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TRAVERS LA CODIFICATION DE LA COMPETITION POLITIQUE (1986-2006)

B A UN PLURALISME LIMITE EN QUALITE

Cette « rationalisation » et les effets spectaculaires qu’elle implique ont focalisé l’attention des chercheurs et observateurs de la vie politique polonaise. Mais elle laisse dans l’ombre un élément pourtant majeur de cette redéfinition du jeu politique et des contours du pluralisme. Il s’agit de l’approfondissement opéré concernant la nature des acteurs admis à participer aux luttes électorales.

Celui-ci suit au moins deux directions principales. La première consiste à introduire symboliquement le monopole des partis sur la représentation démocratique en retirant aux organisations concurrentes (en particulier les syndicats) le droit de présenter des candidats. La question de la légitimité élective des syndicats avait déjà été soulevée. Pour la première fois en 1992- 1993, en effet, la politisation – au sens de leur participation au jeu électoral – des syndicats est mise en question par une partie du personnel politique qui voit dans cette pratique une concurrence illégitime. Mais ces tentatives de rationalisation du jeu politique, fondées sur l’exclusion de certains types d’acteurs des mécanismes représentatifs n’aboutissent pas, notamment en raison des résistances des parlementaires de Solidarité. Après plusieurs années d’hésitations et de débats fortement controversés à la Diète, c’est en 1997 que les syndicats sont formellement exclus de la représentation politique. Evénement de haute signification symbolique, le texte de la Constitution le reconnaît implicitement puisqu’il réserve le droit d’investiture, outre à un nombre défini d’« électeurs », aux seuls partis politiques33. A cette date, l’heure n’est donc plus aux questionnements sur la

nature de l’acteur politique légitime et sur les avantages comparés de modèles d’acteurs concurrents. Les Comités civiques ne représentent plus une alternative aux partis politiques. Il n’est plus question non plus de justifier la participation des syndicats aux élections : les partis s’imposent

32 Avec 20.41 % des voix, l’Alliance de la gauche démocratique (SLD) remporte 171 mandats

(soit 37.17 % des mandats). Le Parti paysan polonais (PSL) recueille 15.4 % des suffrages et 132 sièges (soit 28.69 % des mandats). A eux deux, ils possèdent une majorité confortable de 303 sièges sur 460.

dorénavant comme les seuls acteurs politiques légitimes dans le régime représentatif.

La seconde évolution se traduit par l’introduction du financement public des partis politiques par une nouvelle loi sur les partis politiques, votée le 27 juin 199734. Cette législation institue pour la première fois un financement

direct des partis politiques, qui prend deux formes. Une dotation pour les activités de type statutaire (l’activité au quotidien du parti), d’une part ; une subvention pour les activités électorales, d’autre part. Ces deux sommes sont calculées en fonction de la performance électorale (il faut au moins 3% des voix pour bénéficier de la subvention statutaire et au moins 1 élu pour la subvention électorale). Elle consacre le principe de la transparence des comptes des partis qui sont rendus publics. Si cette loi est encore assez timide (l’interdiction des activités commerciales et des dons des entreprises ne sera adoptée qu’en 2001, de sorte que le financement des partis emprunte encore plusieurs voies et les sommes allouées ne seront considérables qu’à partir de 2001), elle tranche avec le caractère « libéral » de la précédente loi sur les partis qui date de 1990.

Justifiée par les parlementaires par la nécessité de lutter contre la corruption, cette législation a surtout pour effet symbolique d’imposer le monopole des partis sur le jeu politique. En conditionnant l’attribution d’un financement à la jouissance du statut de parti, elle s’avère discriminante pour les collectifs de citoyens admis à concourir. Ces derniers ont non seulement peu de chances d’avoir des élus (pour conserver une chance d’obtenir au moins 5% des suffrages, il est nécessaire de présenter des candidats dans toutes les circonscriptions) et donc de bénéficier d’un remboursement partiel des dépenses de campagne, ils n’ont en outre pas droit, quel que soit leur résultat, aux subventions annuelles considérables dont bénéficient exclusivement les organisations sous statut partisan.

En conditionnant, ensuite, le bénéfice du financement public à la performance électorale, la loi marginalise les partis qui ne souhaitent pas participer aux élections parce qu’ils estiment réaliser leurs objectifs dans d’autres types d’activité. Elle contribue par conséquent à la spécialisation électorale des partis politiques.

Le pluralisme prend par conséquent la forme d’une concurrence partisane sur un marché politique défini comme marché électoral. Les partis politiques (en réalité, un petit nombre d’entre eux) y ont de fait un accès exclusif. Ils sont d’autant plus incités à y entrer que leur survie politique (via l’accès aux financements publics) dépend de leur participation (et de leur succès).

