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Les formes culturelles au Liban : le discours des performances contemporaines de Rayess Bek

A- Underground : signification négative ou modernité ?

La culture underground ou « souterraine », est, avant l'apparition d'internet, un complexe socioculturel, contreculturel, d'opposition à l'industrie culturelle, mais en relation dialectique avec elle. Utilisé dans le même sens, le terme « subculture » ou « sous-culture », tente de dénoncer qu’il existe des territoires en dessous de la culture, et des groupes humains qui n’ont pas de culture mais une subculture. Lorsque ces groupes étaient exclus, d’un point de vue ethnique, culturel ou juridique, de la civilisation industrielle moderne, et que cette exclusion les maintenait dans une condition telle que leur culture ne s’est pas développée selon des formes modernes de la culture de masse, mais a donné une nouvelle forme de culture populaire, étrange, marginale, à la frontière du toléré. À l’intérieur se trouvent des espaces de création culturelle publique semblables à ceux de la culture populaire traditionnelle, dans la musique et la danse par exemple, (Frith,198) ce qui les différencie, c’est leur message agressif, violent et rebelle (Hall-Jefferson,199). Tandis que l’univers symbolique de la culture populaire déploie une forme de rivalité en matière esthétique et décorative, hautement chargée de fierté identitaire (Bogatyrev, 1971), les représentants de la subculture, assumant avec arrogance « les stigmates » de leur exclusion, se bricolent un attirail symbolique en utilisant des signes distinctifs et des formes d’expression qualifiés de répugnants par la majorité de la population (Hebdige, 1979; Gelder; Thornton 199)164

Ceci explique qu’une partie des mouvements critiques des années soixante / soixante-dix soit issue du monde des subcultures ou ait adopté leurs systèmes de valeurs. C’est «un champ de bataille politique » selon Stanley Cohen en 1980, où les groupes subalternes ont cherché à remettre en question et à redéfinir leur position sociale (Cohen, 1997 :150), et ont, à cet effet, pour reprendre les termes d’Umberto Eco (1973), entrepris « une guérilla sémiotique ». La guerre peut être menée à un niveau qui se situe en dessous de la conscience des individus membres d’une subculture spectaculaire, (même si toute

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KLANICZAY Gabor. L’underground politique, artistique, rock (1970-1980), Ethnologie française, (Vol. 36) Presses universitaires de France, 2006. En ligne https://www.cairn.info/revue-ethnologie-francaise-2006-2-page-283.htm

144 subculture reste, à un autre niveau, une communication intentionnelle), mais avec l’émergence d’un tel groupe, la guerre - et il s’agit de la guerre du surréalisme - est déclarée à un monde de la surface. (Annette Michelson, cité par Lippard, 1970)

Entre « underground » et « avant-garde », la confusion règne souvent. Ces deux mouvements sont bien différents, à la fois par leur histoire et par leur origine. Ce sont deux histoires qui se sont déroulées parallèlement, de moins à partir de 1945. « Il existe entre ces deux traditions un certain nombre de points de rencontre, de références communes, mais ces passerelles ne doivent pas faire oublier les différences. L’avant-garde, une histoire essentiellement européenne (française, russe, allemande, italienne, etc) est une histoire de destruction de ce que les nations européennes proposaient comme leur art officiel. C’est aussi dans toutes ses versions, un projet explicitement politique, communautaire, visant un partage, proche de l’utopisme. Les avants-gardes littéraires et artistiques ont eu en commun avec les parties politiques d’avant-garde une « conscience historique ». L’avant-garde, reste prise dans une tradition toute presque réthorique, y compris parfois dans le domaine de la peinture.

L’underground à son tour émerge dans un contexte culturel plus empirique et beaucoup plus expérimental ; un contexte culturel dans lequel la tradition, le passé ne jouent absolument pas le même rôle que dans les cultures européennes. Ajoutons aussi qu’il n’est pas au service d’une révolution à venir. On n’y milite pas. C’est un art de vivre contagieux, mais qui ne vous engage à rien. Sa vocation, c’est le sous-sol, le bas, parfois le vulgaire, beaucoup moins que le manifeste ou le going public si caractéristiques des avants-gardes qui continuent la plupart du temps d’avoir des ambitions esthétiques de haut niveau ».165

Si l’« underground » était une nouvelle forme d’ « avant-garde », elle serait en même temps une avant-garde méconnaissable, sans projet historique, sans révolution à son agenda, sans groupes militants, sans manifestes. Cela dit, le terreau culturel démocratique et expérimental des États-Unis dont est issue la culture de masse moderne,

165 Entretien avec KAUFFMANN Vincent, publié dans Les inrockuptibles le 04/12/2001. Histoires souterraines, In underground, l’histoire de Jean-Francois BIZOT

145 favorise beaucoup plus une culture underground qu’une culture d’avant-garde. Celle-ci a toujours été exclusive et élitaire.

