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PARTIE 2 – BANĀRASĪDĀS À LA CROISÉE DES CHEMINS

6 pramatta-virata Contrôle de soi complet avec négligence

3.2 Les onze Étapes de perfection (pratimā)

Les pratimā sont entièrement tournées vers le laïc159 et assurent sa transition vers une éventuelle prise des vœux monastiques. Elles interviennent, comme l’illustre Banārasīdās dans le chapitre 13 du SSN traduit ci-dessus, au moment du cinquième échelon160, celui du laïc par excellence, en route vers la vie monastique. Elles sont donc placées à un tournant décisif, à l’heure d’un choix sur lequel on ne revient pas, un pas à franchir qui pose bien des problèmes aux laïcs attachés à leur vie quotidienne.

« Les adeptes laïques, engagés qu’ils sont dans la vie séculière, ne sauraient prétendre à la délivrance finale. Ils restent soumis à une série plus ou moins longue de renaissances successives, selon le degré de perfection morale auquel ils parviennent par leur conduite. Mais il leur est loisible de hâter leur salut, en abandonnant le monde et en se faisant ascètes. Ils ont alors parcouru les divers stades que comporte la vie religieuse du laïque. Ces stades ou pratimâs, sont au nombre de onze. »161

Armand Guérinot avait trouvé les mots justes pour définir les pratimā. Il l’est l’un des premiers savants à leur avoir consacré une place dans un manuel de jainologie. L’étude la plus minutieuse revient ensuite à R. Williams qui compare les listes śvetāmbara et digambara et donne le détail de chaque étape162. P. S. Jaini leur fait aussi une place dans son manuel au chapitre des laïcs163. D’après ces auteurs, on peut décrire brièvement les pratimā :

158 avirata-guṇathāna ādi chīnamoha anta, nava-guṇathāna niti sādhaka ko khetu hai (NDV 1).

159 Le JSK ne développe d’ailleurs pas l’entrée « pratimā » mais renvoie à l’entrée « śrāvaka ».

160 Voir le tableau des guṇasthāna et des pratimā en Annexe 3.

161 A. Guérinot, La religion djaïna, Paris, 1926, p. 260.

162 R. Williams, Jaina Yoga, Londres, 1963, p. 172-181.

184 1. L’étape de la croyance (darśana-pratimā) est celle où le laïc est un simple croyant, un

śrāvaka qui a foi dans l’enseignement des Jina, « sans se livrer à aucune manifestation cultuelle » ajoute Guérinot. Cette étape est marquée par l’importance des huit qualités majeures (mūla-guṇa).

2. L’étape de la prise des vœux (vrata-pratimā) : le « croyant » devient alors « adhérent », et s’applique à suivre les cinq vœux fondamentaux (mahāvrata) qui assurent la Conduite droite. Elle implique aussi la prise des trois vœux de vertu (guṇa-vrata) et des quatre règles d’apprentissage (śikṣā-vrata).

3. L’étape de l’égalité d’âme (sāmāyika-pratimā) est une étape pratique au cours de laquelle l’adepte s’exerce à maîtriser ses passions et à regarder les contraires d’un œil égal. Il pratique la méditation, la concentration, et tient plusieurs fois par jour la position de l’abandon du corps (kāyotsarga)164. Le laïc commence ainsi à imiter le moine et prend les vœux mineurs (aṇuvrata) qui se rapprochent des vœux monastiques.

4. L’étape du jeûne pendant les jours saints (poṣadha-pratimā) aide les plus gourmands – Banārasīdās se reconnaîtra – à s’entraîner aux difficultés du jeûne. Elle propose d’arriver à observer ensuite quatre jeûnes par mois.

5. L’étape de renoncement à la nourriture douée de vie (sacittatyāga-pratimā) force le laïc à redoubler d’attention dans sa vie quotidienne. Il renonce ainsi aux aliments qui comportent des formes de vie (certains fruits par exemple) ou qui nécessitent de faire violence aux êtres vivants pour être consommés, comme l’arrachage des légumes-racines.

6. L’étape de la jouissance nocturne (rātribhakta-pratimā), c’est-à-dire de la continence diurne, est une première marche vers la chasteté totale. Cette étape est parfois lue par certains auteurs digambara comme une interdiction de manger la nuit (rātri-bhukta-tyāga), un acte qui pourrait entraîner de nuire aux êtres vivants que l’on ne verrait pas en mangeant.

