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Une « éclosion de poèmes savoureux » et trois phases d’écriture

PARTIE 2 – BANĀRASĪDĀS À LA CROISÉE DES CHEMINS

1. Lecture du Samayasāra

1.1 Une « éclosion de poèmes savoureux » et trois phases d’écriture

La lecture de l’Ardhakathānaka dévoile donc trois phases d’écriture, auxquelles, pour être tout à fait complet, il faut ajouter une phase de jeunesse qui voit la rédaction d’un traité érotique intitulé le

Navarasa « Les Neuf sentiments » (AK 179), mais ce texte a été renié par son auteur qui commit un geste radical, celui de jeter les feuillets du manuscrit original dans la rivière Gomatī du haut d’un pont à Jaunpur (AK 265-268). Ce texte serait l’œuvre d’un « mauvais poète » (kukavi) dont la postérité n’aura pas à se charger mais sur lequel l’historien de la littérature (et le codicologue !) aurait aimé se pencher. D’autant plus que la période « pré-Samayasāra » est une période relativement calme durant laquelle Banārasīdās compose une Nāmamālā (« Guirlande de noms ») et un éloge du Tīrthaṅkara Ajitanātha4 (AK 386-387). Cette réécriture de la Nāmamālā fait sans doute suite à sa lecture de la Nāmamālā de Dhanañjaya, un dictionnaire sanskrit du IXe siècle, qui donne les synonymes et les homonymes pour chaque entrée. Ce texte a fait partie du bagage « scolaire » du jeune Banārasīdās qui l’étudia sous l’égide du Paṇḍit Devadatta avec d’autres manuels de grammaire, de mathématiques et d’astrologie5. La Nāmamālā a été publiée en 1941 par Jugul Kiśor Mukhtār mais nous l’exclurons de notre étude pour deux raisons : nos recherches ne nous ont pas permis de mettre la main sur cette édition6, et le sujet du texte est trop éloigné des discussions qui occupent le présent travail pour y être incorporé.

La deuxième phase, post-Samayasāra, est « une éclosion de poèmes savoureux » selon les mots de Banārasīdās lui-même7 pour laquelle il donne une série de titres en deux livraisons : la première (AK 596-597) voit la rédaction « à chaud », c’est-à-dire immédiatement après la lecture du

Samayasāra, d’un ensemble de textes : la Jñānapaccīsī (« Vingt-cinq strophes sur la

4 Selon Mukund Lath, l’hommage à « Ravicanda » placé en exergue à l’Ajitanātha ke chanda serait un hommage de Banārasīdās à son maître Bhānucandra, moine śvetāmbara du Kharataragaccha, « Ravi » désignant le soleil et renvoyant à « Bhānu », la lumière (Half a Tale, p. 180).

5 Voir AK 169, Histoire à demi, op. cit., p. 76 et note. La Nāmamālā de Dhanañjaya a été publiée en 1950 par Śambhunātha Tripāṭhī (Kāśī, Bhāratīya Jñānapīṭha) avec le commentaire d’Amarakīrti.

6 Selon Ravīndra Kumār Jain, J. K. Mukhtār a utilisé deux manuscrits de la Nāmalālā conservés dans un temple à Delhi. L’auteur relate ensuite son incapacité à trouver d’autres copies du texte en ayant pourtant cherché à Agra, Aligarh, Mathura, Firozabad, Jaipur, Bikaner et Jaunpur (Kavivar Banārasīdās, Delhi, 1966, p. 134 ; sur la Nāmamālā voir p. 131-141).

108 connaissance ») où l’enseignement du vrai maître (sadguru) est un médicament (auṣadha) contre cette maladie (roga) qu’est le karman8 ; la Dhyānabattīsī (« Trente-deux strophes sur la concentration ») dans laquelle il revient sur les différents catégories de concentration abordées dans les milieux digambara9 ; et une réécriture du Śivamandirastotra [Kalyāṇamandira-stotra] (« Hommage au temple de l’absolu ») une célèbre prière au Tīrthaṅkara Pārśvanātha traduit d’un poème sanskrit de Kumudacandra (début XVIIe siècle) qui invite à une intériorisation de la vie religieuse qui peut être exprimée en termes jaina ou śaiva10, ainsi que l’indique l’ambivalence du titre de l’œuvre.

