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Chapitre 4 Un second registre d’analyse

4.2 La négociation d’une représentation ordonnée du monde

4.2.1 Une évaluation comme un processus interprétatif

Une des façons de réagir préconisée par les enseignants vis-à-vis de l’étrangeté culturelle véhiculée par certaines situations d’apprentissage non familières pour les élèves est d’y faire face en tenant compte des caractéristiques variées du contexte. En référence à son étude des métiers artisans, Schwint (2002) appelle cela une « intelligence pratique », c’est-à-dire un sens pratique à l’œuvre dans l’action des professionnels et qui leur permet de se livrer à leur activité en composant avec les contraintes et les données nouvelles des situations qui se présentent à eux (cf. section 3.2). Comme on le verra dans les deux exemples retenus, cette intelligence pratique repose sur un travail d’interprétation appuyé par une évaluation contextualisée de la situation qui permet d’adapter des routines d’action aux données singulières d’une nouvelle situation.

Évoluant dans un métier de relations impliquant la production d’un sens négocié, les professionnels déploient des façons de faire qui se construisent pas à pas à travers les contributions mutuelles des acteurs en présence – l’enseignant et les élèves – enracinées dans la « définition de la situation » de chacun (Morrissette, 2010a). Par exemple, pour définir une intervention d’aide à l’apprentissage sur mesure pour son groupe-classe, PFS4 (eg.2) dit privilégier l’observation de la situation et la démarche interrogative, pour à la fois recueillir de l’information de la part des élèves, mais également l’analyser à la lumière de la situation d’apprentissage pour agir. Dans leur typologie (cf. section 1.2.2.3), Morrissette et Nadeau (2011) nomme ce savoir-évaluer un « savoir stratégique ». En outre, pour juger des apprentissages des élèves, les enseignants recourent à l’observation et à l’interrogation comme moyens de recueillir de l’information. Se montrant à la fois sensibles et critiques par rapport à des situations qui entrent en rupture avec les usages préétablis, leur travail interprétatif semble se faire dans la mise en relation entre ce qu’ils décodent sur les apprentissages des élèves et les objectifs qu’ils visent à atteindre. Deux moments dans lesquels l’« étrangeté culturelle » crée des situations de classe non familières, relevés précédemment (cf. section 3.2.2.3), permettent de prendre la mesure de ce processus interprétatif que constitue l’évaluation formative.

Lorsque « la mort » devient un sujet de discussion ordinaire dans un contexte culturel qui la tient pour tabou

« Pendant qu’on expliquait le texte, j’ai vu que trois élèves pleuraient à chaudes larmes ».

(PFS3, eg.2)

On se rappelle que l’un des enseignants (PFS3, eg.2) a rapporté une situation où l’étude du poème « Veni, Vidi, Vixi » de Victor Hugo en classe de 1re a fait pleurer quelques-uns de ses élèves, alors qu’il était en plein déroulement de son cours (cf. section 3.2.2.3), soit un événement imprévu qui brise la routine habituelle. Pour comprendre les larmes des élèves, il convient de se reporter au contexte culturel qui est le leur, contexte dans lequel « la mort » est un sujet tabou. En faire un objet d’échanges en classe est en contradiction avec le rapport que les élèves entretiennent avec cette thématique dans leur société, où parler de la mort est presque synonyme de s’attirer des malheurs, selon les croyances locales. Or, dans le contexte de la classe de français, « la mort » est un thème de discussion ordinaire, autour duquel se construit le savoir, tout comme l’amour, la résistance, la violence ou la prospérité. L’« étrangeté culturelle » réside ainsi dans cette rupture qu’opère l’objet de discussion (i.e. : la mort) avec la culture des élèves et que l’enseignant découvre dans le sens de ses conséquences négatives. Les larmes des élèves perturbent le déroulement habituel du cours, obligeant l’enseignant (i.e. : PFS3) à faire un travail d’interprétation de la situation pour ajuster l’enseignement en conséquence, selon une visée formative.

Dans cette situation, l’enseignant commence d’abord par s’enquérir des motifs (i.e. : le texte éveille des souvenirs de parents décédés) des pleurs en interrogeant les élèves. Ensuite, il marque un temps d’arrêt pour apprécier la gravité de la situation : nécessite-t-elle d’arrêter le cours pour intervenir ? Il évalue l’impact négatif d’un arrêt du cours sur les apprentissages des élèves, en prenant en considération le temps de travail restant : il dispose encore d’une heure sur son horaire de classe. Cette « conversation réflexive » avec la situation, dirait Schön (1983), le conduit à décider de rejeter l’idée d’arrêter le cours ; il choisit plutôt de prolonger utilement les apprentissages des élèves.