7. L’étape de chasteté totale (brahmacarya-pratimā) est une étape difficile pour le laïc, si l’on en croit les préoccupations de Banārasīdās et les nombreux textes qui l’évoquent. La chasteté englobe l’abstinence sexuelle mais aussi l’interdiction de se trouver seul avec une femme, d’engager la conversation avec une femme, d’éprouver la moindre manifestation de désir pour autrui, de prendre soin de son apparence personnelle, de ses habits ou de ses ornements.

8. L’étape de renoncement aux entreprises quotidiennes (ārambha-tyāga-pratimā) est une marche de plus vers la vie monastique. L’adepte abandonne ici ses occupations séculières car elles

164 Le terme « pratimā » signifie d’ailleurs « statue » et renvoie précisément à la posture du kāyotsarga dans laquelle sont le plus souvent représentées les idoles jaina.

185 font injure aux êtres vivants, mais il n’est pas encore interdit de demander à ses serviteurs d’exercer indirectement une activité pour assurer son existence.

9. L’étape de renoncement aux acquisitions (parigraha-tyāga-pratimā)165 est la dernière étape de transition du stade de maître de maison vers le stade monastique. L’adepte abandonne ici l’ensemble de ses biens et l’envie d’en acquérir de nouveaux. « À ce stade, affirme Guérinot, il remplit encore ses devoirs de maître de maison et demeure parmi les siens ; mais c’est moins de propos délibéré que par habitude ou par persuasion ». L’adepte transmet à ce stade ses biens et ses entreprises à un membre de son entourage. C’est une étape importante qui permet de glisser doucement vers le renoncement total à la vie séculière.

10. L’étape de renoncement aux activités permises (anumati-tyāga-pratimā) éloigne complètement l’adepte de sa vie séculière et l’invite à se désintéresser de la nourriture pour se nourrir uniquement de ce qu’on lui donne spontanément.

11. L’étape de renoncement aux nourritures prescrites (uddiṣṭa-tyāga-pratimā) est une étape décisive puisqu’elle voit le laïc basculer complètement du côté monastique. Jaini évoque la différence entre la tradition śvetāmbara qui nomme cette étape le « devenir moine » (śramaṇabhūta) et la tradition digambara qui la sépare en deux paliers, celui du moine « junior » (kṣullaka) revêtu de trois pièces de vêtements, et celui du moine qui ne revêt plus qu’une pièce de vêtement (ailaka).

Historiquement, les pratimā sont théorisées assez tôt dans le Canon śvetāmbara. Leurs noms et leur nombre ne varieront pas, contrairement aux guṇasthāna parfois appelés « jīvasthāna » et dont certains échelons sont délaissés par les textes. Les pratimā font donc leur apparition dans l’Uvāsagadasāo166 (« Les dix laïcs »), septième Aṅga du Canon śvetāmbara qui met en scène, à travers dix histoires édifiantes, des laïcs riches et puissants qui ne veulent pas prendre les vœux monastiques mais qui souhaitent vivre la vie la plus religieuse possible et suivre les règles conçues par le jainisme tout en concervant leurs activités de banquier, de trésorier ou de marchand. Ces histoires ont bien sûr pour commencement l’écoute par ces laïcs des sermons de Mahāvīra qui les touchent au point qu’ils veulent devenir de bons upāsaka, des adeptes respectant la conduite du laïc jaina, donnant le titre au texte lui-même. Ils adoptent alors les douze vœux du laïc (5 aṇuvrata, 3

guṇavrata et 4 śikṣāvrata) et en arrivent à confier leurs affaires commerciales et leurs richesses à

165 Guérinot ne mentionne pas ce neuvième stade et ajoute un dernier stade où le laïc devient moine et passe du śrāvaka au śramaṇa, suivant en cela la liste śvetāmbara.

