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PARTIE 2 – BANĀRASĪDĀS À LA CROISÉE DES CHEMINS

1. Lecture du Samayasāra

1.3 Un texte fondateur pour une lignée de penseurs

Comme nous l’avons vu dans la première partie de ce travail, l’un des apports majeurs de Kundakunda à travers le Samayasāra est l’expression d’une différenciation entre une religion ritualisée, extérieure, conventionnelle, et une religion recentrée sur son principal objet d’occupation, le cheminement de l’âme à travers l’existence. Face aux volumineux compendiums doctrinaux, comme le Ṣaṭkhaṇḍāgama pour les digambara, qui dénombrent chaque élément constitutif de l’univers, qui classifie chaque principe ontologique et leur sous-catégorie, qui décortiquent la moindre particule karmique jusqu’à s’y perdre, Kundakunda propose de concentrer toute son attention sur un principe unique, le « soi » fait de perception et de connaissance, qui perçoit tout et qui connaît tout. Mais pour arriver à ce point d’absolu, il faut apprendre les catégories ontologiques, les structures cosmologiques, la physique karmique, il faut engranger le

32 Voici la transcription du commentaire en hindi moderne de l’édition utilisée (op. cit., p. 7) : « khaṇḍānvaya sahita artha – « tat naḥ ayaṃ ekaḥ ātmā astu » [tat] isa kāraṇa [naḥ] hameṃ [ayaṃ] yaha vidyamāna [ekaḥ] śuddha [ātmā] cetana-padārtha [astu] hoo. bhāvārtha isa prakāra hai – jīva-vastu cetanā-lakṣaṇa to sahaja hī hai. parantu mithyātva-pariṇāma ke kāraṇa bhramita huā apane svarūpa ko nahīṃ jānatā, isa se ajñānī hī kahanā. ataeva aisā kahā ki mithyā pariṇāma ke jāne se yahī jīva apane svarūpa kā anubhavaśīlī hoo. »

118 savoir pour parvenir à ne plus savoir qu’une seule chose33. Dans le cas présent, cette chose unique à savoir, c’est bien la véritable nature du soi, à la recherche de laquelle invite Kundakunda dans le

Samayasāra. Chez tous les auteurs de la lignée qui occupent le présent travail, sur lesquels nous allons nous pencher avec plus ou moins de détail, l’impact du Samayasāra a été si fort que Bansidhar Bhatt parle de « Samayasāra mysticism »34. Nous avons vu en effet combien ce texte est puissant d’un point de vue philosophique, combien il peut être une source de questionnement et de remise en question. Sa lecture semble provoquer des bouleversements allant jusqu’à la conversion au jainisme digambara. Un autre des textes de Kundakunda aura aussi une influence sur les penseurs situés dans son sillage, le Mokṣaprābhṛta (« Offrande à la délivrance ») dans lequel il expose, sous la forme d’un petit traité de 106 strophes, trois aspects du soi : le soi externe (bahirātman) représenté par les organes sensoriels, le soi interne (antarātman) représenté par les états psychiques, et le soi suprême (paramātman) représenté par la divinité libre de tout karman. Le jeu de la libération consiste donc à atteindre le soi suprême par la connaissance du soi interne tout en renonçant au soi externe. Cette différenciation entre les trois niveaux du soi aura un certain succès chez des penseurs inspirés par la pensée de Kundakunda35.

La relation de filiation est particulièrement évidente avec Yogīndu (c. VIe siècle) qui traite de sujets communs et qui use d’un certain sens du paradoxe rappelant son prédécesseur. Il est l’auteur de deux courts traités sur la réalisation du soi écrits en apabhraṃśa, un moyen-indien à la charnière entre le prakrit et les langues néo-indiennes pré-modernes comme la brajbhāṣā, plus accessible à un large lectorat que le sanskrit et plus rythmé que le prakrit pour faciliter l’apprentissage par coeur des strophes. Rédigé dans un style très vivant, sous la forme d’un dialogue entre le maître et son disciple, le Paramātmaprakāśa (« Lumière du/sur le soi suprême »), tout comme le Yogasāra (« Quintessence de l’activité [menant à la délivrance] »), expose les différents aspects du soi et le chemin qui mène à sa réalisation36. Yogīndu est véritablement un successeur de Kundakunda dans

33 Ce paradoxe est celui de certains « mystiques », à la manière de Saint Jean de la Croix pour qui le non-savoir intervient après le savoir. Voir par exemple Jean Baruzi, Saint Jean de la Croix et le problème de l’expérience mystique, Paris, F. Alcan, 1924, ou plus récemment la réédition de Max Milner, Poésie et vie mystique chez saint Jean de la Croix, Paris, Éditions du Félin, 2010.

