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III.1. Les corps de métier

III.1.2. Un recensement complexe

III.1.2.1. Des frontières poreuses avec d'autres domaines

Comme nous l'avons rappelé dans le second chapitre, l'outil numérique favorise l'hybridation des techniques artistiques. Il favorise donc, par là même, les collaborations interdisciplinaires. Nous avons pu observer notamment, avec les étapes de prévisualisation et de supervision de tournage, que les intervenants des studios d'effets spéciaux devaient collaborer étroitement avec l'équipe du tournage pour réussir l'intégration. Mais, au-delà de ces interventions ponctuelles, on constate aussi que les studios d'effets spéciaux sont des lieux pluridisciplinaires. Il y a, certes, un gros noyau de métiers dédiés à la synthèse d'images, mais les contextes de production105 favorisent la présence de personnes issues d'autres domaines artistiques. À Def2Shoot, la série Bravo Gudule rassemblait des infographistes et des aquarellistes. Sur L'Empire des loups, un chef opérateur était présent pour apporter ses conseils et ses connaissances en matière de tournage, pour préparer plus efficacement l'intégration. Sur Les champs de lumière, plusieurs animateurs 2D s'occupaient des personnages.

Réciproquement, les nouveaux métiers intègrent les structures audiovisuelles traditionnelles. Par exemple, la société Ellipse Anim, spécialisée dans le dessin animé, intègre à présent une équipe 3D. Ou encore, les laboratoires Éclair ont monté très tôt un département de postproduction numérique.

L'interpénétration des pratiques audiovisuelles

105 cf. II.1.2.2. Des interventions variées à tous les stades de la fabrication

Autres exemple, à l'étranger cette fois, Wonderful Days, film sud-coréen à l'esthétique révolutionnaire, introduit le concept de film en multimation106 : en plus de la 2D pour les personnages, et de l'image de synthèse principalement utilisée pour les véhicules, le film associe des mattes painting traditionnels et du tournage de maquettes miniatures pour les décors. L'équipe s'agrandit de nombreux corps de métier : outre les maquettistes, c'est toutes les professions liées à la prise de vue réelle qui participent à la fabrication. D'ailleurs, au-delà de la simple maquette, dès qu'il s'agit d'intégrer des éléments filmés, on peut avoir à faire à un nombre considérable d'intervenants, du maquilleur au dresseur d'animaux. Un nombre incroyable de métiers s'entremêlent.

On constate donc que l'outil numérique, par sa capacité à hybrider les techniques, réunit finalement une grande famille. Alors que nous tentions de restreindre notre corpus aux métiers des sociétés d'effets spéciaux, nous nous rendons compte que les frontières sont poreuses, et que les métiers, nouveaux comme anciens, circulent comme bon leur semble. L'interpénétration des pratiques audiovisuelles nous invite à un recensement des métiers plus global, prenant en compte l'ensemble de la chaîne de production.

III.1.2.2. Des généralistes aux spécialistes

La seconde difficulté, rencontrée lors de ce recensement, concerne les carrières les plus récentes, apparues avec la synthèse d'images par ordinateur. Ces métiers manquent d'une certaine clarté. Sur un plateau, un éclairagiste n'ira pas toucher à la perche du preneur de son ; alors qu'en synthèse d'images, avec l'uniformisation de l'outil, les postes peuvent s'interpénètrer plus facilement.

Tout d'abord, certains infographistes, " les généralistes ", cumulent les connaissances, alors que d'autres, " les spécialistes ", s'en tiennent rigoureusement à une tâche extrêmement précise. Ce constat est réputé marquer la différence entre la France et les États-Unis. Arnaud Lamorlette107, superviseur des effets spéciaux chez Dreamworks, affirme que la différence essentielle avec les habitudes françaises tient

106 Bien que la technique ait été utilisée en partie dans de nombreux films (Jurassic Park, Harry Potter ...), le terme multimation — qui désigne donc le mélange 2D, 3D et maquettes — semble être apparu avec la promotion de Wonderful

à la spécialisation extrême des équipes. Chacun est dédié à une tâche très précise et on attend de lui qu'il soit le meilleur dans sa catégorie. Il faut bien comprendre que cette spécialisation résulte surtout du développement des structures108. Dans les grands studios étrangers, les enjeux de production sont tels qu'ils nécessitent la présence d'un grand nombre d'intervenants. On assiste donc à une sorte d'industrialisation de la production où, pour augmenter l'efficacité, chacun doit se cantonner à une tâche où il excelle. Mais il existe aussi aux États-Unis, en France et ailleurs, des structures plus petites où les infographistes cumulent les fonctions. Par exemple, nous verrons dans la section III.2 que la fabrication des publicités sollicite généralement des petites équipes de talents pluridisciplinaires. En France, les infographistes, même spécialisés, ont la possibilité de développer des connaissances sur des étapes proches de leur spécialisation : par exemple, modélisation-setup ou modélisation-textures, animation-setup, animation-layout, rendu-compositing. Le premier film en images de synthèse, Kaena la prophétie, a été fabriqué par des infographistes polyvalents. Cela a conféré à cette production un caractère très artisanal. Mais le studio américain Pixar misait aussi, à ses débuts, sur la polyvalence de ses employés :

« Toy Story a été fabriqué par très peu de personnes. À cette époque, le modeleur était aussi animateur, concepteur de matériaux, opérateur layout ...