Comme nous l’avons évoqué plus haut, Rayess Bek prend place sur la liste des artistes engagés touchant une partie de la jeunesse et s’inscrivant dans l’espace public depuis quelques années. La culture hip-hop continue à nous interroger, plus précisément les formes du rap underground, ce genre créé par les acteurs juvéniles de la culture populaire et qui continue de tenir une place importante dans la culture populaire. Nous cherchons aussi à nous dégager des amalgames entre le rap de la culture populaire et le rap de l’industrie culturelle ; c’est cette dernière qui s’est inspirée du rap de la rue et non l’inverse.

Si l’on s’inspire de la pensée d’Hannah Arendt qui postule l’art comme paradigme de l’être dans le monde,166 il nous est possible de considérer le rap comme discours exprimant une vision allégorique de la vie quotidienne. À travers la création culturelle et l’expression artistique, ce genre musical devient une métaphore sociale capable de nous informer sur la vision du monde de ces acteurs juvéniles de la culture populaire. Cette métaphorisation de la réalité implique un « ordre caché du fonctionnement du discours », 167

un message latent caché derrière un discours recherché et spontané. Étant un discours, il est possible de proposer une sorte d'analyse à travers un relevé systématique de la signification imaginaire ; c’est pourquoi une lecture métalinguistique du discours pourrait rendre le message manifeste. Dans cette perspective, on peut emprunter le modèle sémiologique développé par Roland Barthes, 168

et partir à la recherche du métalangage des textes du rap en s’appuyant sur les textes de « Schizophrénia » de Rayess Bek et analyser les mécanismes de formation du mythe et sa fonction.

Notre société est le lieu privilégié de l’émergence et de la propagation des significations mythiques. Étant donné l’ampleur et la place qu’occupent aujourd’hui les mass média,

166ARENDT Hannah. La crise de la culture, Gallimard, Folio Essais, 1972

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QUIVY Raymond & VAN CAMPENHOUDT Luc. Manuel de recherche en sciences sociales. Broché. Dunod, 2011. P 223

146 nous sommes confrontés quotidiennement à une profusion d’informations - publicités, presses, radios, télévisions - dont la partialité des messages véhiculés peut nous surprendre à l’occasion. Toutefois, ce qui nous apparaît comme un mal isolé et occasionnel, voire accidentel, n’est que le symptôme d’un système de signes global producteur de mythes intrinsèquement lié à la classe dominante.

Ce sont là des archétypes de ce qu’est une parole mythique. On entend par parole toute unité, qu’elle soit verbale, visuelle ou concrète, dans la mesure où elle signifie quelque chose. Mais qu’est-ce qu’un mythe ? Nous y venons. Tout système sémiologique (tout ce qui postule une signification) requiert le rapport de deux termes, le signifiant (la forme) et le signifié (le concept), dont la corrélation induit un troisième terme qu’est le signe (l’idée-en-forme). À titre d’exemple, Barthes utilise le bouquet de roses offert à l’être aimé. Nous avons bien trois termes : le signifiant (les roses en tant qu’objet), le signifié (le concept de passion) et le rapport entre les deux premiers termes, le signe (les roses « passionnalisées »). Le mythe, quant à lui, est un système sémiologique second dont le terme initial, le signifiant, n’est autre que le terme final, autrement dit le signe, d’un précédent système sémiologique.

Puisqu’on retire aux choses toute trace du produit humain, le mythe est une parole dépolitisée et dépolitisante - si l’on comprend la politique comme l’« ensemble des rapports humains dans leur structure réelle, sociale et dans leur pouvoir de fabrication du monde ».169

En évacuant le réel, le mythe restitue un monde immuable débarrassé de la complexité des actes humains qui l’ont engendré, « car la fin même des mythes, c’est d’immobiliser le monde : il faut que les mythes suggèrent et miment une économie universelle qui a fixé une fois pour toute la hiérarchie des possessions ».170

C’est en intégrant essentiellement la dimension de l’imaginaire au centre de notre analyse qu’on constate son rôle dans la création culturelle et par là-même dans les

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Barthes. Ibid. P 217

147 conduites des acteurs. Nous supposons que l’ordre caché du fonctionnement du discours des rappeurs est d’ordre mythologique. C’est le constat selon lequel le rap était entré dans l’histoire sociale et collective qui nous a amené à poser l’hypothèse que l’inscription de la culture hip hop dans la vie quotidienne de la jeunesse pouvait faire émerger une nouvelle mythologie : en quoi le Rap est-il un mythe actuel ?