Dans cet exemple, l’enseignant procède à une interprétation de la situation (i.e. : elle est grave) au travers d’une évaluation contextualisée (i.e. : temps restant ; arrêter le cours aura un impact négatif sur les apprentissages des élèves). Cette évaluation de la situation lui permet d’aller chercher dans les ressources mêmes de la discipline littéraire (i.e. : fonction thérapeutique de l’écriture) une solution qui cadre avec la visée formative de l’évaluation des apprentissages en français (i.e. : demander aux élèves de produire des poèmes et de les déclamer devant leurs pairs). Si cet exemple met en relief une forme de régulation interactive, soit un ajustement de l’enseignement en cours de pratique pour tenir compte du nouveau contexte (i.e. : faire face à des élèves en larmes), l’exemple suivant mettra plutôt l’accent sur une forme de régulation rétroactive, soit un ajustement qui est fait à la fin de la séquence d’apprentissage (Allal & Mottier Lopez, 2007 ; Morrissette, 2010).

Lorsque l’élève est responsabilisé dans la démarche de construction collective du savoir dans un contexte où plane l’ombre du « maître tout puissant qui fait tout »

« Quand j’ai posé la question synthèse, j’ai vu sur le visage des élèves un sentiment de déception

parce qu’ils n’avaient pas compris certains aspects du texte ». (PFS4, eg.2)

J’ai relevé précédemment (cf. sections 3.2 et 3.3) que, dans leurs façons de faire l’évaluation formative, les enseignants de français privilégient la responsabilisation de l’élève dans la construction collective du savoir à partager. Cette façon de faire à laquelle les élèves ne sont pas habitués crée aussi des tensions au regard de la rupture qu’elle introduit dans une culture de classe marquée par l’image du « maître qui sait ». Certains enseignants comme PFS4 vivent cette « étrangeté culturelle » dans le sens de sa manifestation négative en situation d’interaction, tel un sentiment de déception qui s’imprime sur le visage des élèves. L’« étrangeté culturelle » est à comprendre dans le sens de la rupture qu’introduit la responsabilisation de l’élève qui, conscient du fait qu’il a à apporter sa contribution au savoir qui se construit collectivement, place en lui-même une forte exigence alors que traditionnellement il attendait tout de l’enseignant.

On se rappelle (cf. section 3.2.2.3) que PFS4 (eg.2) a rapporté une situation d’étude de texte où certains de ses élèves manifestaient une certaine déception. Ces élèves n’arrivaient pas à participer au travail de synthèse demandé parce qu’ils n’avaient pas compris certains aspects du texte. Cette déception pourrait s’apprécier comme une conséquence de l’importance que la responsabilisation de l’élève accorde à la participation collective au travail de construction du savoir (i.e. : chaque élève se sent obligé d’apporter sa touche à l’édifice). Décodant le non verbal des élèves – il s’agit là d’une stratégie d’évaluation formative déjà documentée par Morrissette (2010) – l’enseignant interprète la situation en tenant compte de l’image de l’élève dans le groupe (i.e. : estime de soi). Pour ne pas attirer l’attention de la classe sur ces élèves afin de ne pas leur faire « perdre la face », dirait Goffman (1973), il a continué son action pédagogique jusqu’à la fin, avant de redonner une nouvelle orientation aux apprentissages (i.e. : demander aux élèves de faire une représentation théâtrale du texte). Cette façon de faire semble dictée par une évaluation contextualisée de la situation sous-tendue par une certaine valeur de bienveillance. L’« étrangeté culturelle » s’apprécierait ici dans la responsabilisation de l’élève dans un contexte marqué par l’image du « maître qui sait et qui fait tout ». Conscient du fait qu’il est un acteur important du jeu de construction collective du savoir, l’élève en vit l’expérience telle une obligation à apporter sa touche à l’édifice. On relèverait que, c’est en partie la lecture compréhensive de cette part d’engagement des élèves qui est à l’origine des valeurs de bienveillance préconisées par l’enseignant : il propose à tous une solution qui vise davantage certains élèves, pour ne pas étiqueter ceux-ci. À la différence du premier incident, on note ici que la régulation se fait à la fin de la séquence d’apprentissage, pour des raisons liées à la prise en compte du paradoxe sous- jacent à la rupture culturelle qu’introduit l’acte de responsabiliser les élèves (i.e. : les responsabiliser peut aussi les alourdir).

Reprenant l’idée maîtresse, soit la négociation d’une représentation ordonnée du monde, on constate que les enseignants semblent s’appuyer sur les paramètres de chacune des situations qui se présentent à eux pour définir une façon de se situer. Ils agissent sur la base d’un mode raisonnable au regard d’une interprétation de la situation qui implique d’apprécier les implications des diverses possibilités qu’ils envisagent et de choisir « l’action qui convient » (Thévenot, 1990). Les enseignants manifesteraient à partir de l’interprétation de la situation une prise en compte de la part d’« étrangeté culturelle » conduisant à adapter leurs façons de faire

l’évaluation formative et à les ajuster continuellement aux circonstances qui se produisent en cours de pratique.

Toutefois, les particularités de la discipline du français qui, par essence, est très normative (i.e. : respect des règles grammaticales; respect de la méthodologie particulière des exercices littéraires; etc.), rendent inévitable la question du rapport que les enseignants entretiennent vis-à- vis de l’erreur, au regard du caractère relationnel de leur métier et de la visée formative l’évaluation.

4.2.2 Une conception de l’erreur ancrée dans des fondements sur l’apprentissage