Mais depuis que Pixar a du succès et que la technologie est devenue plus complexe, il est devenu nécessaire de spécialiser les gens dans différentes catégories, principalement parce que les outils sont trop difficiles à tous maîtriser à la fois. »109

Ensuite, le flou provient aussi de certains intitulés, peu significatifs. Par exemple, les fonctionnalités de rotoscopie, de paint, d'étalonnage sont toutes intégrées dans les logiciels de compositing. Par conséquent, un compositeur numérique peut exercer ces spécialités, mais on trouve aussi des intitulés plus spécifiques, de Paint & Rotoscope Artist (" Rotoscopeur ") et d'étalonneur numérique. Tout dépend donc du degré d'emploi du logiciel.

Autre exemple, il arrive de définir le métier par le nom du logiciel : on parle de Flame Artist (ou flamiste en France) pour désigner un spécialiste des consoles de

108 FALK Rachel, SHAW Kate, KOBAYASHI Hael et al. Careers in computer graphics entertainment. 2004.

109 « Toy story was made by very few people. At that time, the modeler was also an animator, and the shader artist, and layout etc. But since Pixar got successful and the technology more complex, it became necessary to split up people into categories, mainly because the tools are too difficult to master on all separate tasks. » Interview de Alex Orrelle, animateur chez Pixar. Disponible sur internet : <http://www.animationarena.com/working-for-pixar.html>

compositing Flame. Un flamiste est donc aussi un compositeur. Mais il joue aussi le rôle d'étalonneur numérique ou d'animateur d'effets spéciaux 2D.

Quelle conclusions tirées de tels constats ? Jusqu'à présent, l'approche classique que nous nous faisions de la notion de métier nous permettait de rapprocher facilement carrière et fonction. Dorénavant, les intitulés-métiers ne suffisent plus à qualifier un poste de travail. Il devient plus aisé de parler en terme de compétences. D'ailleurs, la recherche en gestion des ressources humaines évoque cela. Selon L. Cadin110 cité par D. Tremblay111, ce constat s'étend en fait à tous les modèles d'entreprise réseau :

« Alors que les pratiques de relations industrielles et de gestion du personnel traditionnelles reposaient sur la notion de poste de travail, elle-même imbriquée dans une vision taylorienne de l'organisation, la notion de compétence s'impose dès lors qu'il s'agit de modèles de production flexibles ou d'entreprise réseau (Cadin et al., 2000). »

Enfin, dernier constat, il faut à nouveau reconnaître notre incapacité à adapter ou à développer notre vocabulaire français pour désigner les postes. Sur les génériques de film français, on voit fréquemment les intitulés « texture »,

« modélisation », « éclairage », suivis d'une liste d'intervenants, mais plus rarement des vrais noms de métier. Lors de notre inventaire, nous avons donc tenté d'établir des traductions adaptées, mais qui n'ont aujourd'hui aucun caractère officiel (on ne parle jamais d'éclairagiste numérique mais toujours de lighter). On peut s'interroger à savoir si cela jette un peu plus le flou lors de la fabrication collective.

III.1.2.3. Des postes à inventer

Bien que notre étude soit consacrée aux studios français, nos recherches sur les sites de recrutement anglo-américains nous ont permis d'établir une liste assez précise de métiers. Mais certains n'existent pas vraiment dans les structures françaises. Par exemple, on trouve dans certains studios étrangers (notamment chez Pixar), le métier d'archiviste/documentaliste, qui consiste à remplir et à documenter la base de données centrale de la société, c'est-à-dire trier et ajouter les données numériques intéressantes à la fin d'un projet (des textures, des modèles, des images)

110 CADIN, Loïc; BENDER, A.-F.; DE SAINT GINIEZ, V; & J. PRINGLE. Carrières nomades et contextes nationaux in Revue de Gestion des Ressources Humaines n° 37, 2000, p. 76-96.

et renseigner les métadonnées pour faciliter la recherche de ces éléments sur de futurs projets. Ce poste permet en quelque sorte de mémoriser, au sein de la société, une partie des connaissances acquises par les employés au cours d'un projet. En France, il semble toujours difficile de faire accepter l'embauche de personnes transversales aux projets, et donc au service de l'évolution de la société. Ces tâches de tri, de documentation de la base sont prises en charge ponctuellement par les personnes qui en ont besoin. Retenons surtout que plusieurs postes restent à inventer ou à promouvoir en France.