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Les nouvelles exigences des employeurs et leurs effets sur la santé et sécurité des salariés

CHAPITRE I : BILAN DE LA LITTÉRATURE ET PROBLÉMATIQUE

D. Les impacts de l’obligation de disponibilité sur la santé et la sécurité des salariés

2. Les nouvelles exigences des employeurs et leurs effets sur la santé et sécurité des salariés

Depuis les années 1950, la règle selon laquelle il importe d’établir une certaine équité entre les contributions qui sont demandées aux salariés et les rétributions qui leur sont accordées s’est répandue dans les usages de la gestion moderne des organisations (Vinet, 2004). Cette règle tend cependant à disparaître. En effet, les entreprises exigent davantage d’efforts et une disponibilité accrue alors que les «bons emplois» en termes de conditions de travail et sécurité d’emploi diminuent (Vinet, 2004).

Les exigences de flexibilité et d’engagement imposés aux salariés devraient, en contrepartie, engendrer un soutien social adéquat de la part des supérieurs et des collègues, de même qu’une reconnaissance proportionnelle de la part de l’entreprise (Vinet, 2004). Or, il semble avoir un déséquilibre grandissant entre les contributions des salariés et les rétributions.

D’un côté, les salariés contribuent davantage à la performance de l’organisation. Cela se perçoit par l’obligation de disponibilité accrue résultant de l’intensification du travail, des impératifs de la production «juste-à-temps» et de l’essor des TIC. En revanche, les salariés reçoivent moins de soutien de la part de leur organisation. Cela s’explique notamment par l’affaiblissement des régimes collectifs du travail ou, en d’autres termes, par l’individualisation du travail. En effet, la fragilisation de la relation d’emploi permet aux organisations d’exiger un engagement personnel supérieur de la part de leurs salariés; elles recherchent des salariés ayant à cœur la performance de l’entreprise et qui s’engagent personnellement à atteindre les objectifs annuels de l’entreprise.

Ce revirement des réalités, soit exiger des efforts supplémentaires sans garantir une sécurité d’emploi est particulièrement visible chez les salariés ayant survécu à d’importantes vagues de réduction des effectifs. Puisqu’ils sont conscients de la fragilité de leur emploi, ils sont plus enclins à s’investir dans leur travail, à effectuer des heures de travail supplémentaires et à offrir une disponibilité accrue afin de préserver leur emploi. Ainsi, l’engagement des salarié est désormais obtenu par la fragilisation de la relation d’emploi : «l’employé s’engage à fond

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parce qu’il craint de perdre son emploi, et non parce qu’il est reconnaissant envers un employeur qui valorise et enrichit ses tâches» (Vinet, 2004 : 118). En outre, ces salariés sont notamment plus susceptibles de souffrir du «syndrome du survivant» qui est un état psychique dont la nature est variée et multiformes.

«Il s’agit globalement d’un ensemble d’émotions légitimes qui se bousculent dans le cœur et dans l’esprit des personnes dont le poste n’a pas été éliminé lors d’une opération dite de "rationalisation " ou de "compression d’effectifs " (…) Les émotions des survivants oscillent entre la crainte que la prochaine fois viennent leur tour, et la culpabilité d’avoir échappé au couperet cette fois-ci (…) À ces émotions malsaines s’ajoutent aussi la colère et la méfiance envers l’organisation qui les a collectivement trahis. Bien que plus saines, ces émotions contribuent à élever le niveau de stress et de tension mentale.» (Vinet, 2004 : 255).

Ainsi, sur le plan individuel, la rupture entre les contributions et les rétributions peut avoir un effet considérable. À cet égard, nous pouvons mobiliser le modèle «effort-reconnaissance» de Johannes Siegrist qui met en lumière les effets néfastes sur le plan émotionnel et psychologique d’un déséquilibre entre les efforts fournis au travail et la reconnaissance obtenue. Ce modèle théorique mobilise deux variables : les efforts du salarié et la reconnaissance de l’organisation à son endroit. Les efforts peuvent être extrinsèques et intrinsèques. Les efforts extrinsèques sont «liés aux exigences croissantes des employeurs, à l’organisation du travail, aux contraintes de temps, au temps supplémentaires, etc.» (Vinet, 2004 : p.302) alors que les efforts intrinsèques sont associés au besoin d’approbation ou au sens de la compétition ou du service par exemple. La reconnaissance de l’organisation à l’endroit du salarié peut être de plusieurs ordres : les conditions salariales, les perspectives de promotion, la stabilité d’emploi, le respect et l’estime. Selon ce modèle, sur une certaine période de temps, un emploi qui combine des efforts élevés et peu de reconnaissance entraîne des réactions émotives qui risquent d’altérer le bien-être et la santé du salarié. Ainsi, ce modèle suggère que si la reconnaissance de l’organisation est faible à l’endroit d’un salarié soumis à une importante obligation de disponibilité, ce dernier sera susceptible d’éprouver des réactions émotionnelles négatives et ultimement, de développer certaines maladies, notamment des maladies cardiovasculaires ou psychologiques.