La seconde série qu’il mentionne (AK 625-628) comporte un grand nombre de titres que nous allons énumérer dans l’ordre de leur apparition : la traduction avec son ami ādhyātmika Kuṃvarapāl de la Sūktamuktāvalī, un poème sanskrit de Somaprabha11 ; l’Adhyātmabattīsī (« Trente-deux strophes sur le soi suprême ») aux forts accents kundakundiens ; la Mokṣapaiḍī (« L’Échelle vers la délivrance ») sous la forme d’une performance littéraire avec des rimes en «

-llā » d’un bout à l’autre du texte ; l’Adhyātmaphāga (« Célébration du soi suprême ») rédigé à la manière d’une chanson chantée lors du festival du printemps et qui est d’ailleurs un des rares textes à comporter un refrain12 ; la Bhavasindhucaturdaśī (« Quatorze strophes sur l’océan des existences ») qui file la métophore des vies pareilles à des rivières qui s’écoulent inexorablement dans l’océan du saṃsāra ; la Śivapaccīsī (« Vingt-cinq strophes sur l’absolu ») qui évoque notamment l’identité de l’âme avec l’absolu dans un mélange de théorite kundakundienne et de non-dualité védāntique13 ; le Sahasāṭhottara (« Les Cent-huit noms [du Jina] ») dans le style panindien des « guirlandes » de noms associés à des divinités ; la Karmachattīsī (« Trente-six strophes sur le karman ») qui se révèle être un melting-pot de théories médicales et de miscellanées

8 timira-roga soṃ naina jyoṃ, lakhai aura kī aura / tyoṃ tuma saṃśaya meṃ pare, mithyā mati kī daura // JP_12 // jyoṃ auṣadha añjana kiye, timira-roga miṭa jāya / tyoṃ sata-guru-upadeśatauṃ, saṃśaya vega vilāya // JP_13 //

9 Banārasīdās, Dhyānabattīsī : 32 steps to self-realisation, trans. by J. Petit, Mumbai, Hindi Granth Karyalay, 2010.

10 Ce trait est noté par P. Dundas (History, Scripture and Controversy, p. 67).

11 M. Lath lit « Sukti-mukāvalī », une variante reprise par J. Cort, qui serait une traduction libre d’une collection de courts poèmes didactiques rédigés en sanskrit par Somaprabha (XIIIe-XVe siècles) sous le titre de Sinduraprakāra (voir Half a Tale, p. 200). Le biographe Kastūracand Kāslivāl est l’auteur d’une étude sur ce personnage, Bhaṭṭāraka Ratnakīrti evaṃ Kumudacandra, vyaktitva evaṃ kṛtitva : saṃvat 1631 se 1700 taka hone vāle 68 kaviyoṃ kā paricaya, mūlyāṅkana, tathā unakī kṛtiyoṃ kā mūla pāṭha (Jayapura : Śrī Mahāvīra Grantha Akādamī, 1981).

12 Bhalā adhyātama bina kyoṃ pāiye ? que l’on pourrait traduire par : « Eh bien, qu’obtenir sinon le soi suprême ? ».

109 jaina sur l’âme et le karman14 ; la Jhūlanā (« Les Balancements ») identifiée à la

Paramārthahiṇḍolanā (« Les Balancements de l’absolu »). La liste donnée par Banārasīdās se termine par la mention de deux gloses en hindi (doī vacanikā)15, un huitain (aṣṭaka)16, un chant (gīta) identifié à l’Adhyātmagīta (« Chant sur le soi suprême ») et une énigme, l’Āṃkheṃ doī vidhi (« Deux sortes de visions »)17.

