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PARTIE 2 – BANĀRASĪDĀS À LA CROISÉE DES CHEMINS

3. L’émergence des échelles de perfection

Souvent peu poétique, d’une haute teneur technique, ce chapitre ajouté au Samayasāra n’en montre pas moins la place prédominante que devait avoir la théorie des échelles de perfection dans le cœur des laïcs. Banārasīdās ne prend pas les choses à la légère et s’attèle à décrire l’échelle des

guṇasthāna échelon par échelon, avec force détails, en donnant les nombreuses listes qui accompagnent généralement les exposés dans le monde indien et particulièrement jaina. Les

guṇasthāna sont liés à la doctrine du karman et il n’est donc pas incohérent de les trouver dans un texte comme le Samayasāra, centré sur la question du karman.

Au cinquième échelon, nous avons vu que Banārasīdās convoque une autre échelle de perfection, celle des pratimā, qui assurent la transition entre la condition laïque et la vie monastique. Nous tâcherons de les regarder de plus près dans les pages qui suivent. Enfin, en revenant au texte qui a influencé la rédaction du Caturdaśa Guṇasthānādikāra, le Gommaṭasāra, nous nous sommes aperçu qu’une autre échelle de perfection avait attiré l’attention de Banārasīdās, celle des « investigations » (mārgaṇā), auxquelles il consacrera un texte collecté dans le Banārasīvilāsa.

141 Pour clore son chapitre, Banārasīdās offre à ses lecteurs une floraison de vocabulaire arabo-persan : gumānī, hakīma, pātasāha, tasalīma.

172 3.1 Les quatorze Échelons des qualités (guṇasthāna)

3.1.1 Aperçu historique et théorique

Il est difficile de retracer l’émergence des guṇasthāna dans l’histoire. On aurait pu espérer les voir apparaître dans l’Uvāsagadasāo, septième Aṅga du Canon śvetāmbara142, qui évoque en grande partie la conduite et les devoirs du laïc jaina. Nos recherches dans ce sens n’ont pas été fructueuses, bien que ce texte, comme nous le verrons plus loin, mentionne les étapes des pratimā. Aucune autre trace n’a pu être détectée dans le Canon śvetāmbara.

Côté digambara, on a vu que Kundakunda y fait référence, sans que cette théorie soit au cœur de ses préoccupations. Et si l’on regarde chez ses successeurs immédiats comme Yogīndu, Pūjyapāda ou Amṛtacandra, on s’aperçoit que les guṇasthāna n’avaient pas énormément de succès dans cette lignée de penseurs sans doute plus enclins à penser avec un esprit « niścayique ».

Umāsvāti évoque l’échelle des guṇasthāna dans le Tattvārthasūtra à plusieurs reprises dans le neuvième chapitre (9.1, 9.10, 9.37-41, 9.47). Ils sont évoqués dans leur « forme ancienne », selon les mots de N. Tatia qui consacre le quatrième appendice de sa traduction commentée, That Which

Is, à « la doctrine des quatorze étapes de développement spirituel ». Dans son introduction aux étapes, Tatia dit que la liste donnée dans les sūtra ne prend pas en compte les trois premiers échelons. Elle commence donc au moment véritablement « jaina » de la croyance droite (samyagdarśana), le quatrième échelon. Une autre caractéristique relevée par Tatia est le fait que les huitième et neuvième échelons ne sont pas traités de façon très claire. On a vu que ce trait s’était prolongé jusqu’au temps de Banārasīdās qui les évoque lui aussi tout à fait brièvement. L’auto-commentaire d’Umāsvāti n’apporte pas plus d’élément que les sūtra. Il faut attendre les commentaires sur ce texte pour obtenir des développements plus conséquents, notamment le

Sarvārthasiddhi de Pūjyapāda (1.8, 9.1, 10.1) et la Svopajñabhāṣya-ṭīkā du śvetāmbara Siddhasenagaṇi (9.37-9.43).

La première véritable liste revient finalement au Ṣaṭkhaṇḍāgama (1.1.9-22), source ultime d’enseignement pour les digambara, volumineux traité rédigé autour du IIIe siècle de notre ère, qui inspirera les auteurs de compendium digambara comme le Gommaṭasāra. D’après P. S. Jaini, le premier livre du Ṣaṭkhaṇḍāgama traite du problème de la progression de l’âme du premier échelon

142 A. F. R. Hoernle, The Uvāsagadasāo = or, The religious profession of an Uvāsaga expounded in ten lectures: being the Seventh Anga of the Jains; Calcutta, Baptist Mission Press, 1885-1890.