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par le biais de plusieurs facteurs et peut entrainer une combinaison de conditions de travail nocives pour la santé et la sécurité des travailleurs. En effet, elle agit directement ou indirectement sur l’établissement d’horaires de travail atypiques, sur l’intensification du travail (demandes psychologiques élevée et faible latitude décisionnelle) et sur la hausse des exigences des employeurs.

VI. Problématique et questions de recherche

Le bilan de littérature qui précède a permis de constater que, depuis les années 1980, plusieurs changements se sont opérés dans le contexte des entreprises pouvant expliquer l’ampleur accrue de l’obligation de disponibilité exigée de la part des salariés.

D’abord, la mondialisation des marchés amenant de nouvelles formes de concurrence accélère le rapport au temps des organisations puisqu’à la compétition traditionnelle des coûts et des prix s’ajoutent celles de la qualité et de l’innovation. La réactivité des organisations au marché devient alors un élément essentiel de performance organisationnelle, car c’est désormais le client qui dicte le rythme de la chaîne de production dans le secteur industriel ou qui détermine le moment de la prestation de travail dans le secteur en expansion des services. Couplée à ce phénomène, la financiarisation de l’économie installe également un rapport au temps accéléré puisqu’elle appelle des impératifs financiers élevés, immédiats et stables. Cela conduit les gestionnaires à prioriser le court terme dans leurs décisions stratégiques puisque l’évaluation de la performance organisationnelle se calcule en fonction du «bénéfice net par action ».

Dans ce contexte, la flexibilité organisationnelle est vitale puisque la performance, voire la survie d’une entreprise, est dépendante de la vitesse à laquelle l’organisation s’adapte au contexte qui est constamment renouvelé. Cela a amené les organisations à adopter des pratiques de gestion de la main-d’œuvre flexibles qui à l’instar du toyotisme, priorisent le juste-à-temps. Grâce aux TIC, les organisations peuvent arrimer précisément les besoins en main-d’œuvre et la demande qui fluctue au gré des contraintes marchandes.

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L’expansion de cette logique selon laquelle il est souhaitable d’avoir le minimum de salariés en service et que c’est le «marché» qui dicte le volume des effectifs a de graves répercussions sur le régime temporel de travail des salariés. En fait, c’est à partir de ce principe que l’obligation de disponibilité du salarié a pris des proportions jusqu’alors impensables. Effectivement, du moment que le temps de travail des salariés devient une variable d’ajustement pour les organisations, la question relative à la disponibilité temporelle du salarié constitue un des enjeux les plus importants au niveau de l’organisation du travail. Concrètement, la recherche de flexibilité et donc de réduction des coûts de la main-d’œuvre amène les organisations à reporter le risque du marché sur les salariés à travers plusieurs vecteurs (emplois temporaires, temps partiel, annualisation du temps de travail, sous-effectif permanent, etc.), ce qui a plusieurs conséquences concrètes ceux-ci. L’imprévisibilité des horaires de travail, le brouillage de la frontière entre temps de travail et temps hors travail et l’intensification du travail génèrent une obligation de disponibilité accrue. Ainsi, il apparait que nous évoluons vers une logique de corvéabilité qui se traduit comme « une mise à disposition permanente et aléatoire des salariés au service de l’entreprise» (Appay, 1996). En effet, dans les modèles émergents d'organisation du travail, l’obligation de disponibilité des salariés semble être un outil permettant de combler les besoins de flexibilité des entreprises.

L’obligation de disponibilité du salarié se définit comme l’obligation pour le salarié de se soumettre à une éventuelle demande de son employeur. Il se situe alors dans un troisième temps, le temps de disponibilité, qui se définit comme une zone intermédiaire entre le temps de travail et le temps hors travail. Même s’il n’accomplit pas concrètement sa prestation de travail, le salarié n’est pas libre de son temps, car il peut être appelé à accomplir sa prestation de travail si le besoin s’en fait sentir. Parallèlement, comme il a été démontré dans le bilan de la littérature, le temps de disponibilité constitue une période mal définie par les règles juridiques actuelles au Québec, car s’étant constituées lors de la période industrielle, elles reconnaissent uniquement le temps de travail et le temps de repos. Cet état du droit pose des difficultés quant à la détermination des droits et obligations des parties lors de cette période de disponibilité.