186 leurs descendants pour ne plus s’occuper que de leur vie religieuse intérieure. Le texte est là pour leur signifier qu’un laïc résolu n’est pas moins bon qu’un moine résolu167. Une fois les vœux fermement respectés, ces laïcs sont invités à gravir les onze étapes de perfection, les onze pratimā ménagées par la doctrine pour faliciter leur accession éventuelle à la vie monastique. Entamer le premier degré des pratimā, c’est être déjà engagé très avant dans la vie spirituelle. C’est d’ailleurs cet engagement que recouvre le terme d’upāsaka, adepte de Mahāvīra, « serviteur des śramaṇa », qui a pris les vœux jaina réservés aux laïcs, qui a donc atteint le cinquième échelon des guṇasthāna. L’Uvāsagadasāo 70-71 met en scène le laïc Ānanda prêt à se conformer aux « niveaux » d’un

upāsaka, selon la traduction de Hoernle, c’est-à-dire aux pratimā.

« § 70. Then that Āṇanda, the servant of the Samaṇa, engaged in conforming himself to the standards of an uvāsaga. Perfectly, in thought, word and deed, he practised, maintained, satisfied, accomplished, proclaimed and completed the observance of the first standard of an uvāsaga according to the sacred writings, according to the rules prescribed in them, according to the right way, and according to the truth.

§ 71. Then that Āṇanda, the servant of the Samaṇa, completed the observance of the second standard of an uvāsaga, and likewise that of the third, fourth, fifth, sixth, seventh, eighth, ninth, tenth, and eleventh standards. »

Hoernle traduit le terme pratimā par « a pattern, model, standard, rule ». Il dit bien que c’est un terme technique qui recouvre certains exercices spirituels de foi et d’auto-mortification. Il reviendra sur ce concept en donnant le détail de chaque étape en Appendice à sa traduction. Le nom des étapes est donné par le commentaire d’Abhayadeva sur l’Uvāsagadasāo, paraphrasé en hindi par Muni Ātmārāma, d’après lequel Hoernle dresse sa liste et son commentaire.

Les pratimā étaient aussi connues de Kundakunda qui en donne la liste dans le Cāritta-pāhuḍa (21) en ne mentionnant que le premier terme du composé168. Cette caractéristique de la littérature doctrinale indienne, qui laisse le soin aux commentateurs de compléter leur propos, signifie que les termes complets étaient supposés connus des lecteurs.

167 Voir la notice de Nalini Balbir sur les histoires racontées dans ce texte dans l’encyclopédie en ligne Jainpedia

[http://beta.jainpedia.org/themes/principles/sacred-writings/svetambara-canon/angas/story-angas/contentpage/8.html]

168 Selon Upadhye (introduction au Pravacanasāra, op. cit., p. 38), Kundakunda évoque aussi les onze pratimā du laïc, avec les dix devoirs religieux du moine dans la Bārasa-aṇuvekkhā.

187 daṃsaṇa vaya sāmāiya posaha sacitta rāyabhatte ya /

baṃbhāraṃbha-pariggaha aṇumaṇa uddiṭṭha desavirado ya // CP_21 //

1) La croyance (darśana), 2) les vœux (vrata), 3) l’exercice de l’égalité d’âme (sāmāyika), 4) le jeûne (poṣadha), 5) le [renoncement aux nourritures] douées de vie (sacitta), 6) la jouissance nocturne (rātribhakta), 7) la chasteté (brahmacarya), 8) les entreprises quotidiennes (ārambha), 9) les acquisitions (parigraha), 10) les activités permises (anumati), et 11) les nourritures prescrites (uddiṣṭa) forment le contrôle de soi partiel (c’est-à-dire le cinquième échelon des guṇasthāna). Sa liste est évidemment celle donnée par les digambara. La liste des śvetāmbara, comme l’a montré Williams (cf. supra), varie quelque peu en donnant 1) la croyance (darśana), 2) les vœux (vrata), 3) l’égalité d’âme (sāmāyika), 4) le jeûne (poṣadha), 5) la posture de l’abandon du corps (kāyotsarga), 6) l’abandon de la non chasteté (abrahma-varjana), 7) le renoncement aux nourritures douées de vie (sacitta-tyāga), 8) le renoncement aux entreprises quotidiennes (ārambha-tyāga), 9) le renoncement à l’emploi de servants (preṣya-tyāga), 10) le renoncement aux nourritures prescrites (uddiṣṭa-tyāga), 11) le devenir moine (śramaṇa-bhūta).