173 (mithyātva) jusqu’au quatrième143. Cet échelon doit mener au cinquième, celui des laïcs, appelé dans ce texte saṃyata-asaṃyata (contrôlé et non contrôlé), qui doit mener au sixième, celui des moines, appelé saṃyata (contrôlé). Il est donc utile de revenir à la liste « originelle », celle en tout cas qui fait autorité144 :

micchāiṭṭhī //9// sāsaṇasammāiṭṭhī //10// sammāmicchāiṭṭhī //11// asaṃjadasammāiṭṭhī //12// saṃjadāsaṃjadā //13// pamattasaṃjadā //14// appamattasaṃjadā //15// apuvvakaraṇa-paviṭṭha-suddhi-saṃjadesu atthi uvasamā khavā //16// aṇiyaṭṭi-bādara-sāṃparāiya-paviṭṭha-suddhi-saṃjadesu atthi uvasamā khavā //17// suhuma-sāmparāiya-paviṭṭha-suddhi-saṃjadesu atthi uvasamā khavā //18// uvasanta-kasāya-vīyarāya-chadumatthā //19// khīṇa-kasāya-vīyarāya-chadumatthā //20// sajogakevalī //21// ajogakevalī //22//

1) La fausse croyance, 2) le goût de la vraie croyance, 3) la croyance vraie et fausse, 4) la vraie croyance du non contrôlé, 5) le contrôlé et le non contrôlé, 6) le contrôlé négligent, 7) le contrôlé non négligent, 8) l’apaisement est encore affaibli pour les êtres contrôlés dont la pureté est entrée dans le processus sans précédent, 9) l’apaisement est encore diminué pour les êtres contrôlés dont la pureté est entrée dans une guerre sans retour contre les passions grossières, 10) l’apaisement est encore affaibli pour les êtres contrôlés dont la pureté est entrée dans une guerre contre les passions subtiles, 11) l’ascète non omniscient, sans attachement, dont les passions sont apaisées, 12) l’ascète non omniscient, sans attachement, dont les passions sont détruites, 13) l’omniscient avec activité, 14) l’omniscient sans activité.

Après cet exposé dont nous ne donnons ici que la simple liste sans entrer plus profondément dans le détail technique, les guṇasthāna trouveront leurs théoriciens ultérieurs en Nemicandra au Xe siècle avec le Gommaṭasāra, et, de façon plus discrète, en Amitagati au XIe siècle, dans son volumineux

Pañcasaṃgraha, un autre compendium inspiré du Ṣaṭkhaṇḍāgama. Nous nous concentrerons dans le présent contexte sur les guṇasthāna tels qu’ils sont décrits dans le traité de Nemicandra en GSJ 2-69. Ils sont donc abordés dès l’ouverture du texte avec l’énumération suivante, qui nous frappe par la relative simplification du vocabulaire employé :

miccho sāsaṇa misso avirada-sammo ya desa-virado ya / viradā pamatta idaro apuvva aṇiyaṭṭhi suhamo ya // GSJ_9 // ubasanta khīṇamoho sajoga-kevali-jiṇo ajogī ya /

caudasa jīva-samāsā kameṇa siddhā ya ṇādavvā // GSJ_10 //

143 Voir « Jain Sectatrian Debates », p. 17. Jaini signale aussi que les sūtra 92-93 de ce premier livre traitent du nombre d’échelons qu’une femme est capable de gravir.

174 1) La fausse croyance, 2) le goût de la vraie croyance, 3) le mélange, 4) la vraie croyance sans contrôle de soi, 5) le contrôle de soi partiel, 6) le contrôle de soi complet avec négligences et 7) son contraire (c’est-à-dire sans négligence), 8) le processus sans précédent, 9) le processus sans retour et 10) la bataille contre les [passions] subtiles, 11) l’apaisement, 12) l’égarement détruit, 13) le Jina omniscient avec activité et 14) sans activité doivent être compris comme les quatorze compositions de l’âme et comme menant progressivement à la réalisation145.

On peut aussi noter que Kundakunda, s’il est assez elliptique sur la question, devait avoir en tête au moins une première structure des guṇasthāna. La structure complète, bien qu’il n’en donne jamais la liste dans les œuvres que nous avons pu lire, devait aussi être connue de lui puisqu’il décrit, dans le Bhāvapāhuḍa (97), les guṇasthāna comme ayant quatorze échelons.

savva-virao vi bhāvahi ṇava ya payatthāiṃ satta taccāiṃ / jīva-samāsāiṃ muṇī caudasa-guṇaṭhāṇa-ṇāmāiṃ // BhP_97 //

Religieux ! Maintenant que tu as mis fin à tout, développe les neuf padārtha, les sept tattva, et les groupes d’âmes connus sous le nom des quatorze guṇasthāna.