La troisième phase d’écriture, post-Gommaṭasāra, voit la rédaction du Samayasāra-nāṭaka, un texte essentiel sur lequel nous nous attarderont dans le chapitre suivant (§ 2.2 notamment). Cette phase est beaucoup plus sereine que la précédente18 et les textes qui en émergent sont parmi les plus structurés. La preuve de cette affirmation réside dans la strophe finale du Karmaprakṛti-vidhāna, le seul texte daté par l’auteur, à la manière d’un colophon de manuscrit : « saṃvat sattasa sau

samaya, phālguṇa māsa vasanta / ṛtu śaśi-vāsara saptamī, taba yaha bhayo siddhānta » « Au moment de l’année saṃvat 1700 (= 1643 de notre ère), au mois de phālguṇa (février/mars) pendant la saison du printemps, le septième jour de la quinzaine lunaire (claire), ce [texte] a été terminé. » Banārasīdās devait mourir dans l’année 1643, aussi n’est-ce peut-être pas pour rien qu’il date ce texte qui est vu comme son dernier travail.

Parmi la cinquantaine de textes rassemblés dans le Banārasīvilāsa, on trouve donc des poèmes adressés à des divinités destinés à être chantés lors des pūjā, des traductions de poèmes sanskrits qui devaient être célèbres à l’époque, des textes de propagande jaina et une grande majorité de textes centrés sur un sujet philosophico-spirituel (la connaissance, le soi suprême, la méditation, le karman, etc.). Les textes sont le plus souvent versifiés, avec une certaine diversité dans les mètres utilisés, et quelques-uns sont en prose, placés à la fin du recueil. On peut se demander d’ailleurs ce qui a bien pu présider à l’ordonnancement par Jagjīvan de ces textes épars. En comparant les textes

14 Voir J. Petit, « Banārasīdās’s Karmachattīsī - Thirty-six stanzas on Karma », dans Svasti - Essays in Honour of Prof. Hampa Nagarajaiah, N. Balbir (ed.), 2010, p. 231–242.

15 Sans doute la paramārtha-vacanikā et, selon Lath, l’Upādāna nimitta kī chiṭṭhi, cette « lettre » n’étant pas rédigée dans un style épistolaire mais plutôt dans le style discursif d’une vacanikā (id., p. 203).

16 Le BV rassemble plusieurs huitains : Śaradāṣṭaka, Avasthāṣṭaka, Ṣaṭdarśanāṣṭaka. Par ailleurs, quatre poèmes de l’Adhyātmapadapaṅkti sont des huitains (n° 6, 7, 8, 16).

17 M. Lath rapproche ce titre de l’Adhyātmapadapaṅkti du BV dans lequel deux huitains évoquent deux visions opposées, celle d’un homme attaché à ses passions et celle d’un homme qui verrait avec l’« œil interne de la vérité » (Id., p. 202).

110 cités au fil de l’AK avec la place qu’ils occupent dans la table des matières du BV19, on peut remarquer que le compilateur n’a pas choisi un ordre chronologique. En effet, l’Ajitanātha ke

chanda rédigé en 1613 apparaît en 36e position, loin derrière le Karmaprakṛti-vidhāna composé en 1643 et placé en 7e position. L’AK cite dans l’ordre : Jñānapaccīsī, Dhyānabattīsī,

Adhyātmabattīsī, Śivapaccīsī, Karmachattīsī ; dans l’édition ces textes sont rassemblés (11e à 15e positions) mais ils sont placés dans le désordre : Karmachattīsī, Dhyānabattīsī, Adhyātmabattīsī,

Jñānapaccīsī, Śivapaccīsī. La Sūktamuktāvalī, qui appartient à la même phase d’écriture que ces textes, est placée en deuxième position. On pourrait alors penser à un classement par nombre de strophes puisque les textes en prose sont placés en fin de volume, mais l’argument ne tient pas : si le premier texte compte 103 strophes, le troisième 52 et la cinquième 15 strophes, le sixième en compte 104, le septième 175 et le huitième 44, etc. On peut alors imaginer un classement, d’ailleurs très en vogue de nos jours, en fonction de la popularité des textes. Les deux premiers sont des traductions de poèmes sanskrits célèbres récités lors du rituel quotidien, le troisième est le fameux éloge de Banārasīdās, sur lequel nous reviendrons, qui devait être en vogue dans les milieux ādhyātmika, le quatrième est un texte de propagande qui met en parallèle les quatre Veda brahmaniques et les quatre Anuyoga du canon digambara, le cinquième aide à la lecture d’un texte célèbre de Hemacandra, le sixième et le septième sont des petits traités à l’usage des laïcs centrés sur des sujets primordiaux, puis on trouve le groupe des textes « à chiffre » : battīsī, chattīsī,

