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Les formes culturelles au Liban : le discours des performances contemporaines de Rayess Bek

B- Genèse de la culture hip-hop : naissance d’un mouvement

Depuis sa naissance dans le Bronx dans les années 1970 aux Etats-Unis, plus précisément à New York dans le ghetto du Bronx ; un territoire stigmatisé par la précarité des populations majoritairement habité par les minorités ethniques Afro et Latino-Américaines, un mouvement est émergé. Pour comprendre cette émergence, il faut remonter dans l’histoire des noirs américains aux USA, notamment durant la période de la ségragation raciale légale fondée sur la couleur de la peau, et la séparation des populations blanches des noires. Il faut attendre 1964, d’innombrables mouvements de protestation et d’autres plus offensifs, pour mettre fin à ces lois ségrégationnistes, avec la proclamation du Civil Right en 1965. Or, même proclamée, la législation de déségrégation tarde à se mettre en place. Le changement des mentalités contre le racisme n’aboutit pas et le quotidien des Noirs et des minorités ethniques ne s’améliore pas, d’où la naissance du communautarisme et les ghettos des populations happées par le chômage et la précarité.

153 C’est dans ce contexte sociopolitique qu’est né le mouvement hip-hop, avec une réelle effervescence artistique : musique, danse, graphisme. Des fêtes des rues, des blocks party gagnent en popularité. La nouvelle génération du quartier s’accroche à ce nouveau genre musical et s’initie aux techniques du djing. Des danses s’improvisent sur ces rythmes à fur et à mesure dans les rues: les B.Boys ou les Breakers-Boys sont les premiers danseurs dont les chorégraphies au style acrobatique, se mélangent subtilement avec les danses traditionnelles africaines et sud-américaines. En parallèle, sur les murs de New-York apparaissent les premiers tags qui prennent une ampleur considérable, notamment suite à la publication d’un article dans le New York Times en 1971, 176 évoquant ce phénomène émergeant à travers le portrait d’un jeune homme (Démétrios) d’origine grecque dénommé Taki inscrivant son tag partout. Avec le succès du Scratch dans les blocks party. Contrairement à d’autres Djs qui animent les fêtes musicalement par des onomatopées, le DjGrandmaster Flash va initier les jeunes à écrire des paroles sur son Scratch.177

Ces onomatopées disparaissent progressivement pour donner naissance à un discours poétique et rythmé, « mi-parlé mi-chanté, des textes élaborés, rimés et rythmés ». 178

Le rap consiste alors à scander un texte de manière improvisée ou non, soutenu par un beat ; le texte est « posé » sur son son. Le mot vient du bavardage en américain : un langage articulé à la fois chanté et parlé dont les textes du rap utilisent un langage argotique, provocateur, familier parfois vulgaire ; un langage revendiquant « venir de la rue » qui est symbolique et diffusant un message à travers la mise en scène du quotidien par le biais de la métaphore tantôt romantique, tantôt violente. Ce langage se révèle complexe et riche du point de vue sémantique, « les assonances, les jeux de mots, les argumentations précises et les paronomases ».179 Les mots sont détournés et vidés de

176The New York Times, 21/07/1971, Taki 183 Spawns Pen pals

177 Le « scratch » ou le « scratching » consiste à faire bouger un disque vinyle à la main sur une platine. Le mouvement se fait d’avant en arrière. C’est ce mouvement qui produit le son scratch.

178

LAPASSADE Georges & ROUSSELOT Philippe. Le rap ou la fureur de dire, Loris Talmart, 1991

179 SHUSTERMAN Richard. L’art à l’état vif, la pensée pragmatiste et l’esthétique populaire. Minuit, 1991

154 leur contexte académique pour leur attribuer une nouvelle signification symbolique s’inscrivant dans un lexique spécifique au rap.

En France, le rap a été relayé par la jeunesse issue des immigrations maghrébines dans les banlieues populaires happées par le chômage et la pauvreté, et assimilées à des zones de non-droit de banditisme. Dans ce climat d’insécurité, certains jeunes choisissent de créer des bandes contre le racisme et la xénophobie. D’autres choisissent de s’engager dans des associations luttant contre le racisme. C’est dans ce contexte qu’est apparue la culture hip-hop en France.

En premier temps, l’émergence de cette culture correspond au milieu des années quatre– vingt dans le cadre de l’urbanité et les mass media aussi. La deuxième période correspond à l’essoufflement de cette culture dans les mass media, mais on assiste paralléllement à sa survivance ou revival dans l’underground jusque dans les années quatre-vingt-dix. La dernière période se caractérise surtout par sa gestion politique et par son retour dans les mass media et son revival dans l’underground. Le hip-hop est donc un mouvement à la fois culturel et artistique, mais ses motivations universalistes en font aussi un mouvement politique au sens strict : « il existe une forme de revendication de l’auto-construction, de résistance au système ». 180

Le message politique se situe à travers la revendication d’une visibilité dans l’espace public.