34 Bhatt, « On the Epiteth nāṭaka », p. 432.

35 À côté des auteurs dont nous allons traiter plus en détail, il faut citer particulièrement Pūjyapāda (c. Ve siècle) qui, dans les premières strophes de son Samādhitantra (« Traité sur la contemplation »), décrit les trois aspects du soi interne, externe et absolu, avec une insistance particulière.

36 Les deux textes ont été édités par A. N. Upadhye (Agas, 1937). En France, Colette Caillat et Nalini Balbir ont particulièrement travaillé sur cet auteur en donnant une traduction des textes (Lumière de l’Absolu, Paris, Rivages,

119 la façon dont il use de phrases paradoxales qui viennent frapper le lecteur. Il affirme par exemple (PP, II, 60) que les mérites ne sont pas du tout enviables : les mérites mènent à la prospérité, la prospérité à la vanité, et la vanité à la perversité intellectuelle qui apportera des démérites : « puissions-nous n’obtenir aucun mérite ! » (tā puṇṇa amha mā hou), s’exclame Yogīndu à son disciple Bhaṭṭa Prabhākara, sans doute un peu secoué par l’exercice. Ou encore : le démérite (pāpa) est préférable au mérite (puṇya) car il donne une petite peine mais laisse le soi libre d’aller vers la réalisation, alors que le mérite accordera un royaume qui sera la source de bien des peines (PP, II, 60)... Il est préférable de concentrer ses pensées sur la destruction du karman et sur la connaissance du soi : un pèlerinage aux lieux saints (tīrtha) ne sauvera personne du cycle des renaissances (saṃsāra) s’il est privé de connaissance du soi (PP, I, 85). L’usage des répétions des sujets traités (cette répétition qui mène à la méditation), la construction mécanique de certains vers, l’usage de la concaténation, les métaphores tirées de la vie courante pour rendre le propos concret et immédiat, tout cela rappelle les méthodes kundakundiennes utilisées dans le Samayasāra pour rappeler que le soi est en vérité le soi suprême (PP, I, 46) et que les modifications causées par son association avec les particules karmiques ne sont réelles que d’un point de vue conventionnel (PP, I, 60) car d’un point de vue absolu le soi ne fait que percevoir et connaître (PP, I, 64), il est omniscience et tout autre mention à son propos résulte du point de vue conventionel (PP, I, 96). La mention des trois aspects du soi (PP, I, 11-15) rappelle aussi l’influence du Mokṣaprābhṛta sur une œuvre qui ne se revendique d’aucune secte en particulier, d’aucun courant, d’aucun mouvement, et qui, par les sujets traités, tend donc à l’universalisme. Comme le rappelle A. N. Upadhye en ouverture de son introduction, la popularité de Yogīndu chez les jaina versés dans la littérature spirituelle (« religious-minded ») a plusieurs raisons : d’abord l’usage de l’apabhraṃśa facilite l’accès au texte de base sans passer par un commentaire ; ensuite le niveau technique peu élevé permet d’aborder le texte sans être obligé d’avoir en tête les longues listes de principes et de sous-catégories karmiques ; enfin le commentaire (bhāṣāṭīkā) rédigé par Daulatrām Kāslīvāl en brajbhāṣā au XVIIIe

siècle relança l’intérêt de la communauté pour ce texte. Daulatrām donna en effet une traduction du commentaire sanskrit de Brahmadeva sur le Paramātmaprakāśa, un peu à la manière de ce qu’avait fait Rājamalla avec le commentaire sanskrit d’Amṛtacandra sur le Samayasāra, assurant à ce texte une plus grande popularité37, alors qu’il était plutôt destiné à la lecture des moines.