paccīsī, caturdaśī, solaha, teraha. Enfin on trouve d’autres textes plus courts, d’une dizaine de strophes, au style moins enlevé que les précédents. Ce classement par cote de popularité tiendrait donc la démonstration et pourrait être retenu ici.

1.2 L’affaire « Rājamalla » : Banārasīdās a-t-il lu Kundakunda ?

À la mort de sa seconde épouse, Banārasīdās part se remarier à Khairabad en 1623 avec la fille d’un certain Begā Sāhu du clan des Kūkaṛī.

Il rencontra à cette occasion Arathmal Ḍhor. Il faisait partie du mouvement Adhyātma et en parlait avec verve. Celui-ci, qui voulait le bien de Banārasī, lui offrit le texte du Samayasāra

Nāṭaka. Rājamalla en avait fait un commentaire. Il présenta le livre à Banārasī et lui dit : « Lis ceci, la vérité pénètrera ton esprit ». Alors Banārasī lisait constamment. Son esprit réfléchissait aux mots et à leurs sens. Il ne parvenait pas à saisir l’essence du Soi suprême. Il considérait l’acte rituel extérieur comme insignifiant. Le goût du rituel s’était estompé, la

111 saveur de l’âme n’était pas encore présente. Telle était la situation de Banārasī, pareille au pet du chameau20.

La première interrogation que l’on peut avoir à la lecture de ce paragraphe est de savoir si le texte qu’Arathmal Ḍhor donne à Banārasīdās est le texte prakrit de Kundakunda. On remarque tout d’abord que Banārasīdās nomme le texte « Samayasāra Nāṭaka », un détail qui pourrait nous mener directement sur la piste d’un commentaire, or on sait que ce nom « dramatique » était donné au

Samayasāra lui-même21. Ce nom devait donc être celui sous lequel était connu le texte de Kundakunda à l’époque de Banārasīdās. Il annonce par ailleurs aux lecteurs de son autobiographie, au moment où il fait le point sur la liste de ses qualités, qu’il « récite un sanskrit et un prakrit irréprochables, [qu’il est] éveillé à diverses langues régionales et [qu’il] connaît la différence entre le mot et le sens »22. On peut donc imaginer qu’il pouvait facilement lire un texte en prakrit.

Mais un élément vient étayer la thèse selon laquelle Banārasīdās aurait seulement lu le commentaire de Rājamalla sur les Samayasāra-kalaśa d’Amṛtacandra, le pronom « so » du deuxième pāda de la strophe 593 traduite ici littéralement : « Rājamalla en avait fait une ṭīkā, c’est ce manuscrit (so pothī) qui a été posé devant lui ». Banārasīdās n’est pas un grand adepte de l’utilisation des pronoms au fil de son récit personnel, ce qui confère un poids supplémentaire à celui-ci. Nous ne voulons pas enlever à Banārasīdās le plaisir d’avoir lu ce texte dans la langue de Kundakunda, mais nous sommes aussi alertés par une absence de taille dans l’ensemble de l’Ardhakathānaka : le nom de Kundakunda n’est jamais cité. Cette absence est d’autant plus significative que Banārasīdās n’hésite pas à donner le nom de Rājamalla. On note aussi l’absence du nom de Nemicandra, auteur du Gommaṭasāra, comme si ces traités anciens étaient connus seulement par leur titre, comme s’ils étaient désincarnés, à la manière des Upaniṣad, des

Brahmasūtra et de la Bhagavad Gītā des védāntin. On connaît ces textes par leurs commentateurs

