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1.2 Le cadre conceptuel

1.2.2 Le domaine des savoirs pratiques

1.2.2.1 Le concept de savoir pratique

Selon plusieurs, la pratique d’un acteur renvoie à l’ensemble de ses façons de faire et qui sont porteurs d’intentions. Envisagés sous cet angle, les savoirs pratiques pourraient se définir comme relevant du champ de pratiques d’un acteur qui porte en lui des intentions de transformation de la réalité par son action (Barbier, 2001). Ceux-ci seraient donc ancrés à la fois dans un contexte de pratique et une histoire qui leur confèrent un statut inédit et singulier, et cumulés au fil de l’expérience. Comme je l’ai évoqué précédemment, selon Schön (1983/1994), l’agir professionnel serait composé de savoirs pratiques auxquels l’acteur a recours pour faire face à la complexité de son monde. L’auteur soutient que pour surmonter les défis qu’il rencontre dans sa pratique quotidienne, le praticien a recours non pas à des savoirs scientifiques, c’est-à- dire des modèles appris au cours de sa formation, mais plutôt à des savoir-faire professionnels bricolés – au sens ingénieux du terme dirait Morrissette (2010) – à partir de ses expériences antérieures. Cela laisse entendre que les savoirs pratiques relèveraient de l’expérience de terrain de l’acteur, et qu’ils seraient construits dans l’action, contrairement aux savoirs scientifiques préfabriqués par les théoriciens dans leurs laboratoires destinés à avoir une portée a-contextuelle, de l’ordre de la généralisation. Pour Schön (1983/1994), les savoirs pratiques se construisent donc « sur mesure », pour des situations particulières tissées « d’incertitude, d’instabilité, de singularité et de conflit de valeurs » (p.67). Toutefois, précise-t-il, ces savoirs resteraient « cachés » dans l’agir professionnel de l’acteur qui lui-même a souvent du mal à justifier les

choix qu’il pose dans le cadre de ses interventions, ou encore à expliquer les raisons de ses succès ou insuccès; en d’autres mots, il n’a pas toujours conscience que ses actions sont porteuses de savoirs.

Dans cette veine, pensons à la conceptualisation de Delbos (1983), selon laquelle les savoirs du praticien s’organiseraient par « sédimentation » pour former un ensemble de référents uniformes dont il se sert pour faire face à la complexité de son monde et aux phénomènes qu’il y rencontre. Pour soutenir sa conceptualisation, l’auteure prend l’exemple de l’univers des paludiers travaillant dans les marais salant du sud de la Bretagne. Elle montre comment leurs gestes routiniers témoignent d’une certaine « intelligence du métier », c’est-à-dire d’un savoir pratique qui se cacherait derrière leurs façons de faire quotidiennes. À ce propos, elle écrit par exemple que pour le paludier, « seule la rencontre accumulative est signifiante » (p.12), ce qu’on pourrait interpréter comme la symbiose de l’ensemble des éléments qui lui permettrait de donner un sens aux aléas de l’environnement de travail pour agir en conséquence.

En ce sens, on pourrait soutenir que la viabilité du savoir pratique tiendrait à son efficacité immédiate et à son utilité : il doit permettre au praticien de tirer son épingle du jeu face à la complexité du réel avec lequel il travaille. C’est d’ailleurs cet argument que défend Pépin (1994) qui adopte une posture constructiviste pour penser l’éducation, lorsqu’il fait remarquer qu’un des critères distinctifs d’un savoir dit viable, c’est son efficacité pratique. Autrement dit, pour qu’un savoir soit considéré comme viable, il faut qu’il soit utile au praticien en lui permettant de résoudre des situations problématiques. Reprenant l’exemple des paludiers, Delbos (1983) assimilera ce savoir viable à une intelligence du métier ou de la situation, qui leur permet de recourir à des « trucs » et « astuces » pour venir à bout de la complexité des phénomènes (précarité des conditions d’exercice du métier, incertitudes, excessive complexité du réel, incidences climatiques, déterminisme de la nature) qu’ils rencontrent dans leur travail des cellules d’eau salée. Leur savoir-faire résiderait dans leur capacité à donner un sens à un ensemble d’indices qu’ils observent (présence de salicornes, degré de salinité de l’eau, viscosité de l’eau, etc.) et à anticiper leur synergie en termes d’impacts pour les cellules de sel qu’ils travaillent. Il y aurait donc là tout un art qui se développe au fil de l’expérience.

Toutefois, on constatera que Schön (1983/1994) comme Delbos (1983) parlent des savoirs pratiques d’UN acteur. À l’instar de différents auteurs, il serait intéressant de considérer que ce savoir relève également en partie de la collectivité à laquelle le praticien appartient. En effet, comme le proposent les travaux de Morrissette (2010) qui s’appuient sur la théorie de la structuration de Giddens (1987), les « pratiques routinières sont mises en œuvre sur la base d’une sorte de savoir commun, d’un ‘réservoir de connaissances’ partagées auquel puiseraient les acteurs au quotidien pour agir, mais souvent sans s’en rendre compte » (Morrissette, 2010, p.219). Morrissette (2010) explique que dans le cadre de l’exercice d’un même métier dans un même environnement, il arrive souvent, compte tenu des influences mutuelles qui s’opèrent dans les interactions entre collègues, que les membres soient liés par des conventions tacites qui les amènent à adopter des façons de faire similaires, en ce sens que leurs « savoirs constituent des formes stabilisées d’arrangements entre eux pour permettre des économies de temps, d’énergie et d’autres ressources » (p.219). S’appuyant sur Becker, l’auteure conçoit ces conventions comme des savoirs communs qui se sont révélés fructueux au fil du temps, s’étant ainsi cristallisés en des « manières de faire » partagées.

La posture interactionniste qui informe cette recherche me met sur cette piste, c’est-à-dire que les savoirs pratiques d’un enseignant de français sont également, en partie, ceux des membres de sa communauté de pratique. Il partagerait donc avec le groupe un même répertoire d’actions qu’il intègrerait à sa pratique individuelle. Dans cette perspective, le répertoire d’actions commun constitue un système de représentations collectives qui fait en sorte que les membres d’un groupe professionnel en viennent à définir les situations de la même manière.

En somme, les propositions de Schön (1983/1994), Delbos (1983) ou encore Morrissette (2010) conduisent à considérer que les savoirs pratiques de l’acteur sont :

§ construits dans l’action ;

§ tacites, c’est-à-dire cachés dans son agir professionnel; § appréciés par l’acteur pour leur efficacité immédiate ;

§ mobilisés en différentes combinaisons pour faire face à la complexité du métier;

§ rattachés à la fois à son expérience personnelle et à la fois à sa participation à une collectivité de pratique.

Dans le cadre de cette recherche, les savoirs pratiques des enseignants de français sénégalais seront examinés au regard de cet éclairage théorique. Cependant d’autres caractéristiques du savoir pratique relevant précisément de la compétence des praticiens nécessitent aussi d’être examinées, et c’est ce que je me propose de faire dans la section qui suit.