Figure 22 : schéma qui trace les différences entre populaire et Underground

Culture populaire Culture Underground

• Culture ouvrière- Du peuple • Culture dominante • Politique • Divertissante • Commerciale • Vulgaire • Culture de l’homme cultivé • Culture marginale – inférieure • Engagée • Elitiste • Commerciale • Bourgeoise

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a- La culture populaire

Parler de la culture populaire, c’est essayer de donner à ce terme un sens plus large que les représentants de « culture des élites », artistes, philosophes, tenants politiques, de la civilisation, avaient coutume de le faire. Elle englobe des systèmes de valeurs, des symboliques présents dans la vie quotidienne et les rituels collectifs, des formes de langage, d’art et de comportement, au-delà des productions de la « culture noble » (artistiques, littéraires, scientifiques).

Qu’entend-on par populaire ? Ce terme est issu de peuple, qui dans la langue académique renvoie à deux définitions : soit le terme populaire signifie l’ensemble des êtres humains vivant en société, habitant un même territoire défini cité et partageant les mêmes règles sociales, une nation ; soit le populaire se définit en termes de masse, ou l’on perçoit une opposition entre le plus grand nombre et la classe dite dominante que l’on retrouve notamment dans le fondement théorique marxiste à travers l’opposition roturier / bourgeois.

Nées en Grande Bretagne dans les 1950, dans le sillage de la démocratisation émergente de l’enseignement, les études culturelles ont redéfini radicalement notre conception de la culture. Au lieu de limiter la culture aux goûts de l’homme cultivé (c’est la célèbre définition de Mathew Arnold, lequel ne fait du reste que prolonger une longue lignée d’auteurs et d’artistes opposants ce qu’il nomme culture et anarchie ; « le meilleur de ce que l’on a pensé et de ce que l’ont a écrit »), elles ont imposé une approche plus anthropologique des phénomènes culturels, définis comme l’ensemble des pratiques matérielles et symboliques d’une société. Elles s’attachent à décrire plus concrètement les manières dont les hommes donnent un sens à ce qu’ils vivent.

La conception minimaliste définit la culture populaire comme un sous-produit, un dérivé des créations culturelles des groupes dits dominants. En ces termes, elle ne serait dotée d'aucun dynamisme, d'aucune créativité, ni d'aucune autonomie. Dans cette perspective, seule la culture dite dominante, réservée aux élites, serait la culture de référence et

149 légitime et la seule reconnue comme vraie. La culture populaire ne serait qu'une mauvaise imitation, un appauvrissement culturel. Cette conception perçoit les acteurs de la culture populaire comme aliénés à la culture dominante.171

En revanche, il existe une autre vision maximaliste qui consiste à penser que la culture populaire serait égale ou supérieure à la culture savante, qu'elle ne doit rien aux élites puisqu'elle serait une production complétement autonome.172 Jean-Claude Passeron et Claude Grignon173 en avaient dénoncé les conceptions misérabilistes et populistes en envisageant la culture populaire en dehors d’une éventuelle résistance. Ainsi le groupe dit dominé dispose de sa propre culture, d’une réelle capacité à créer la culture. Au même titre que le groupe dit dominant. La culture populaire ne se définit « ni comme entièrement autonome, ni (comme une) pure imitation, ni (comme une) pure création. (…) ».174

Par conséquent, la culture est dynamique et se façonne en fonction d’interactions individuelles et dynamiques. C’est « une culture qui se fabrique au quotidien, dans les activités à la fois banales et chaque jour renouvelées ». 175

En effet, nous pensons que la culture populaire se fonde selon des rapports d’interactions que nous envisageons non pas dépendantes d’un rapport de domination, mais selon une relation réciproque, voire comme un espace social structuré et dynamique dans lequel circulent des créations culturelles construites dans la réciproque, fondée autour d’un pôle de répulsion et d’un pôle d’attraction entre les acteurs du monde social.

Par ce fait, on suppose que les acteurs de la culture populaire fabriquent leur culture à la fois par leur attraction à la culture dite dominante mais aussi par leur répulsion à cette culture, leurs productions artistiques s’inscrivent dans un processus dynamique de l’antinomie et des contradictions sociales.

171 CUCHE Denys. La notion de la culture dans les sciences sociales, La découverte, Repères, 2010

172 Ibid. P 70

173 PASSERON Jean-Claude & GRIGNON Claude. Le savant et le populaire, Gallimard, Seuil, Hautes études, 1989

174 Ibid. P 71

150 Cependant, cette communication réciproque, bien qu’elle soit opposée, emmène les acteurs dans un processus de création artistique collectif. Le mode d’action est d’ordre participatif et moins contemplatif. La culture populaire peut s’inscrire dans une dimension politique, régulée par un mouvement de contre-culture.