Quant à Banārasīdās, il dit bien (SSN 13.73) que les pratimā 1 à 6 sont « inférieures », c’est-à-dire dévolues aux laïcs volontaires devant faire effort, 7 à 9 « moyennes », évoquant par-là une période de transition, 10 et 11 « supérieures », marquant le passage de la laïcité à la vie monastique. Mis à part le passage du SSN, les pratimā sont mentionnées de façon tout à fait sporadique dans les autres textes de Banārasīdās qui n’y consacre pas plus d’attention que cela. Elles sont mentionnées notamment dans un texte qui énumère les éléments de la doctrine en fonction des chiffres qui leur sont associés. Dans ces « Seize quinzaines » (Solaha Tithi), les pratimā sont évoquées pour le chiffre onze, de même que les guṇasthāna et les mārgaṇā sont évoqués pour le chiffre quatorze. Banārasīdās les évoque encore dans la Śivapaccīsī (17) sans autre forme de développement. Dans la

Vedanirṇaya-pañcāsikā, un texte de propagande qui propose comme « troisième veda » le groupe des Caraṇānuyoga du Canon digambara rassemblant les textes sur la conduite droite, Banārasīdās évoque les guṇasthāna (str. 10-12) et mentionne les pratimā, par un « onze » elliptique, au moment du cinquième échelon, appelé ici « conduite du laïc » (śrāvaka-ācāra)169.

169 mithyākaratūti nākhī sāsādana rīti bhākhī, miśra-guṇathānaka kī rākhī miśra karanī / samyaka-vacana sāra kahyau nānā-parakāra, śrāvaka-ācāra guna ekādaśa dharanī // paramādī muni kī kriyā kahīṃ aneka-rūpa, bhārī munirāja kī kriyā pramāda-haranī / cārita-karaṇa tridhā śreṇi-dhārā du-vidhā hai, eka doṣa-mukhī eka mokha-mukhī varanī // VNP_10 // upaśama kṣipaka yathāvata cārita / parakṛta anumodana-kṛta-kārita // dvi-vidhi

tri-188 3.3 Les quatorze Investigations (mārgaṇā)

Nous avons déjà rencontré les mārgaṇā-sthāna dans le Samayasāra de Kundakunda lorsque celui-ci ironise sur les innombrables échelles de perfection ménagées par la doctrine qui sont pour lui du côté d’une religion conventionnelle sans rapport avec le soi170. D’après le JSK171, les mārgaṇā sont aussi mentionnées dans le Bodhapāhuḍa (33) de Kundakunda, le Niyamasāra Tātparyāvṛtti (42), le Mūlācāra (1197), le Pañcasaṃgraha (1.57), le Rājavārtika (9.7), le Gommaṭasāra

Jīvakaṇḍa (142-355), la Dravyasaṃgrah-ṭīkā (13). Elles semblent avoir échappé à la littérature canonique śvetāmbara où nous n’avons pas décelé leur présence. La mention la plus officielle revient au compendium digambara du Ṣaṭkhaṇḍāgama (7.2) qui donne la liste des quatorze

mārgaṇā :

gai indie kāe joge vede kasāe ṇāṇe saṃjame daṃsaṇe lessāe bhaviya sammatta saṇṇi āhārae cedi.

1) Les destinées (gati), 2) les sens (indriya), 3) l’incarnation (kāya), 4) l’activité (yoga), 5) la sexualité (veda), 6) les passions (kaṣāya), 7) la connaissance (jñāna), 8) le contrôle de soi (saṃyama), 9) la croyance (darśana), 10) la teinte des âmes (leśyā), 11) les âmes capables de libération (bhavya), 12) l’orthodoxie (samyaktva), 13) la conscience (saṃjñī) et 14) l’assimilation de la matière (āhāra), ainsi [sont nommées les quatorze investigations].

