partiels, des emplois occasionnels, des contrats courts et

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de la sous-traitance qui permettent d’assurer aux entreprises un ajustement serré de leurs besoins en personnel par rapport aux fluctuations de la demande. De surcroît, grâce aux technologies qui permettent une mesure précise des besoins quantitatifs en main-d’œuvre (Vendramin, 2006), les temps de travail se densifient, car toutes les tâches sont comblées avec un minimum d’effectifs, voire avec un sous-effectif permanent. Advenant une augmentation de la demande, des employés supplémentaires seront convoqués par l’organisation pour satisfaire cette fluctuation en temps et lieu. Le temps de travail devient ainsi une variable d’ajustement privilégiée pour répondre sans délai aux variations de la demande. En d’autres termes, dans une certaine mesure, les organisations allégées soumises aux contraintes marchandes imposent à leurs employés des rythmes de travail en fonction des variations de la demande.

Concernant la question relative à la détermination des horaires de travail, Vendramin et Valenduc (2005) remarquent à partir de l’enquête française Institut Chronopost/Ipsos que certains salariés peuvent participer à la détermination de leur horaire de travail, mais que cette liberté ne conduit pas forcément à de meilleures conditions. En fait, «près de 35% des salariés français peuvent intervenir, soit dans la cadre d’horaires «à la carte», soit en choisissant entre plusieurs options possibles ou encore en déterminant librement leur horaires. Pour les autres, le temps de travail est fixé unilatéralement par l’employeur» (Vendramin, Valenduc, 2005 : 9). À première vue, nous pourrions croire que les salariés bénéficiant d’une latitude quant à la détermination de leur horaire sont avantagés. Or, il semble que c’est aussi ces derniers «qui ont les horaires les plus irréguliers et imprévisibles et qu’ils sont les plus nombreux à faire plus de 40 heures semaine. Ils sont également plus nombreux à travailler occasionnellement la nuit, le samedi (principalement) et le dimanche» (Vendramin, Valenduc, 2005 : 10). À la lumière de ces conclusions, il semble donc qu’il n’y ait pas de lien entre la liberté de choisir son horaire de travail et l’établissement d’un horaire typique. En fait, si le salarié possède une certaine liberté dans l’attribution de son horaire de travail, il demeure que celui-ci est fait en fonction des contraintes marchandes et non pour satisfaire les besoins personnels des employés (Zeytinoglu et al., 2009).

En somme, la flexibilité du temps de travail constitue désormais un levier majeur des nouveaux modes de gestion en raison du contexte actuel, notamment la soumission de l’organisation au

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temps du marché, façonnant un sentiment d’urgence dans les organisations. L’organisation allégée représente alors le modèle d’organisation typique pour répondre à l’accélération des contraintes marchandes grâce à sa capacité de s’adapter rapidement aux changements de son environnement. En effet, la demande étant irrégulière, instable et discontinue, l’utilisation de pratiques telles que le juste-à-temps comme processus de rationalisation du travail devient déterminante. Or, l’utilisation de ces pratiques de flexibilité externe n’est pas sans conséquence sur les travailleurs. Au contraire, la flexibilité des horaires découlant de ces pratiques implique un temps de disponibilité accru (Lafaye, 2006) pouvant amener une certaine porosité entre les temps de travail et temps hors travail. En ce sens, plusieurs dispositifs de flexibilité externe (statut d’emploi, horaire et durée de travail variable) qui visent à rendre plus malléable le temps de travail des salariés remettent en question la conception du temps de travail industriel. En effet, le temps de travail actuellement vécu par les salariés se distingue par son caractère éclaté, dispersé sur des plages horaires étendues, densifié et désynchronisé des autres temps sociaux.

Pourtant, le temps de travail est un temps central dans la vie des individus puisqu’il a un effet déterminant sur les autres temps sociaux. Par exemple, les activités domestiques et familiales (travail reproductif) ou le temps de la cité (temps de l’école, des transports, des loisirs, etc.) sont marqués par les temporalités du travail. Loin d'être une donnée naturelle, le temps de travail est plutôt un construit social propre à chaque société qui est fondée sur une représentation collective du temps. Selon les propos de William Grossin (1996) « à l'économie d'une société, à la manière dont s'y réalise le travail, à l'utilisation des moyens de production des biens et des services correspond une représentation du temps qui s'entretient dans la conscience collective, que chaque individu reçoit dans son enfance et intériorise » (Martinez, 2010 :15). La façon de concevoir le temps est donc un produit de l'économie d’une société et va s'exprimer dans les pratiques sociales et les normes juridiques de la société. Ainsi, le caractère socialement construit du temps met en évidence que la conception du temps est sujette à des modifications reliées à l'évolution de la société.

Or, en raison des facteurs macro-économiques exposés précédemment qui entrainent une utilisation accrue de pratiques organisationnelles flexibles, «le temps dominant de la société

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industrielle, caractérisé par la régularité des horaires de travail et une stricte séparation des temps de travail et hors travail, ne peut plus servir de principe à l'organisation sociale en raison des transformations de l'économie et de l'organisation du travail » (Martinez, 2010 : 16). Par conséquent, considérant la relation entre le mode d’organisation de la production et la conception du temps de travail, il paraît opportun d’examiner l’évolution historique de la conception du temps de travail afin de mieux cerner la conception actuelle du temps de travail et ses conséquences sur les travailleurs.

III. L’évolution de la conception du temps de travail

La question du temps de travail est devenue un sujet de premier plan avec toutes les modifications qui se sont opérées au niveau de l’économie et des modes de production. En effet, plusieurs auteurs mettent en évidence l’inadéquation entre la mesure du temps de travail et les évolutions des organisations, de la nature du travail et des technologies (Supiot, 1999; Lojkine, Malétras, 2002). Ainsi, afin de mieux cerner l’évolution de la conception du temps de travail, nous verrons dans cette section la transition d’idéologie qui s’est effectuée entre l’époque préindustrielle et l’époque industrielle quant au temps de travail (A). Ensuite, nous aborderons le principe selon lequel le temps constitue la mesure du travail propre à l’époque industrielle et au modèle tayloriste et ses conséquences sur les salariés (B). Enfin, le temps de travail tel qu’il est vécu aujourd’hui sera illustré de manière à mettre en évidence son caractère éclaté, densifié, individualisé et désynchronisé des autres temps sociaux (C).

A. Le conflit entre le temps de l’Église et le temps des marchands : le temps