• Aucun résultat trouvé

CHAPITRE I : BILAN DE LA LITTÉRATURE ET PROBLÉMATIQUE

A. Le secteur de la grande distribution

Les études de Choquet (2012) et de Taskin et Schots (2005) montrent comment les salariés du secteur de la grande distribution sont désormais soumis à des impératifs de flexibilité du temps

59

de travail si importants qu’il est dorénavant possible de déceler une porosité des temps de travail et hors travail. En effet, la disponibilité temporelle exigée est si substantielle que la séparation entre temps au travail et hors travail parait de plus en plus floue et superflue.

Le secteur de la grande distribution se distingue par sa population de salariés, majoritairement féminine et peu qualifiée, par l’instabilité des règles d’emploi, et principalement, par l’utilisation accrue d’un type de flexibilité externe, le temps partiel (Taskin et Schots, 2005). La difficulté centrale dans ce secteur est de placer la juste quantité de personnel dans les magasins au bon endroit et au bon moment. En fait, l’organisation du travail dans ce secteur suit le principe suivant : s’adapter aux variations de la clientèle tout au long des heures d’ouverture, étendues au maximum, tout en minimisant les coûts salariaux. Pour satisfaire cette triple contrainte (adaptation à la demande, allongement de la plage horaire, réduction des coûts), les gestionnaires ont recours à des dispositifs de flexibilité externe, le travail à temps partiel et la modulation-annualisation des horaires. Ces pratiques seront mobilisées pour satisfaire une flexibilité numérique.

«Grâce à cette modulation, les horaires peuvent être modifiés de jour en jour tandis que l’annualisation autorise la prestation d’heures complémentaires rémunérées au salaire de base. Les heures de travail hebdomadaire peuvent ainsi varier en-deça ou au-delà de son contrat horaire pourvu que la moyenne soit respectée sur l’ensemble de l’année» (Taskin et Schots, 2005 :1475).

La majorité des salariés ont un contrat à temps partiel qui stipule un nombre d’heures minimal qui peut être augmenté par des heures complémentaires en fonction des aléas de la demande. Les horaires de travail des salariés sont alors modulés au cours de l’année et ils sont connus des salariés quelques jours, voire semaines en avance. Or, étant donné que les besoins en main d’œuvre sont calculés au plus juste afin d'optimiser la réduction des coûts salariaux, il n’est pas rare que les gestionnaires doivent faire appel, dans l’urgence, à d’autres salariés soit pour effectuer un remplacement ou pour faire face à un achalandage imprévu de la clientèle (Taskin et Schots, 2005). À cet égard, un directeur des ressources humaines rencontré par les auteurs s’exprime ainsi:«(…) quand la charge de travail est plus grande que le personnel en magasin, j’ai besoin de plus de gens. Je les appelle sur leur téléphone mobile et je dis ‘’Viens vite!’’» (Taskin et Schots, 2005 :1476). Cet extrait illustre bien que malgré l'horaire formel attribué à

60

l'avance aux salariés, une flexibilité numérique sous le régime de l'urgence est à l’œuvre dans le secteur de la grande distribution pour faire face aux variations de la demande.

Pour les dirigeants, la flexibilité est vue comme une nécessité vitale à l'entreprise, un impératif « naturalisé » qui s'impose comme une évidence dans le contexte actuel. En effet, l'efficacité d'une organisation dans ce secteur repose sur sa capacité de réagir le plus vite possible aux fluctuations de la demande du marché, c’est-à-dire sur sa réactivité aux contraintes marchandes. Dans ce contexte, il est évident que la flexibilité numérique, possible grâce à la disponibilité temporelle des salariés, détient un rôle central comme en témoigne l'extrait suivant : « Dans la vente, il faut de la flexibilité, de la disponibilité, si on veut être productifs, on a pas le choix... Dans les limites de la loi, le salarié doit pouvoir s'adapter à toutes les situations pour dépanner l'employeur » (Taskin et Schots, 2005 :1477).