1999 ; « Le Yogasāra de Yogīndu », Bulletin d'Études Indiennes, vol. 16, 1998, p. 233-247) et un glossaire détaillé de tous les mots des textes (idem, p. 249-318).

37 Upadhye (introduction au Paramātmaprakāśa, p. 89) fait le lien entre les différents travaux de traduction, sur lesquels nous reviendrons dans la troisième partie (§ 1.3 et 2.2) : “Thus Daulatarāma has done the same service to

120 L’œuvre de Yogīndu trouvera un écho particulier dans le travail de Rāmasiṃha Muni, un moine et poète « mystique » du XIe siècle. Lui aussi avait choisi d’utiliser l’apabhraṃśa pour ses compositions littéraires en mètre dohā, facile à mémoriser. Son Dohāpāhuḍa (« Offrande de distiques »), comme l’a bien montré Colette Caillat, est plus une anthologie de strophes existentes, tirées principalement des textes de Yogīndu, qu’une véritable création38. Le choix des vers rassemblés s’est porté sur la réalisation du soi, fait de connaissance (jñānamaya) et libéré de la vieillesse et de la mort (ajarāmara). Le « mode d’expression » de Rāmasiṃha Muni, même s’il utilise un vocabulaire technique jaina, est aussi celui de la poésie spirituelle brahmanique inspirée des Upaniṣad, qui aura un certain succès chez des poètes ultérieurs comme Kabīr.

L’ère réformiste du monde médiéval indien, à laquelle appartient Kabīr, s’est aussi développée dans la sphère jaina. Parmi les réformateurs jaina, on retiendra particulièrement le nom de Tāraṇ Taraṇ Svāmī (1448-1515), connu pour s’être opposé à l’accent mis sur le rituel et sur l’autorité des bhaṭṭāraka, ces pontifes digambara qui dirigeaient les grands temples et possédaient les attributs royaux « jusqu’à se prendre eux-mêmes pour des rois », selon l’expression de Paul Dundas39. Face à cette religion ritualisée qui vénère des personnages assoiffés de pouvoir, Tāraṇ Svāmī accorde une grande importance à l’étude des textes, et notamment ceux de Kundakunda et Yogīndu40. Il est né dans le village de Puṣpavātī, aujourd’hui Bilhari au Madhya Pradesh, d’un père de la caste des Parvār. Entre 11 et 21 ans, il étudie les textes jaina ; à 30 ans, après avoir passé neuf ans à chercher sa voie spirituelle, il prend le vœu de chasteté41 ; à 60 ans il se défait de tout vêtement et devient un moine digambara. Il devait mourir six ans plus tard, en laissant une œuvre importante derrière lui, composée de quatorze textes répartis en cinq catégories :

1) Réflexions sur les discussions [autour du Triple Joyau] (Vicāra-mata) : Mālārohaṇa (« L’Offrande de guirlandes », sur la Croyance droite, 32 strophes), Paṇḍita-pūjā (« Le culte au

the study of Paramātmaprakāśa as that rendered by Rājamalla and Pāṇḍe Hemarāja to that of Samayasāra and Pravacanasāra”.

38 Colette Caillat a consacré deux articles à cet auteur : « Expressions de la quête spirituelle dans le Dohāpāhuḍa (anthologie jaina en apabhraṃśa), et dans quelques textes brahmaniques » (1975), et « L’Offrande de distique (Dohāpāhuḍa) : Traduction de l’Apabhraṃśa » (1976). Voir bibliographie.

39 The Jains, 2d edition, 2002, p. 125.

40 Sur ce personnage, son action sociale et ses textes, voir John E. Cort, “A Fifteenth-Century Digambar Jain Mystic and his Followers : Tāraṇ Taraṇ Svāmī and the Tāraṇ Svāmī Panth”, London, 2006 (p. 271 pour cette remarque). On pourra aussi se reporter à la notice de Kristi Wiley, Historical dictionary of Jainism, p. 210-212.

41 J. Cort signale à juste titre que ces renonçants laïcs ont joué un rôle important dans le maintien des idéaux de renonciation dans la société jaina (« these non-monastic renouncers played an important role in maintaining the ideals of renunciation », op. cit., p. 265).

