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III.2. L'organisation d'un projet

III.2.3. Quels problèmes rencontre-t-on ?

III.2.3.1. Le poids des enjeux financiers

La fabrication des images de synthèse observe un problème majeur en France, celui du déséquilibre entre les budgets affectés et les coûts réels de fabrication. Nous avons été sensibilisée à ce sujet lors de nos entretiens, mais aussi sur le terrain, à Def2Shoot.

Tout d'abord, il faut constater que les sociétés font face à des projets souvent ambitieux aux petits moyens, et que le commanditaire n'associe pas toujours effets spectaculaires et gros budgets. L'image de synthèse s'est beaucoup démocratisée et on assiste à une sorte de vulgarisation de la technique qui lui porte préjudice.

« Le grand public commence à connaître les techniques de base, visionne bon nombre de “making of” souvent réducteurs [...]. L'utilisation de l'infographie (et de la 3D) s'est “banalisée”, ce qui pousse les clients à devenir de plus en plus exigeants quant à la qualité et à sous-estimer la difficulté du métier. » (Sébastien, superviseur FX)

Il y a donc d'un côté cette tendance à associer 3D, facilité et économie. D'ailleurs, certains films d'animation entrent en fabrication avec un financement insuffisant, tout en espérant que le premier teaser ou la première bobine permettra de ramener le budget nécessaire pour finir le film.

Du côté des sociétés de production d'images numériques, on constate que l'estimation est souvent effectuée dans l'urgence, et par des personnes qui n'ont pas une expertise réelle sur la fabrication 3D. Mais, même lorsque le projet est devisé par un superviseur compétent, les coûts et les délais sont revus nettement à la baisse pour proposer la meilleure offre du marché et ne pas perdre le projet :

« A chaque fois que je faisais des estimatifs réels dans les meilleurs délais, sachant nos possibilités et nos moyens, les dirigeants passaient outre parce qu'il fallait avoir le projet. » (Michel, superviseur FX)

L'instabilité du marché, le poids de la concurrence, et la peur de perdre les projets, plongent la plupart des sociétés dans un cercle vicieux : en effet, il y a ce danger d'accepter " tout et n'importe quoi " pour faire vivre la société, d'entrer dans une logique de volume à petits prix plutôt que de privilégier la qualité. Très peu de studios

parviennent à imposer en permanence leur label de qualité, et pour ces derniers, leur réputation leur permet de rentrer dans un cercle vertueux : sélection des projets valorisants, fin du marchandage, respect des délais nécessaires à la fabrication, confiance réelle du client.

Quand les moyens financiers sont insuffisants, cela a bien entendu de fortes répercussions sur la fabrication. Dans certains cas, un film enthousiasmant, la motivation et l'entente de l'équipe, un réalisateur consciencieux, font que le projet se déroule sans encombre. Mais fréquemment, les conditions de fabrication sont moins séduisantes : délais irréalistes, travail dans l'urgence, manque de coordination, nuits blanches et bénévolat du weekend.

« Lorsqu'une société baisse ses tarifs pour pouvoir récupérer le projet, cela a une répercussion sur l'ensemble de la production. Il m'est déjà arrivé de commencer une fabrication “en charrette”, c'est-à-dire que la production n'avait pas encore commencé que nous étions déjà en retard. » (Erwann, infographiste)

On arrive ainsi à de nombreux abus, et à des fabrications misant, entre autres, sur " la bonne volonté des graphistes passionnés ", qui acceptent finalement de " travailler ainsi depuis toujours ".

Ces situations sont communes sur les projets courts, notamment les publicités, et difficile à remettre en question tant la balle est située dans le camp des agences de communication plutôt capricieuses. D'ailleurs, le problème est plus souvent lié au délai de fabrication qu'au budget. Les infographistes, tout comme les studios, considèrent la publicité comme un travail alimentaire où « on a rarement le temps de travailler intelligemment ». « Le temps que tu réfléchisses à la gestion de projet, la publicité est déjà finie » (Jean-Yves, directeur de production). Comme les studios doivent s'acquitter de ce travail avec, finalement, une certaine fatalité, le meilleur moyen de s'en prémunir reste de s'appuyer sur des gestionnaires expérimentés maîtrisant ces situations, « qui n'ont pas peur de l'imprévu, qui savent réagir quand il faut et prendre les bonnes décisions ».

Si on doit donc faire exception de la publicité qui contraint les studios à travailler dans l'urgence, la principale préoccupation liée aux problèmes budgétaires semble être la banalisation du travail dans l'urgence sur les autres types de projet.