Notons que les bénéfices découlant de la flexibilité sont dirigés uniquement vers l'employeur. Certains principes gestionnaires comme le sous-effectif volontaire sont contestés par ceux qui s’opposent au fatalisme de la flexibilité uniquement pour le compte de l’employeur même si plusieurs salariés et représentants ont intégré l’importance et le caractère inéluctable de la flexibilité. Or, trop souvent, seul le point de vue de l'employeur prévaut (Zeytinoglu et al., 2009; Vendramin, Valenduc, 2005), et par conséquent, seulement celui-ci tire un avantage de la mise en œuvre de la flexibilité. Ici, l’avantage est de pouvoir disposer d'une main d’œuvre disponible en permanence pour répondre aux besoins de l’entreprise. En fait, les employeurs exercent une pression non dissimulée sur les salariés : « ils veulent des employés disponibles de 8 heures du matin à 22 heures le soir; il y a beaucoup de pression » (Taskin et Schots, 2005 :1479). De surcroît, grâce aux technologies mobiles, les salariés peuvent difficilement se soustraire à cette obligation de disponibilité : « Tout le monde a un mobile, certains doivent être disponible s'il y a besoin... Ce n'est pas obligatoire mais c'est quand même comme ça que ça fonctionne... Ça arrive tous les jours » (Taskin et Schots, 2005 :1477).

Par ailleurs, Choquet note que trois groupes de travailleurs se profilent dans ce secteur et que la disponibilité attendue est contingente au groupe d’appartenance du salarié. Il observe qu’un noyau de «sédentaires» bénéficie d’arrangements tacites (durée hebdomadaire et horaire de

61

travail relativement adapté aux attentes de la personne), ce qui contribue à améliorer les faibles avantages salariaux associés à ces postes. Autour de ce noyau se trouve une constellation de «nomades», des salariés n’aspirant pas à rester à long terme au sein de l’organisation. Souvent des étudiants, ils sont faiblement intégrés dans les équipes de travail et ils occupent les plages et postes de travail les moins prisés, ceux qui ont été délaissés par les «sédentaires» grâce à leur statut privilégié. Enfin, nous trouvons également les salariés «aspirant à se sédentariser» et à améliorer leurs conditions salariales dans les limites possibles de ce secteur. Cette structuration du personnel qui n’est pas sans rappeler la dualisation du salariat, permet d’appréhender que l’adaptation des horaires et des durées hebdomadaires de travail «constitue un enjeu implicite, mais primordial, de la mobilisation des salariés, de leur implication au travail et de l’acceptation des contraintes professionnelles» (Choquet, 2012 : 5-6).

En outre, l'individualisation de la relation d'emploi qui est en cours dans ce secteur tend à déplacer les risques liés à l'activité entrepreneuriale sur les salariés. Ce n’est plus l’entreprise qui absorbe les variations de la demande puisqu’en raison du statut d’emploi du salarié, c’est celui-ci qui est sensible aux contraintes marchandes de l’entreprise et qui par conséquent, devra subir les variations de la demande. De plus, en réaction à cette individualisation, il semble que la relation d'emploi prend une tangente plus personnelle où la dimension subjective acquiert une importance démesurée. En ce sens, au-delà de l'entreprise, c'est souvent le superviseur direct que les salariés souhaitent dépanner (Taskin et Schots, 2005, Rosini, 2012).

En somme, la mise en œuvre de pratiques flexibles et l'obligation de disponibilité demandée à l'endroit des salariés brouillent la frontière entre temps de travail et temps hors travail. Autrefois nette, cette frontière tend progressivement à disparaître pour certains salariés. Cela est particulièrement est notable pour les salariés se trouvant dans les groupes «nomades» et «désirant se sédentariser». Cependant, bien que ces salariés atypiques (temps partiel) soient sujets à une obligation de disponibilité accrue, ils ne constituent pas les salariés les plus touchés par la flexibilité des temps de travail. En effet, les travailleurs d’agences de location de personnel (ou intérimaire) représentent le groupe de salariés le plus touchés par ce type de flexibilité en raison de leur statut d’emploi excessivement précaire.

62