Il y a trois études majeures sur la théorie des guṇasthāna. La première est celle de H. v. Glasenapp dans son essai sur la doctrine du karman146. Nous l’avons vu en effet à travers le texte de Banārasīdās, l’échelle des qualités est en lien étroit avec la théorie jaina du karman en ce qu’à chaque étape tombent des catégories précises de matières karmiques. Les guṇasthāna font en quelque sorte le lien entre la théorie du karman et la doctrine du soi. Ils permettent au soi de retrouver progressivement sa pureté intrinsèque en regardant tomber autour de lui les pans de matière karmique desquels il est prisonnier depuis des temps immémoriaux. Nemicandra illustre parfaitement ce lien en découpant son traité en deux parties, la première consacrée au jīva et annonçant les différentes échelles de perfection permettant l’accès à la réalisation de celui-ci, la seconde consacrée au karman et décrivant avec une précision scientifique le type de karman détruit

145 On note dans cette liste des quatorze guṇasthāna que le terme lui-même n’apparaît pas… Il est remplacé par le terme jīva-samāsa parce que, nous dit le commentaire, les âmes sont rassemblées, mises ensemble (sam-āsa), et aussi parce que les âmes sont installées correctement (katham iyaṃ jīva-samāsa iti saṃjñā guṇasthānasya jātā ? iti cet, jīvāḥ samasyante – saṃkṣipyante eṣv iti jīva-samāsāḥ, athavā jīvāḥ samyag āsate eṣv iti jīva-samāsāḥ).

146 H. v. Glasenapp, Die Lehre vom Karman in der Philosophie der Jainas nach den Karmagranthas dargestellt, Leipzig, 1915 (repris dans les Ausgewählte kleine Schriften, Wiesbaden, Franz Steiner, 1980). Ce texte majeur de la jainologie a été traduit en 1942 par Barry Gifford, Doctrine of Karman in Jain Philosophy, Varanasi, 1951, édition à laquelle nous renvoyons.

175 et le temps que prend cette destruction147. Glasenapp voit dans la dénomination des guṇasthāna des composés de type bahuvrīhi mentionnant le nom de la personne engagée dans l’échelon, un élément que nous reprendrons dans le commentaire du tableau récapitulatif ci-dessous.

Les deux autres études sont celle de Sagarmal Jain qui leur consacre une monographie en hindi148, sur laquelle s’appuie la thèse publiée de Darśanakalāśrī149, une nonne śvetāmbara qui explore avec plus de détail et de profondeur que son prédécesseur les sources en prakrit et en sanskrit, c’est-à-dire le Canon śvetāmbara et ses commentaires, les textes procanoniques digambara comme ceux de Kundakunda, en s’attardant particulièrement sur le Tattvārthasūtra d’Umāsvāmī et ses commentateurs śvetāmbara et digambara. Pour S. Jain et Darśanakalāśrī, le concept de guṇasthāna n’existe pas au temps de Mahāvīra. D’abord en germe dans les textes canoniques sous les termes de

jīvasthāna ou jīvasamāsa, l’échelle ne compte d’abord que six ou sept échelons : ceux qui précèdent la Croyance droite ne sont pas encore théorisés et les deux catégories d’omniscients (avec ou sans activité) sont regroupées sous le terme générique de « Jina ». Le terme « guṇa » lui-même apparaît tardivement, dans l’Ācārāṅga-niruykti puis dans le Tattvārthasūtra-bhāṣya (śvetāmbara), d’abord associé aux échelles nommées « śreṇi ». Les guṇaśreṇi sont au nombre de dix : le vrai croyant (samyagdṛṣṭin), la laïc (śrāvaka), le contrôle de soi (virata), l’éternel détaché (ananta-viyojaka), le destructeur de l’égarement (darśana-moha-kṣapaka), le pacificateur (upaśamaka), celui dont l’égarement est apaisé (upaśānta-moha), le destructeur [de passions] (kṣapaka) et le vainqueur (jina). Le nom des quatorze guṇasthāna apparaît dans des commentaires sanskrits plus tardifs, notamment les Āvaśyaka-bhāṣya ou -cūrṇi (VIIe siècle), l’Ācārāṅga-ṭīkā de Śīlāṅka ou la Samavāyāṅga-ṭīkā d’Abhayadeva (IXe siècle). Darśanakalāśrī montre aussi combien cette théorie est beaucoup plus développée dans les milieux digambara que śvetāmbara150. Si l’Āvaśyaka-cūrṇi leur accorde trois pages, le Ṣaṭkhaṇḍāgama et la Dhavalā, son commentaire, leur

147 Nous n’avons pas la place nécessaire, dans l’espace de ce travail, pour nous pencher précisément sur les sous-catégories de karman engagées dans chaque échelon, telles qu’elles sont décrites par Nemicandra, et pour les comparer avec celles mentionnées par Banārasīdās. Nous espérons pouvoir mener cette étude ultérieurement. Pour l’heure, nous renvoyons à Glasenapp, Doctrine of Karman, p. 75-92.