Dans certaines équipes, il devient naturel de faire des nuits blanches et surprenant de les refuser. Il s'installe aussi cette peur légitime de perdre sa place si on refuse de telles conditions de travail. De plus, le manque de budget revient souvent à négliger la qualité, alors que les équipes tirent leur motivation de l'envie de travailler sur de beaux projets.

III.2.3.2. Une dépendance vis à vis du commanditaire

La fabrication d'images numériques animées est un processus créatif qui soulève tout d'abord la problématique de l'interprétation d'une demande subjective.

En effet, il ne s'agit pas de suivre les plans précis d'un modèle, comme pour la construction d'une voiture choisie sur catalogue, mais bien de concrétiser une idée issue de l'imaginaire d'un auteur. En France, le statut d'auteur confère au réalisateur une position centrale dans les décisions artistiques. On a donc, d'un côté, un réalisateur devant réussir à exprimer ses désirs, ses choix, et à diversifier ses méthodes d'expression en apportant des référents. Et de l'autre côté, l'équipe doit être en situation d'écoute active, disponible et réactive. Le travail repose donc en grande partie sur la qualité de la relation établie, sur des dispositions humaines de communication et de perception de chacun. Or, cette relation de confiance réciproque peut être fragilisée par diverses situations. Bien que les cas de figure soient multiples, et parfois confus, nous allons tenter d'en analyser ici quelques-uns.

Réalisateur externe ou interne

Avant tout, il faut distinguer deux contextes :

• soit le réalisateur est " en interne ", c'est-à-dire qu'il travaille au sein de l'équipe, dans le studio de production d'images numériques.

• soit le réalisateur est extérieur à la société, et les relations avec l'équipe de fabrication des images numériques se limitent souvent à des séances de validation.

Dans le premier cas, la présence continue, " sur le terrain ", du réalisateur permet une plus grande cohésion, puisque les échanges avec l'équipe sont quotidiens.

Cela a lieu notamment sur des projets d'animation, où la plus grosse part du travail se

fait dans le studio. Par exemple, à Def2Shoot, deux réalisateurs intervenaient régulièrement sur des projets d'animation, des clips musicaux (Pascal Obispo, Yannick Noah, The Tunes), des publicités (France 24), et des génériques. De par leur présence dans le studio, et de leur connaissance technique de l'animation 3D, ces réalisateurs parviennent à établir plus facilement des liens avec l'équipe. Ils font partie de la " famille ".

À l'inverse, un réalisateur travaillant sur des projets en prise de vue réelle vient ponctuellement dans le studio (il doit s'occuper du tournage, du montage, du son, en parallèle) et uniquement pour des procédures de validation sur des plans à effets spéciaux. Ce réalisateur " externe " est perçu comme un commanditaire. En son absence, c'est une personne du studio (superviseur de département, ou chef de projet) qui prendra certaines décisions. Le risque est de voir plusieurs personnes de l'équipe donner leur avis subjectif et diriger ainsi le travail des infographistes qui ne correspondra plus à la volonté du réalisateur.

Ces deux contextes de fabrication — réalisateur en interne ou réalisateur extérieur au studio — orientent déjà la collaboration vers une relation plus ou moins

" familière ".

La multiplicité des décisionnaires en publicité

En publicité, c'est la multiplicité des décisionnaires qui rend le contexte de fabrication instable et difficile pour le studio de production d'images numériques. En effet, comme nous l'avons décrit précédemment133, le film est validé successivement par le réalisateur de la société de production, le directeur artistique de l'agence, et le client. Ces intervenants ont chacun leur avis subjectif à donner sur l'esthétique de la prestation numérique, et font part de leur exigence avant de le présenter " à l'étage supérieur ". La société de production d'images numériques, située en bout de chaîne, est complètement dépendante de la coordination et de la bonne entente entre ces différents associés, et subit fréquemment une avalanche de retake avant de parvenir à un film convenant à l'ensemble.