20 taba tahāṃ mile Arathamala Ḍhora / karaiṃ Adhyātama bātaiṃ jora // tini Banārasī sauṃ hita kiyau / Samaisāra Nāṭaka likhi diyau // AK_592 // Rājamalla naiṃ ṭīkā karī / so pothī tini āgai dharī // kahai Banārasi sauṃ tū bāñcu / tere mana āvegā sāñcu // AK_593 // taba Banārasi bāñcai nitta / bhāṣā aratha bicārai citta // pāvai nehīṃ adhyātama peca / mānai bāhija kiriā heca // AK_594 // (traduction reprise d’Histoire à demi, op. cit., p. 119).

21 Ce fait a été mis en évidence par B. Bhatt, « On the Epithet nāṭaka for the Samayasāra of Kundakunda » (1994). A. N. Upadhye avait noté par ailleurs que le Samayasāra est inclus dans une « triade de drames religieux » (nāṭaka-traya) formée avec le Pañcāstikāyasāra et le Pravacanasāra. Il dit que ces trois textes ont été appelés ainsi « techniquement », sans dire quel commentateur a utilisé en premier cette désignation. Il émet par ailleurs l’hypothèse que cette triade a été formée pour assurer le pendant de la triade du Vedānta composée par les Upaniṣad, les Brahmasūtra et la Bhagavad-gītā (« Introduction: An Essay on Kundakunda », op. cit., p. 1).

112 essentiellement, qui les transmettent via d’autres langues, au monde savant en sanskrit, et à ceux que l’on appelle aujourd’hui le « grand public cultivé » en langue vernaculaire (bhāṣā).

Pour en savoir plus sur le chemin qu’emprunta ce texte jusqu’aux mains de Banārasīdās, il nous faut regarder de près la praśasti finale qu’il offre à ses lecteurs à la fin du Samayasāra-nāṭaka. C’est un cadeau assez rare chez les auteurs indiens que de dire des choses sur eux-mêmes et sur leurs motivations d’une façon aussi détaillée. La générosité de Banārasīdās est une haubaine pour le chercheur qui, dans sa quête de « traces » historiques, trouve ici une empreinte de taille. Après avoir signalé que son livre (grantha) est bien une bhāṣā23, une réécriture en langue vernaculaire, il dit tout de suite qu’il a illustré les guṇasthāna. La place de cette mention dans le deuxième pāda de la première strophe marque l’importance du sujet pour Banārasīdās qui rédigea ce texte juste après avoir lu le Gommaṭasāra. Il compare ensuite le Samayasāra à un océan dont les rives restent inaccessibles à la rivère qu’est l’esprit d’un homme tel que lui. « Le Samayasāra Nāṭaka est aussi indescriptible que la légèreté d’esprit du poète », chante-t-il modestement24. Puis Banārasīdās cite ses sources :

Kundakundācārija prathama gāthā-badha kari,

Samaisāra Nāṭaka vicāri nāma dayau hai / tāhī kī paraṃparā Amṛtacandra bhaye tina, saṃsakṛta Kalasa saṃhāri sukha layau hai // pragaṭyau Banārasī gṛhastha sirīmāla aba, kiye haiṃ kavitta hiyai bodhi-bīja bayau hai / sabada anādi tā maiṃ aratha anādi jīva,

Nāṭaka anādi yauṃ anādi hī kau bhayau hai // SSN_14.8 //

En premier, c’est le maître Kundakunda qui, après avoir composé les strophes, après avoir pensé le

Samayasāra Nāṭaka, lui a donné ce nom. Dans sa lignée, il y a eu Amṛtacandra, qui a eu le bonheur de rédiger en sanskrit les Kalaśa. Aujourd’hui, Banārasīdās, maître de maison śrīmālī, a composé ce poème : la graine de l’éveil s’était déposée dans son cœur. Puisque les mots et leurs sens sont éternels, puisque l’âme est éternelle, alors le Nāṭaka est éternel.