Dans le Gommaṭasāra de Nemicandra, les quatorze guṇasthāna sont en effet mis en parallèle avec quatorze « mārgaṇā » que le commentaire hindi de Keśava Varṇī glose par le terme complet de « mārgaṇā-sthāna »172, avec l’idée de nouveaux « échelons » à gravir, ou plutôt de nouvelles « étapes de perfection » à franchir puisqu’il n’y a pas ici de véritable graduation mais plutôt des sujets de recherche qu’il faudra de toute façon aborder pour qui souhaite progresser au fil des

guṇasthāna. Le terme mārgaṇā est une féminisation du mot mārgaṇa qui couvre déjà le champ lexical de la recherche, du cheminement et de l’investigation173. La polysémie du terme nous permet aussi d’imaginer que la recherche (mārgaṇā) du soi est possible grâce aux quatorze flèches

vidhi pana-vidhi ācārā / teraha-vidhi satraha parakāra // VNP_11 // varanana saṃkhya asaṃkhya-vidhi, tina ke bheda ananta / sadācāra guṇakathana yaha, tṛtiya-veda viratanta // VNP_12 //

170 Cf. supra Partie 1 § 1.2, strophe 53 et note.

171 JSK, vol. 3, p. 296-298.

172 GSJ 1, éd. Upadhye, p. 275.

189 (mārgaṇā) avec lequel le moine (mārgaṇa) va atteindre sa cible – une proposition qui sera étayée par le commentaire du GSJ (cf. infra). L’interconnexion entre les quatorze guṇasthāna et les quatorze mārgaṇā n’est pas évidente de prime abord. Nemicandra affirme que les guṇasthāna sont des résumés que viennent développer les mārgaṇā, qu’ils sont des propositions que viennent détailler les mārgaṇā174. Si Nemicandra traite d’abord des guṇasthāna, il accorde ensuite quatorze chapitres aux mārgaṇā, sur les vingt que compte le GSJ. Chaque mārgaṇā, chaque sujet de recherche, contient en effet une multitude de sous-catégories que détaille Nemicandra. Par exemple, la première mārgaṇā concerne les destinées (gati) qui sont au nombre de quatre – humaine, divine, animale et infernale –, chacune apportant son lot d’explications karmiques et d’extrapolations cosmologiques. Les mārgaṇā sont en quelque sorte des « entrées » de dictionnaire encyclopédique dont il faut donner la définition, le détail et les thèmes qui s’y rapportent. La liste des quatorze investigations, identique en tous points à la liste du Ṣaṭkhaṇḍāgama, est donnée strophe 142 avec une ébauche d’explication de ce concept dans les strophes qui la précèdent et qui ouvrent le sixième chapitre du GSJ :

dhamma-guṇa-maggaṇā-haya-mohāri-balaṃ jiṇaṃ ṇamaṃsittā / maggaṇa-mahāhiyāraṃ vivihahiyāraṃ bhaṇissāmo // GSJ_140 //

Après avoir salué le Jina qui a détruit les forces ennemies de l’égarement au moyen [des flèches] des investigations [placées sur la corde] des qualités [tendue sur l’arc] de la Loi [jaina]175, je vais énoncer cette grande partie sur les investigations subdivisée en plusieurs chapitres.

jāhi va jāsu va jīvā maggijjante jahā tahā diṭṭhā /

tāo coddasa jāṇe suyaṇāṇe maggaṇā honti // GSJ_141 // gai-iṇdiyesu kāye joge vede kasāya-ṇāṇe ya /

saṃjama-daṃsaṇa-lessā bhaviyā sammatta-saṇṇi āhāre // GSJ_142 //

Sache que ces investigations sont au nombre de quatorze, au moyen desquelles et parmi lesquelles les âmes sont recherchées telles qu’elles sont vues par la connaissance scripturale. [Les âmes sont recherchées] dans 1) les destinées, 2) les sens, 3) l’incarnation, 4) l’activité, 5) la sexualité, 6) les

174 saṃkheo ogho tti ya guṇa-saṇṇā sā ca moha-joga-bhavā / vitthārādeso tti ya maggaṇa-saṇṇā sakamma-bhavā // GSJ_3 //

175 Les double-sens dévoilés ici le sont grâce au commentaire de Keśava Varṇi : « ratnatrayātmako dharmo dhanuḥ, tad-upakārakā jñānādi-dharmāḥ guṇāḥ jyāḥ, tadāśrayāś caturdaśa-mārgaṇāḥ tā eva bāṇāḥ tairāhitāni mohāreḥ mohanīya-karma-śatroḥ, balāni jñānāvaraṇādi-karma-prakṛtayaḥ, yena asau dharma-guṇa-māragaṇā-hata-mohāri-balaḥ » (éd. Upadhye, p. 273).

