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III.2. L'organisation d'un projet

III.2.2. Comment s'organise un projet ?

III.2.2.1. De l'estimation initiale à la mise en place du projet Tout comme l'infographiste, le studio de production d'images numériques possède sa bande démo, compilant l'ensemble de ses réalisations les plus abouties, pour démontrer sa maîtrise technique et sa créativité. Pour lui-aussi, il s'agit de jouer sur sa réputation et ses contacts. Les dirigeants fondateurs du studio portent aussi la casquette de businessman à la recherche de projets. Le client — société de production, producteur, réalisateur, agence de publicité,... — demande un devis à partir du scénario du film. Cette estimation est réalisée rapidement par un petit nombre de responsables (gérants, chefs de projet) qui essaient d'anticiper la difficulté, le temps et le coût de fabrication, tout en étant les plus offrants.

Pour obtenir certains projets, les sociétés doivent répondre à des appels d'offres. Elles engagent parfois des tests de fabrication, à leur frais, pour prouver leur professionnalisme par des images de qualité, et remporter l'offre. À Def2Shoot, ce cas de figure était assez courant et mobilisait plusieurs petites équipes. Si l'appel d'offres était remporté sur certains projets (comme le court-métrage Peur du noir de Charles Burns), d'autres échouaient (test d'Astérix en 3D). C'est donc un investissement à risque puisque rien n'indique que l'on sera gagnant.

Lorsque le projet est acquis, un des dirigeants de l'entreprise peut endosser la casquette de superviseur du projet ou bien désigner pour ce rôle une personne travaillant régulièrement dans la société. Il désigne aussi un responsable de production (un directeur ou un chargé de production en fonction de la taille du projet). Enfin, il faut remarquer que les dirigeants s'impliquent aussi en tant que producteurs sur les gros projets d'animation (longs-métrages d'animation, ou séries d'animation).

III.2.2.2. Des configurations de projet singulières

Comme nous l'avons vu dans la section II.1, la fabrication d'une œuvre audiovisuelle, " à l'unité ", rend chaque processus de fabrication particulier. Chaque projet recourt à des ressources humaines spécifiques. Le nombre d'intervenants et la

répartition des rôles dépendent du type de projet et du budget alloué. Les productions au budget réduit ont par exemple tendance à regrouper les postes pour limiter les frais.

Les projets courts

Les projets courts, notamment les publicités, reposent en général sur une équipe réduite — voire parfois un seul infographiste généraliste — supervisée par un chef de projet et suivie par un chargé de production. Cette configuration en équipe réduite est bien adaptée aux contraintes de fabrication : un processus exigeant, soumis à des délais très courts127. La principale difficulté provient du système de validation " en étage " : un client quelconque (par exemple, une marque de dentifrice) s'adresse à une agence de publicité (ou de communication), qui choisit une société de production, qui contacte notre société de postproduction numérique128. Par conséquent, notre studio, en bout de chaîne, doit satisfaire successivement deux à trois clients pour le même produit : le réalisateur de la société de production, le directeur artistique de l'agence et le client initial.

Les multiples interventions de validation lors de la fabrication d’une publicité

127 cf. II.1.3.2. La publicité

128 Notons que lorsque le projet est un film entièrement conçu en images de synthèse, l'agence peut contacter directement le studio de postproduction numérique et donc un réalisateur interne.

Une très petite équipe d'infographistes généralistes permet donc d'être plus dynamique pour répondre rapidement aux nombreuses demandes de modifications. Lors d'entretiens, plusieurs graphistes ont soulevé le sentiment d'être

« seul au monde » ou bien « autonome » et de porter le projet sur leur épaule, au prix d'un grand stress. Mais beaucoup éprouvent aussi de la satisfaction à diversifier leur activité : « En publicité, ça change sans arrêt de projet et il n'y a pas trop de routine ».

Sur des projets courts, l'équipe peut adopter de multiples configurations en fonction du budget et des disponibilités : la production essaie tout d'abord de faire une équipe à partir du personnel présent au sein de la société et quasiment disponible. Ainsi, l'infographiste entamera un nouveau projet tout en restant disponible si des retakes ont lieu sur son projet précédent. Quant aux chargés de production, et aux chefs de projets, ils travaillent souvent simultanément sur plusieurs projets. Voici deux exemples de configuration tirés de nos observations :