Selon Alain Touraine, on peut rapprocher l’émergence de la culture hip-hop au changement social. Cette transformation sociale se caractérise par un glissement des intérêts collectifs exprimés à travers les conflits qui jouent un rôle moteur dans le changement social :

« il existe dans notre société post-industrielle programmée, informationnelle ou de quelque nom qu’on l’appelle, un conflit central, et plus précisément un acteur central luttant pour un enjeu d’importance centrale ».181 Cet enjeu central émergeant globalement depuis les années soixante, se matérialise à travers la culture. Nous

180 BOUCHER.Manuel, Rap, expression des lascars, L’Harmattan, 1999. P 53-54

155 concevons le hip-hop comme un mouvement social, et un système d’action collective érigé en partie vers une revendication de reconnaissance sociale, par le biais de la création culturelle. Par cette création, les jeunes remettent en cause la question de la domination sociale. En outre, nous pouvons admettre la culture hip-hop dans un processus de dynamique sociale et culturelle. Selon Henry Chombart de Lauwe, « la vie sociale est marquée par la contradiction entre deux processus opposés : un processus de manipulation, expression de la dominance au pouvoir et un processus inverse de dynamique culturelle, partant de l’intérieur des groupes et pouvant permettre de renverser les situations des catégories dominées ».182

Il ajoute aussi « la dynamique culturelle (…) est l’action pour laquelle un groupe humain, prenant conscience de lui-même, utilise les techniques et le savoir qu’il possède ou qu’il reçoit d’autres groupes, crée de nouvelles œuvres, de nouvelles pratiques, de nouvelles institutions, et contribue ainsi à sortir d’un processus de reproduction de la société ou de transformation dominée uniquement par les conditions matérielles, le jeu des forces productives ». 183 Pour conclure cette partie, le hip-hop est devenu une culture universelle. Aux quatre coins de la planète, l’histoire des jeunesses et de leurs contestations se construit autour de ce mouvement. De New-York à Paris et sa banlieue, jusqu’aux rues arabes des printemps révolutionnaires, cette frange de la culture autrefois minoritaire a accompagné et accompagne encore la jeunesse aujourd’hui à travers le monde entier. Plus qu’un genre musical, le hip-hop est une esthétique, un mode de vie en perpétuelle évolution, en transformation continue, appuyée à une forme d’art qui a choisi de s’exprimer à travers le corps humain, sur les murs des villes du monde par un son novateur.

À l’aube du XXI siècle, le hip-hop devient un art populaire incontournable pour la jeunes dans le monde arabe. Il exprime un désir de trouver sa place dans des sociétés en ébullition. S’il fallait une bande-son aux révolutions arabes, elle serait hip-hop. En mettant ainsi en avant la parole sans fard, les chanteurs développent des espaces et disciplines d’expressions artistiques et culturelles en perpétuelle évolution. Le hip-hop

182 CHOMBART DE LAUWE Paul-Henry. La culture et le pouvoir. Stock,/ Monde ouvert, 1975

156 est une culture d’acteurs, dont l’innovation, la performance, la transmission, sont à

l’origine de son succès et de sa pluralité. Aujourd’hui, le rap s’étend dans les camps palestiniens au Liban et émerge comme un vecteur puissant de messages politiques et sociaux. En effet, l’existence d’un rap palestinien au Liban, et récemment le rap syrien avec l’afflux des réfugiés syriens, pose la question de l’apparition « d’une activité culturelle aussi marquée d’extranéité et distinctive ». Pratique ancrée dans la ville, le rap témoigne de l’urbanité des individus et constitue une matrice de représentations des quartiers et des camps.

Toute une nouvelle génération d’hommes et de femmes impliquée dans les événements du monde arabe s’exprime avec cette langue, cette écriture et ces gestes uniques. Une forme musicale planétaire et une tribune pour dénoncer les problèmes du quotidien. Les rappeurs arabes ont, bien avant les événements, traduit le mal-être de la jeunesse et ses aspirations, les tourments sociaux comme le titre « Schizophrénia » écrit et interprété par Rayess Bek, ainsi que ses performances audiovisuelles comme Goodbye Schlöndorff (2013) qui reflète l’ombre de la guerre civile libanaise des années 80 et qui questionne le dialogue entre image filmée par un cinéaste occidental et une bande son enregistrée sur cassettes, à partir des voix des Libanais, témoins de la guerre à l’époque.