121 savant », sur la Connaissance droite, 32 strophes), Kamala-battīsī (« Les trente-deux strophes du Lotus », sur la Conduite droite, 32 strophes) ;

2) Réflexions sur la conduite (Ācāra-mata) : Śrāvakācāra (« Conduite du laïc », 462 strophes) ; 3) Réflexions sur l’enseignement essentiel (Sāra-mata) : Jñāna-samuccaya-sāra (« Quintessence

de l’ensemble de la Connaissance », 908 strophes), Tribhaṅgī-sāra (« Quintessence de la Triade », 71 strophes), Upadeśa-śuddha-sāra (« Pure quintessence de l’enseignement », 588 strophes) ;

4) Réflexions sur la pureté (Mamala-mata) : Mamala-pahuḍa (« Manuel de Pureté », recueil de chants de près de 3200 strophes), Caubīsa-ṭhāna (« Vingt-quatre Topiques ») ;

5) Réflexions sur l’omniscience (Kevala-mata) : Chadmastha-vāṇī (« Paroles du Presque Réalisé », prose d’une dizaine de pages), Nāma-mālā (« Guirlande de noms », prose), Khātikā-viśeṣa (Spécialités du Déracineur ?, mélange de vers et de prose), Siddha-subhāva (« Nature du Réalisé », prose), Sunna-subhāva (« Nature du Vide », prose).

Rédigés principalement en vieil hindi du Bundelkhand, dans la région de Gwalior, ses textes sont émaillés de citations en sanskrit, prakrit et apabhraṃśa, tirés des œuvres de Kundakunda, Umāsvāti, Samantabhadra ou encore Yogīndu. Tāraṇ Svāmī a eu de nombreux adeptes, toutes castes et religions confondues (śvetāmbara, digambara, hindous, musulmans), qui ont fondé le « Tāraṇ Svāmī Panth », opposé notamment au culte des images, Tīrthaṅkara compris. John Cort rapporte que deux grands intellectuels digambara de l’ère moderne, Śītalprasād (1879-1942) et Paṇḍit Phūlcandra Siddhānta Śāstrī (1901-1991), le voit comme un mystique digambara dans la lignée de Kundakunda, inspiré par le niścaya-naya. Car ce qui se joue en toile de fond, c’est bien la différenciation entre une religion conventionnelle et une pensée religieuse absolue, libérée des habitudes ritualistes et recentrée sur la seule quête d’un soi pur et fait de connaissance. La réforme vient certes d’un laxisme des moines et du goût démesuré pour le pouvoir des bhaṭṭāraka, mais elle vient aussi de la lecture radicale de la pensée de Kundakunda, après qui une religion ritualisée ne semble plus possible à certains. Tāraṇ Svāmī ira jusqu’au bout de ses convictions, prendra un solide vœu de chasteté, finira par prendre les vœux monastiques et sera le fondateur d’un nouveau « chemin » (pantha) vers une religion intellectualisée.

L’avènement et le travail de Tāraṇ Svāmī favorisa sans doute un regain d’intérêt pour la pensée kundakundienne, au point que le XVIe siècle verra la traduction en langue vernaculaire du

Samayasāra-kalaśa d’Amṛtacandra par Rājamalla Pāṇḍe, un événement fondateur puisque la pensée de Kundakunda pouvait alors se diffuser auprès d’un public de plus en plus large qui n’avait pas forcément accès à ces textes savants mais qui était de plus en plus avide de connaissance. La lecture du Samayasāra-kalaśa-bālabodha a en tout cas troublé Banārasīdās au point qu’il changea

122 d’attitude de manière si fondamentale qu’il dut revenir à une façon plus conventionnelle de vivre sa religion – à travers les échelles de perfection – pour continuer de subsister aux besoins de sa famille. L’accès aux textes philosophiques, l’impact de ces textes sur le lectorat, le besoin de réécriture qu’ils suscitent font que Banārasīdās est à la croisée des chemins entre les langues savantes et les langues vernaculaires, entre le monde ancien et le monde moderne, entre une conviction absolue et une religion qui autorise des graduations vers l’absolu.