• Exemple 1 : Dans cet exemple, le dirigeant d'entreprise a pris la casquette de superviseur du projet, pour rassurer le client129. Cependant comme le projet est petit et qu'il a d'autres affaires à traiter en parallèle, il délègue beaucoup au chargé de production et sera présent ponctuellement pour garder un oeil et entretenir sa relation avec le client. Deux infographistes fabriquent les images, cependant l'un d'entre eux a été emprunté à un plus gros projet, car c'est un des seuls à savoir faire de la fourrure en 3D. Les deux infographistes sont en contact direct avec le réalisateur-client et le chargé de production surveille le respect des délais. Enfin, une personne de la R&D partagée entre tous les projets de publicité de la société est à disposition en cas de problèmes techniques. Dans cet exemple, il n'y a pas de chef de projet. C'est le chargé de production qui veille, seul, au bon déroulement de la fabrication.

• Exemple 2 : Dans ce second exemple, le dirigeant a délégué les responsabilités à un superviseur qui est un infographiste avec plusieurs années d'expérience. Le chargé de production suit l'état d'avancement, réajuste le planning, tout en épaulant le superviseur dans la relation client. Le superviseur est en charge de son

équipe d'infographistes et participe aussi à la fabrication. Il rendra des comptes au dirigeant sur le bon déroulement du projet. Dans le cas d'un problème très technique software ou hardware, il ira s'adresser au pôle informatique.

Les projets longs

L'organisation est très différente pour la fabrication d'un long-métrage ou d'une série. Ces projets entraînent en principe une équipe conséquente dans une aventure de plusieurs mois. C'est un fait apprécié des infographistes, car non seulement cela leur garantit une longue période d'activité mais aussi une collaboration approfondie au sein de l'équipe, synonyme d'échanges et d'apprentissage réciproque.

« Sur un long-métrage, tu as généralement quelques mois pour travailler, et du coup tu arrives vraiment à avoir une relation d'équipe. Tu as le temps de connaître les gens avec qui tu travailles / sur le long, tu travailles en équipe, donc ça te permet de beaucoup plus échanger [...] tu progresses plus et tu partages aussi beaucoup plus tes compétences.» (Arnaud, Alex, François-Xavier, infographistes)

Face à la somme importante de travail, le projet doit être plus structuré qu'une publicité. Il y a un chef de projet (ou superviseur d'effets spéciaux) et des responsables de département ou des responsables de séquence. La production est gérée par un directeur de production assisté de coordinateurs. La hiérarchie est un peu plus présente.

L'organisation évolue avec l'avancée de la fabrication des images, au fur et à mesure des besoins : les interventions des infographistes s'échelonnent sur le temps, de nouveaux postes peuvent voir le jour. Par exemple, sur la série Bravo Gudule, j'ai rejoint l'équipe pour organiser une banque d'éléments réutilisables. Sur L'Empire des loups, c'est le poste de précompositing qui a été mis en place pour répondre à l'effet de goulet d'étranglement avant la finalisation.

III.2.2.3. De la coordination organique au cadre théorique Une coordination organique

Dans les exemples précédents, nous avons décrit les relations sensées être privilégiées par les partenaires. Cependant, on se rend compte sur le terrain que l'ensemble des employés des studios communiquent beaucoup de manière informelle, et interindividuelle. Par exemple, des décisions peuvent être prises dans une discussion de couloir sans retentir auprès des personnes concernés. Nous avons le cas de ce superviseur qui prenait des décisions avec le client sans consulter ou informer le directeur de production, simplement dans le fil des conversations. Autre exemple, les infographistes se concertent continuellement entre eux pour concilier leur travail.

D'un poste à un autre, on se déplace pour venir voir, donner son avis, consulter, se transmettre des informations, réfléchir ensemble à des solutions. Ce mode de coordination est plutôt bien adapté à la complexité de la fabrication, au sens où le processus exige des échanges très fréquents qu'il serait trop long de formaliser.

Cependant, la communication informelle prend beaucoup de temps, et fait perdre aussi beaucoup de temps (court-circuit d'information).

Les studios de production d'images numériques se distinguent aussi par leur cadre de travail extrêmement souple, ne suivant aucun formalisme :

• Il n'y pas code vestimentaire (l'ambiance est même plutôt décontractée)

• Les horaires sont flexibles avec une prédominance à "la journée tardive" (arriver tard le matin, repartir tard le soir ou dormir sur place). La production fait généralement confiance aux infographistes pour remplir leur feuille de temps.

• Il est fréquent de s'appeler par des pseudonymes et rare de se vouvoyer.