148 S. Jain, Guṇasthāna siddhānta : eka viśleṣaṇa, Vārāṇasī, Pārśvanātha Vidyāpīṭha, 1996.

149 Sādhvī Darśanakalāśrī, Prākṛta evaṃ saṃskṛta sāhitya meṃ guṇasthāna kī avadhāraṇā, Rājagaḍha, Rājarājandra Prakāśana Ṭraṣṭa, 2007.

150 « jahāṃ Ṣaṭkhaṇḍāgama jaina digambara paramparā ke Āgama tulya granthoṃ aura usakī Dhavalā ṭīkā meṃ guṇasthāna sambandhī gambhīra vivecana upalabdha hai, vahīṃ śvetāmbara Āgama aura āgamika prākṛta vyākhyāoṃ meṃ isa sambandha meṃ kiṃcit nirdeśoṃ ko choṛakara kahīṃ bhī vyāpaka carcā prastūta nahīṃ kī gaī hai », Ibidem.

176 en accordent plus de deux cents ! De même, les commentateurs śvetāmbara du Tattvārthasūtra Siddhasena et Haribhadra montrent qu’ils connaissent les guṇasthāna mais ne s’y attardent pas, alors que Pūjyapāda, commentateur digambara, leur accorde un long développement151.

Comme nous l’avons évoqué, la théorie des guṇasthāna est intimement liée à la théorie du karman, ce que révèle aussi le texte de Banārasīdās traduit précédemment. Il ne faut en effet jamais oublier que la libération de l’âme dans le jainisme (mokṣa) est une libération de l’asservissement karmique (bandha). L’élévation spirituelle de l’âme relève donc presque de la « physique » : des particules karmiques d’une certaine nature se décrochent de l’âme au bout d’un temps donné, permettant à l’âme d’accéder à un échelon supérieur. Le déroulé de ce processus est très finement décrit par les traités et leurs commentaires (Ṣaṭkhaṇḍāgama, Gommaṭasāra, etc.) et donne lieu à des tableaux gigantesques dans la littérature secondaire152. Pour chaque échelon, le nombre des catégories karmiques (prakṛti) est donné dans leurs différents états : asservissement (bandha), manifestation (udaya), manifestation prématurée (udīraṇā), potentiel d’existence (sattā). Rappelons que la théorie jaina du karman compte huit grandes catégories de karman : le karman d’obstruction de la connaissance (jñānāvaraṇa), le karman d’obstruction de la croyance (darśanāvaraṇa), le karman de sensation qui produit plaisir et douleur (vedanīya), le karman d’égarement (mohanīya), le karman qui détermine la durée de vie (āyus), le karman qui détermine les caractères structurels et fonctionnels d’un être (nāma), le karman qui détermine le rang social (gotra), le karman qui empêche les circonstances favorables de produire leurs conséquences (antarāya). Ces huit grandes catégories sont subdivisées en 148 sous-catégories. Au premier échelon, les 148 prakṛti sont potentiellement existantes, 117 sont en état d’asservir et 117 sont en état de se manifester. Au quatrième échelon, celui de l’adhésion au jainisme, les 148 sont encore présentes, mais il n’y en a plus que 77 en état d’asservissement et 104 en état de manifestation ; ces deux derniers chiffres passent à 67 et 87 au cinquième échelon, celui de la prise des vœux monastiques. Au douzième échelon, 101 prakṛti sont encore présentes mais une seule est en état d’asservir, 57 sont en état de se manifester dont 52 prématurément. Au dernier échelon, il reste 85 prakṛti (2 de sensation, 1 de temps de vie, 80 de caractères structurels et 2 de condition sociale), en attendant la délivrance complète de l’ensemble des karman (mokṣa) et la réalisation (siddhi) du soi pur.

151 Darśanakalāśrī note par ailleurs qu’elle n’a jamais rencontré de description détaillée des quatorze guṇasthāna dans l’œuvre de Kundakunda bien que l’on rencontre le mot, notamment dans le Samayasāra et le Niyamasāra. Elle mentionne aussi leur présence dans le Bodhaprābhṛta (32, 36) (Id., p. 189-191).

177 Nous donnerons dans le tableau ci-dessous un récapitulatif des guṇasthāna, sans mentionner le nom, le nombre, la durée et l’état des catégories karmiques pour ne pas alourdir le propos. Banārasīdās a montré combien ces éléments étaient techniques et nous verrons (Partie 3 § 2.1) que le système arrivera d’ailleurs à saturation. Nous donnerons par contre un commentaire sur le mécanisme qui est engagé à chaque échelon, en suivant notamment les réflexions qu’ont eues à ce sujet P. S. Jaini et N. Tatia153.

Guṇasthāna Traduction Commentaires

1 mithyātva Croyance fausse L’âme de l’incroyant (mithyādṛṣṭī),