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Par ailleurs, l’ampleur que prennent certaines manifestations de l’obligation de disponibilité semble avoir des incidences sur la santé des travailleurs. En fait, le phénomène de l’obligation de disponibilité joue, dans une certaine mesure, un rôle dans l’apparition de nouveaux risques qui augmentent la pénibilité du travail et menacent la santé des salariés comme «le stress, le débordement, l’augmentation de l’amplitude de la journée de travail, l’augmentation de la productivité horaire, la difficulté de prévoir son emploi du temps sur une longue période, la difficulté de tenir les délais, le sentiment de travail dans l’urgence, etc.» (Thoemmes 2012 :p.6). En particulier, découlant de l’intensification du travail et exacerbée avec l’intrusion des TIC, l’obligation de disponibilité peut induire une plus grande charge mentale. Le sentiment de «travailler dans l’urgence» constitue en soi une source de pénibilité au travail qui mène à un sentiment de stress élevé pour les salariés. Comme l’écrit Askenazy, l’imprévisibilité des horaires est également nocive pour la santé des salariés :

«La flexibilité horaire comme journalière est associée à un significatif surcroît de charge mentale et de risques ressentis au travail. Sans surprise la pression temporelle (devoir se dépêcher, manquer de temps) s’accentue mais surtout les tensions dans l’entreprise s’accroissent : tensions avec les clients ou la hiérarchie, recevoir des ordres contradictoires, devoir se débrouiller seul devant des situations difficiles, changer de tâches inopinément» (Askenazy, 2006 :394).

De plus, il semble que l’allongement de la durée du travail serait corrélé à une dégradation des indicateurs de santé et sécurité au travail, comme la survenance d’accidents du travail. De même, le fait d’alterner des horaires plus courts et des horaires plus longs autour d’une valeur pivot serait également plus nocif sur le bien-être des salariés (Askenazy, 2006).

Par conséquent, au regard de l’ambigüité juridique entourant le temps de disponibilité et considérant l’impact de celui-ci sur la santé et le bien-être des salariés, la pertinence de la question de recherche que nous annoncions dès l’introduction - dans quelle mesure un travailleur victime d’une lésion professionnelle durant une période de disponibilité peut-il se prévaloir des droits accordés par la L.a.t.m.p? – parait établie. La réponse à cette question est d’autant plus intéressante que les travaux de recherche de nature juridique sur l’obligation de disponibilité n’ont pas abordé la question sous l’angle de la L.a.t.m.p. malgré le fait qu’elle semble avoir des effets sur la santé des travailleurs. Par cette question, nous pourrons voir, d’un

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point de vue purement juridique, si la L.a.t.m.p. peut, mieux que la L.n.t., cerner différentes manifestations de l’obligation de disponibilité et ses conséquences pour les travailleurs. Comme nous le verrons dans le prochain chapitre, c’est par une analyse jurisprudentielle que nous comptons répondre à cette question de recherche.

Toutefois, la littérature que nous venons de présenter soulève des sous-questions de nature plus sociologique que nous voudrions également explorer à l’occasion de notre analyse principale.

D’une part, bien que l’obligation de disponibilité soit abordée dans la littérature, sa définition reste générale et ses manifestations sont encore bien peu documentées. Nous comptons nous servir des situations factuelles décrites dans les décisions que nous analyserons pour proposer des portraits types de différentes manifestations de l’obligation de disponibilité (astreinte, temps supplémentaire obligatoire, travail pendant les pauses-repas, etc.) et de les relier, si possible, au secteur d’activité (production ou service), au type d’entreprise et à son contexte (entreprise principale ou agence de location de personnel), à l’utilisation de TIC dans le cadre du travail, au type d’emploi occupé par le salarié (professionnel ou non) et au statut d’emploi du salarié (travailleur permanent à temps plein ou travailleur atypique). D’autre part, puisque la littérature suggère que l’obligation de disponibilité est liée aux transformations du contexte économique des entreprises, aux nouvelles pratiques organisationnelles et à l’émergence des TIC, nous estimons qu’une analyse longitudinale pourrait nous permettre de constater une augmentation dans le temps du nombre de décisions concernant des travailleurs victimes d’une lésion professionnelle liée à une obligation de disponibilité. Bien qu’exploratoires, ces sous- questions permettront une analyse plus nuancée de la jurisprudence que nous étudierons.

De manière à répondre à ces questions, le prochain chapitre porte sur la méthodologie que nous utiliserons pour mener à bien notre recherche.

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