• L'open space regroupant les infographistes alterne temps studieux et temps de récréation. Par exemple, au studio Chaman, il y avait la traditionnelle partie de jeux vidéo deux à trois fois par jour à laquelle participait la majorité du studio.

• D'autres témoignages montrent le type de relation pouvant s'établir dans le studio, plutôt orienté sur le mode de l'affectif, et de la structure familiale.

« J'ai l'impression qu'ils [les chargés de production] sont un peu comme des mamans qui prennent soin de nous et qui font attention à ce que tout se déroule bien [...] dès qu'il y a un peu plus de complicité avec certaines personnes, ça rend l'ambiance plus conviviale. / le weekend, quand on bossait comme des furieux, elle allait nous chercher à manger » (Erwann, Ali, infographistes)

Rapprochement avec les adhocraties de Mintzberg

Imprégné de ces caractéristiques, nous avons désiré voir quel regard portait la recherche théorique des organisations sur ce type d'entreprises. En fait, on aboutit très rapidement à des similitudes frappantes avec les descriptions des structures adhocratiques développées par H. Mintzberg130. Ce théoricien emploie le nom d'adhocratie pour définir des structures capables d'innovations sophistiquées.

C'est une structure très organique, avec peu de formalisation du comportement, adéquate aux environnements complexes et dynamiques, et au fonctionnement par projet.

L'adhocratie s'appuie sur des experts qui ont reçu une formation poussée, et qui combinent leurs efforts pour réussir. « Les différents spécialistes doivent joindre leurs forces dans des équipes multidisciplinaires créées chacune pour un projet ou une innovation spécifique ». Cela est très représentatif du travail des infographistes dans les studios. Notons cependant que ces graphistes n'ont pas toujours reçu une formation poussée. Leur expertise se développe surtout à partir des premières expériences professionnelles.

Mintzberg parle d'ajustement mutuel comme méthode de coordination mais évoque aussi la présence de « cadres intégrateur et des postes de liaison » qui assurent la coordination entre les équipes. Dans le domaine que nous étudions, ces types de postes existent131 mais manquent souvent à l'appel :

« il manque souvent des postes de coordinateurs techniques qui connaissent toute la chaîne et assure le transfert d’informations entre les équipes. c’est pourtant un poste essentiel. » (Ali, infographiste)

Notons encore que dans les adhocraties, le pouvoir décisionnel est décentralisé vers les responsables des groupes de projet. Mais Mintzberg indique que ces cadres n'effectuent pas un "contrôle" au sens usuel du terme.

130 MINTZBERG Henry. Structure et dynamique des organisations. 1989.

131 cf. III.1.3.2 . Les pôles Production et Coordination

« Ils consacrent une bonne partie de leur temps à des activités de liaison et de négociation, ils réalisent la coordination latérale entre les différentes équipes et entre ces équipes et les unités fonctionnelles. Beaucoup de cadres sont en fait eux aussi des experts qui participent avec les autres au travail effectué dans les groupes de projets. »

Mintzberg indique que dans ces structures, les cadres dirigeants doivent « consacrer une bonne partie de leur temps à assurer à l'organisation un afflux régulier et équilibré de projets et donc développer et négocier des contrats avec des clients potentiels ». C'est effectivement un aspect des studios que nous avons observé132.

L'adhocratie est un modèle " pur ", " théorique " (développée à partir de nombreuses études et publications) ; il ne colle systématiquement avec la réalité des entreprises. Cependant, sa pertinence vis-à-vis des studios de production d'images numériques français nous permet de prendre en considération la description des problèmes associés à ce type de structure :

• Mintzberg parle du problème des réactions humaines face à l'ambigüité de l'organisation : confusion dans les rôles, anxiété face à la fin du projet, faible loyauté vis-à-vis de l'entreprise, conflit interne sur les ressources. Il ajoute qu'il s'agit d'environnement très politisé, concurrentiel, agressif, avec des individualistes forts, qui doivent parvenir à dépasser leur intérêt individuel au profit du groupe.

• L'adhocratie rencontre des problèmes d'efficience, de capacité de rendement, par « le cout élevé des communication » (tout le monde parle à tout le monde et la solution n'émerge que bien plus tard) et aussi par l'irrégularité du flux de travail.

Enfin, Mintzberg n'hésite pas à décrire les adhocraties comme des structures ayant

« tendance à avoir une vie brève », en partie parce qu'elle opère sur un marché risqué où « la perte d'un contrat majeur peut littéralement la faire basculer d'un jour à l'autre ».

Nous allons donc voir à présent différentes difficultés identifiées au sein des studios d'effets spéciaux.