« Je traitais avec la société de communication. Après pas mal de retouches, j'ai livré des images dont ils étaient très contents. Ils l'ont présenté au client, qui a

trouvé ça assez moyen... ça a été le retour à la case départ. / il y a trop d'intervenants [...] si ça ne marche pas bien, c'est la société de production qui accuse la société de postproduction d'avoir mal fait son travail » (Arnaud, Alex)

Sur le terrain, on constate effectivement de nombreuses incohérences : manque de concertation en amont : « nous avons reçu le même jour par email deux références de poulet, le réalisateur désirait un poulet réaliste, le directeur artistique de l'agence, un poulet à la Chicken Run... » ou mauvaise interprétation de la demande du client ou encore visualisation trop personnelle du projet : « j'ai l'impression que parfois chacun veut voir "son joujou" à l'écran »... autant de raisons évoquées qui contraignent le studio de production d'images numériques à développer une forte réactivité. Le rythme et la pression s'intensifient tout au long du projet puisqu'il faut parfois refaire beaucoup, au dernier moment, sans délai supplémentaire. Un tel contexte de fabrication justifie l'intervention d'équipes très petites et donc plus dynamiques.

Par son mode de fonctionnement, la publicité engage donc une relation de pure prestation entre les réalisateurs commanditaires et l'équipe de fabrication d'images numériques : « c'est un rapport d'exécutant ». Face aux validations à répétition, les infographistes trouvent certaines combines. La technique dite " de l'os à ronger " mérite d'être dévoilée : il s'agit de laisser une ou deux erreurs pertinentes à des endroits stratégiques du film, par exemple au niveau du packshot (le dernier plan, où apparaît le nom du produit ou un logo fétiche), erreur sur laquelle le client s'acharnera au point " d'oublier le reste ".

La personnalité du réalisateur

Comme le réalisateur joue un rôle central, sa personnalité influence beaucoup le comportement de l'équipe et le bon déroulement du projet. Il doit développer, au-delà de ses qualités artistiques, des qualités humaines pour dialoguer avec son équipe. S'il existe des réalisateurs talentueux, charismatiques, très confiants en leur équipe, les studios peuvent aussi rencontrer des réalisateurs difficiles à gérer.

Selon plusieurs infographistes, ces situations se retrouvent principalement sur les publicités. L'un d'entre eux nous a fait part des différents profils de

réalisateurs qu'il avait croisés depuis le début de sa carrière. Bien que ces portraits soient dressés avec humour, nous avons trouvé intéressant de les reporter ici, non seulement parce que ces descriptions ont été confirmées par d'autres entretiens (avec des infographistes et des chargés de production), mais aussi parce qu'elles introduisent bien les autres problématiques dont nous allons parler.

« 1- le réalisateur intangible : il veut un résultat et puis c'est tout. Il ne comprend donc pas les éventuelles limitations qu'on lui impose. Les prouesses obtenues dans les films et les clips ne sont pas liées dans son esprit à un coût prohibitif, et c'est bien dommage. Tout semble facile pour lui (et les infographistes sont des bras cassés).

2- le réalisateur frustré : il sait exactement ce qu'il veut, il aimerait le faire lui-même, mais ne sait pas se servir des logiciels (ou n'a pas le droit). Il fait son possible pour ne pas devenir fou et est obligé de faire beaucoup de concessions.

3- le réalisateur escroc : Il n'a aucune idée et attend bien que les infographistes en trouvent à sa place. Il reste extrêmement vague et parle en terme de concepts. L'infographiste motivé, heureux d'autant de liberté artistique, s'en donne à cœur joie et se creuse la tête. Finalement, tout le mérite ira au réalisateur. Le pire, de très loin.

4- le réalisateur tatillon : découvrant la joie du virtuel et du "control Z", il expérimente à tout va, revient 100 fois sur des détails, essaye un millier de couleurs pour chaque élément... Il est toujours en train de douter sur l'impact du premier plan qui n'est pas finalisé alors que le budget du film entier a déjà été dépassé. » (Sébastien, superviseur FX)

Notre expérience sur le terrain nous a permis de rencontrer des cas s'inscrivant dans les descriptions précédentes. Nous pouvons citer un cas assez extrême de projet de pilote de série d'animation, où la forte personnalité du réalisateur a abouti à une situation très conflictuelle et à l'échec du projet. On peut dire que ce réalisateur se situait à mi-chemin entre la catégorie des intangibles et des tatillons. Il avait déjà travaillé au côté du modeleur de l'équipe pendant plus d'un mois pour la conception de trois petits personnages, avec de nombreuses retouches pour parvenir à un résultat semblant lui convenir. La difficulté venait de sa constante remise en question des validations précédentes, c'est-à-dire qu'il validait et que la fois suivante, il revenait sur ces propos et demandait des modifications. Malgré les explications et les conciliations du chargé de production, le réalisateur avançait son statut d'unique décisionnaire pour s'autoriser de telles libertés. La production en est même venue à lui faire signer les validations, mais cela n'a pas produit le changement