190 passions, 7) la connaissance, 8) le contrôle de soi, 9) la croyance, 10) la teinte des âmes, 11) les âmes capables de libération, 12) l’orthodoxie, 13) la conscience, 14) l’assimilation de la matière. Sagarmal Jain aborde la théorie des mārgaṇā dans sa monographie sur les guṇasthāna et précise notamment la façon dont les deux échelles s’articulent176. Chaque mārgaṇā recouvrant un concept qui fait lui-même l’objet d’une liste interne, ce sont les éléments de cette liste qui s’intègrent à différents niveaux de l’échelle des qualités. Prenons quelques exemples. La première mārgaṇā qui donne à penser les quatre destinées (gati) s’articule ainsi : les destinées divine (deva) et infernale (nāraka) recouvrent les quatre premiers guṇasthāna, la destinée animale (tiryañca) va étonnament jusqu’au cinquième échelon – pour autant que l’animal soit pourvu des cinq sens (pañcendriya) –, seule la destinée humaine (manuṣya) recouvre les quatorze échelons des guṇasthāna. L’activité (yoga), sujet de la quatrième mārgaṇā, est divisée en trois grandes catégories : intellectuelle (manas), langagière (vac), physique (kāya), elles-mêmes divisées en quinze sous-catégories, chacune étant présente ou non au cours des échelons. La sixième mārgaṇā est dévolue aux passions (kaṣāya) qui sont au nombre de vingt-cinq. Les vingt-cinq sont présentes au premier échelon, quatre tombent au quatrième échelon (reste 21), quatre autres ne font plus effet au cinquième échelon (reste 17), quatre tombent entre le sixième et le huitième échelon (reste 13), le neuvième échelon voit six catégories de passions tomber (reste 7), les sept restantes tomberont au dixième échelon, les quatre derniers échelons étant dépourvus de passions. La septième mārgaṇā est celle de la connaissance (jñāna) est découpée ainsi : aux deux premiers échelons on trouve les trois types d’ignorance (mati-ajñāna, śruta-ajñāna et vibhaṅga-jñāna), au troisième échelon on trouve les trois types d’ignorance et trois types de connaissance (mati-jñāna, śruta-jñāna, avadhi-jñāna), du quatrième au douzième échelon on ne trouve plus l’ignorance mais on trouve les trois types de connaissance mentionnés, le quatrième type de connaissance (manaḥparyāya-jñāna) fait son entrée à partir du sixième échelon, le cinquième type de connaissance (kevala-jñāna) étant réservée aux deux derniers échelons. La dixième mārgaṇā a pour sujet les six teintes de l’âme (leśyā) : les trois teintes noir (kṛṣṇa), bleu (nīla) et gris (kapota) sont présentes du premier au quatrième échelon ; les teintes jaune ou rouge (tejas, couleur de feu) et jaune ou rose (padma, couleur de lotus) sont présentes du premier échelon jusqu’au septième ; la teinte blanc (śukla) peut être présente du premier au treizième échelon des guṇasthāna. La onzième mārgaṇā qui porte sur la capacité de libération des âmes (bhavyatva) est très claire : les âmes incapables de libération (abhavya) sont

191 cantonnées au premier échelon, celui de l’incroyance, alors que l’on peut rencontrer les âmes capables de libération (bhavya) du premier au quatorzième échelon.

Pourquoi évoquer les mārgaṇā dans le cours du présent travail ? Nous avions déjà eu connaissance des guṇasthāna, puis nous avons découvert les pratimā, mais nous n’avions jamais réellement rencontré les mārgaṇā, sinon par la seule mention de Kundakunda. Elles nous sont apparues plus clairement à la lecture du Gommaṭasāra lorsque nous marchions sur les pas de Banārasīdās, tâchant de lire ce qu’il avait pu lire. Ces mārgaṇā nous réservaient alors une surprise de taille puisque Banārasīdās leur avait consacré un texte complet, présent dans le Banārasīvilāsa. Placé en sixième position, le Mārgaṇā-vidhāna (« Leçon sur les investigations ») va décrire les quatorze catégories