C’est selon ce préambule que nous définissons la culture hip-hop comme une culture populaire appartenant au peuple, inscrite dans une dynamique sociale et culturelle durable depuis la fin des années 1970, et qui remet en question le concept de domination sociale. C’est le peuple lui-même qui la crée, qui la bâtit et qui la nourrit du quotidien, souvent sombre ou en difficulté. Au-delà des expressions artistiques qu’elle met en scène, elle est aussi un style de vie vécu au quotidien. Elle est dynamique et en mouvement perpétuel. La culture hip-hop n’est jamais définitive car elle grandit. Il ne s’agit pas de contemplation, mais bien de participation culturelle. L’espace urbain devient donc un symbole d’une revendication à l’existence. C’est le désir de reconnaissance de l’espace public qui inscrit la culture dans une dimension politique.

b- La culture populaire comme forme de résistance

Dans des nombreux ouvrages contemporains sur les Cultural Studies, on cherchera en vain entre politique et postmoderne un terme comme populaire. Cette omission nous paraît plus singulière que le champ des études culturelles, a des liens forts historiques aussi bien que théoriques, avec l’étude, voire la défense de la culture populaire. Et pourtant ce silence s’explique : si le sens (globalement positif) de « populaire » n’a pas radicalement changé, ni au fond l’attitude (également positive) des études culturelles à l’égard de la culture populaire, le mot même se voit concurrencé avec un grand nombre de termes qui correspondent mieux à la démarche récente, postmoderne et multiculturelle, des Cultural Studies. Pour sa part, le terme « peuple » et non pas « the people » (moins marqué sociologiquement et politiquement), est toujours apparu dans les Cultural Studies sous le parapluie de « culture populaire ».

151 Selon le critique et le poète belge Jan Baetens, et dans ses recherches sur la culture populaire et ses ambiguïtés, le grand intérêt des Cultural Studies n’est pas d’avoir plaidé la cause de la culture populaire, mais d’avoir montré que la culture populaire n’existe pas et que les manières d’en parler sont tout sauf innocentes. En effet, pour les études culturelles, on ne peut connaître la culture populaire qu’à travers les représentations qui s’en donnent. De plus, ces représentations de la culture populaire ne sont jamais construites de l’intérieur : ceux qui « vivent » la culture populaire ne sont jamais ceux qui en (re) construisent la représentation. Cependant, l’enjeu politique de ce discours est toujours le même : minimiser autant que possible l’importance de la culture ouvrière qui commence à se manifester de manière visible, et visiblement gênante, au moment de l’industrialisation et dont les caractéristiques majeures (goût du divertissement, appel aux instincts les plus « bas » notamment) menacent les évidences de la culture dominante.

Baetens continue dans son essai à regrouper les propriétés de la culture populaire. Selon la culture d’élite, quelques propriétés de la culture populaire sont connues pour qu’on s’y attarde : grossièreté, vulgarité, manque de sérieux et de profondeur, commercialisation, goût du choc et insouciance de la durée, mise en avant du grand nombre et refus de l’individu, préférence donnée au corps au détriment de l’esprit, etc. Il s’agit de trois groupes de traits déterminants. D’une part, la culture populaire semble refuser tout ce qui touche de proche ou de loin à la distance ; c’est une culture qui exige la participation, l’imprégnation, souvent à la limite de la perte de soi. Cependant, il ne faut pas oublier les notions même de « soi » et de « quant-à-soi », tellement caractéristiques de la culture d’élite soucieuse de se distinguer des instincts du troupeau. D’autre part, c’est une culture qui insiste sur le plaisir et pas uniquement sur le corps, souvent, mais pas nécessairement, dans des formes excédant les règles en rigueur de la bienséance. Le rejet persistant du plaisir dans les débats sur le jugement esthétique montre bien que ce qui est en cause est moins le caractère socialement inacceptable de certaines formes de plaisir que la notion de plaisir même, qui se voit comme proscrite des discussions contemporaines sur l’art. À quoi s’ajoute le troisième aspect; le grand

152 écart entre la pauvreté apparente des objets qu'affectionne ou produit la culture populaire et la grande densité des significations dont ils se trouvent chargés: contrairement à ce qui semble se passer dans la culture d’élite ou bourgeoise, les objets de la culture populaire n’ont pas de valeur « objective » et restent parfaitement interchangeables entre eux, mais ils deviennent le vecteur d’une surcharge sémantique que rien ne trahit de l’extérieur. Comme le projet des Cultural Studies en Grande Bretagne est un projet politique, on s’efforce de montrer que la culture populaire est une culture de résistance. D’abord contre la culture dominante de l’élite sociale, qui se trouve refusée en bloc. Ensuite contre la culture marchande des mass media. Autant que l’abus de la culture d’élite, les premiers porte-parole du mouvement dénonçaient en effet l’influence maléfique de la culture de masse venue d’Outre d’Atlantique.