Après avoir fait la différence entre les bons poètes qui parlent en suivant la doctrine (kahai

siddhānta pravāṃna) et les mauvais qui ont à l’esprit la réputation (khyāti), l’avarice (lābha) et la

23 bhayau grantha saṃpūrana bhākhā / varanī gunathānaka kī sākhā (SSN 14.1).

113

pūjā (sic !) mais qui ignorent les différents chemins qui mènent à l’absolu25, Banārasīdās évoque à nouveau la lignée d’auteurs qui le mena à cette rédaction :

aba yaha bāta kahūṃ hai jaise / Nāṭaka bhāṣā bhayau su aisei //

Kundakunda Muni mūla udharatā / Amṛtacandra ṭīkā ke karatā // SSN_14.21 //

Samaisāra Nāṭaka sukha-dānī / ṭīkā sahita saṃskṛta vānī //

paṇḍita paḍhai su diṛha-mati būjhai / alapa-matī kauṃ aratha na sujhai // SSN_14.22 // Paṇḍe Rājamalla jinadharmī / Samaisāra Nāṭaka ke marmī //

tina girantha kī ṭīkā kīnī / Bālabodha sugama kara dīnī // SSN_14.23 // ihi vidhi Bodha-vacanikā phailī / samai pāya Adhyātama sailī //

pragaṭī jaga māṃhī jina-vānī / ghara ghara Nāṭaka kathā bakhānī // SSN_14.24 //

Maintenant je vais dire un mot sur les bonnes versions du Nāṭaka. Le moine Kundakunda est le premier créateur. Amṛtacandra est le commentateur. Le Samayasāra Nāṭaka, donateur de bonheur, pouvait donc être lu par les savants avec un commentaire en langue sanskrite. Ceux qui étaient très intelligents comprenaient, mais le sens n’apparaissait pas aux plus faibles d’esprit26. Le laïc jaina Rājamalla Pāṇḍe, qui avait une connaissance profonde du Samayasāra Nāṭaka, réalisa un commentaire de ce livre. Il donna un Bālabodha (« Éveil des simples ») facilement accessible. De cette manière la Bodha-vacanikā se propagea. C’est à cette occasion qu’il y eut le courant Adhyātma27. Les paroles du Jina devinrent claires pour tout le monde. L’histoire du Nāṭaka était récitée dans tous les foyers.

Banārasīdās indique bien le chemin des commentaires : les Kalaśa sanskrits d’Amṛtacandra ont été glosés en bhāṣā par Rājamalla. Il fallait donc orienter la recherche vers le texte d’Amṛtacandra et trouver un Samayasāra-kalaśa « -bālabodha » ou « -bodhavacanikā » ou « -ṭīkā ». La seule information que donne R. Wiles28 est l’existence d’une Kalaśaṭīkā par Rāyamalla, commentaire en

25 khyāti lābha pūjā mana ānai / paramāratha-patha bheda na jānai (SSN 14.13).

26 Il n’est pas rare de voir Banārasīdās signer ses textes « alpamatī Banārasī ». Il se range donc du côté des alpamatī à qui est bien utile le Bālabodha de Rājamalla. Les alpamatī constituent en quelque sorte un état intermédiaire entre le savant lettré (paṇḍita, jñānin) et l’ignorant égaré (mūḍha, ajñānin).

27 Ce pāda semble inoffensif mais il décrit pourtant la création du courant Adhyātma. L’expression « samai pāya » deviendra en hindi moderne « samaya pākara » signalé comme adverbe par McGregor, « on obtaining an opportunity » (McG, p. 985). Le terme « sailī (śailī) » qui signifie en sanskrit l’habitude, la coutume, et en hindi moderne le style, la tendance, définit en quelque sorte la nature de l’Adhyātma qui est plus une façon de vivre qu’un véritable mouvement religieux institutionalisé. Ce terme important sera discuté plus loin (Partie 3 § 1.2).

114 hindi sur les kalaśa d’Amṛtacandra, information prise de Velaṅkar (Jinaratnakośa, p. 418b). « However, poursuit Wiles, Upadhye cites information from Premi suggesting that Rāyamalla had