34 Ustawa z dnia 27 czerwca 1997 r. o partiach politycznych [Loi du 27 juin 1997 sur les partis

C.L’EMERGENCE D’INTERETS CORPORATIFS DANS LE PERSONNEL POLITIQUE

Cette évolution de la définition du pluralisme n’a rien d’évident. Elle n’est pas exigée par des impératifs de démocratisation qui transcenderaient les acteurs du jeu politique. Elle doit plutôt être rapportée aux transformations sociologiques du personnel politique. Les députés se professionnalisent de plus en plus. Ils ne sont plus les M. Jourdain du début, qui faisaient de la politique sans le savoir. Plusieurs indices l’attestent. Le renouvellement du personnel politique d’une élection à l’autre est par exemple massif mais il baisse tendanciellement, de sorte qu’une part non négligeable du personnel politique est engagée dans une véritable carrière élective. De ce point de vue, les profils politiques s’homogénéisent, et avec cela, des intérêts communs de type « corporatif »35 émergent.

On note surtout le rôle de plus en plus majeur joué par les ressources partisanes dans la lutte politique. Le recrutement du personnel politique est de plus en plus systématiquement le fait des organisations partisanes. Le nombre d’hommes politiques membres des organes de direction d’une organisation politique augmente. Pour toute une série de raisons (la règle électorale notamment), les ressources partisanes (pas nécessairement financières) deviennent de plus en plus nécessaires dans la lutte politique.

Les réformes introduites après 1993 trahissent donc le projet de la part du personnel politique – en particulier les élus issus des plus grands partis – de pérenniser les structures partisanes dont ils sont issus. Il s’agit en particulier de protéger les positions de leur parti respectif dans le jeu politique. La présence d’un parti au Parlement n’est jamais définitivement acquise. Les partis agissent de ce point de vue comme des « établis » et définissent des règles discriminantes. D’où l’introduction du financement public qui garantit aux plus forts un financement durable. D’où, également, l’introduction du seuil d’accès au Parlement afin de réduire le nombre d’entités partisanes admises sur le marché politique. Autre indice, la loi sur les partis de 1997 élève le seuil d’accès au statut juridique de parti. Alors qu’il fallait dans la loi de 1990 seulement les signatures de 15 personnes pour solliciter l’inscription au registre national des partis, il en faut désormais 1000. Les « petits » partis sont donc marginalisés.

Ces discriminations introduites dans le droit sont d’ailleurs justifiées par les parlementaires issus des plus grands partis. On pense le jeu politique comme nécessairement resserré, on dénonce la multiplication des « partis- canapés », on se représente un jeu politique « civilisé » sous une forme épurée, on justifie même ces discriminations par un souci de bonne gestion des dépenses publiques, comme le reconnaît publiquement l’un des auteurs

du projet proposant le financement public : « L’Etat n’est pas en état de financer tous les partis politiques »36.

Ainsi, loin de traduire « une nécessité démocratique » qui fait des partis les acteurs naturels de la démocratie représentative, l’institutionnalisation du pluralisme de type partisan s’explique surtout par l’émergence d’intérêts corporatifs parmi le personnel politique. Ces intérêts corporatifs sont indissociables d’une vision de plus en plus fréquente d’un jeu politique expurgé de ses « anomalies » (choses jusque-là « normales »), telles que la participation d’un syndicat aux élections, etc. Les hommes politiques ont de plus en plus intérêt à fermer le jeu à de nouveaux entrants ; cette logique est d’autant plus implacable qu’ils peuvent mobiliser à cette fin une vision normative du jeu politique qui naturalise cette situation au nom, paradoxalement, de la démocratie et du pluralisme. Même ceux qui étaient hier hostiles aux partis finissent par adhérer aux valeurs qu’ils mobilisent pour maintenir les choses inchangées. On se trouve face à un processus d’autant plus difficilement réversible qu’il fonctionne sur une logique circulaire : les principaux acteurs de ce processus en sont aussi les premiers bénéficiaires potentiels.

Conclusion

Pour résumer, le pluralisme dans le postcommunisme ne veut pas dire tout de suite pluralisme de partis. Convaincus de la nécessité d’entr’ouvrir le champ institutionnel sans proclamer la démocratie, les dirigeants communistes cherchent à définir un « pluralisme associatif » en lieu et place d’un véritable pluralisme politique. Mais ils échouent dans cette stratégie au moment de la Table-ronde (février-avril 1989) où ils sont contraints de reconnaître le « pluralisme syndical », qui profite en premier lieu à Solidarité.

Une fois admis le principe d’une pluralisation, le processus selon lequel ce pluralisme a pris un visage essentiellement partisan a suivi un chemin sinueux et particulièrement controversé, aboutissant néanmoins à la reconnaissance du monopole de la forme-parti sur les jeux politiques.

Cette restitution, résumée, de l’invention controversée du pluralisme partisan en Pologne postcommuniste, était nécessaire pour comprendre certaines propriétés du pluralisme polonais aujourd’hui. Si l’emprise partisane sur les jeux politiques est indubitable, la présence sur le marché politique d’organisations partisanes d’origine syndicale, comme Samoobrona, ou la récurrence de discours qui dénoncent la « partitocratie » peuvent ainsi être mises en perspective.

Cette reconstitution de la genèse juridique du pluralisme en Pologne au sortir du communisme nous enseigne enfin qu’un contexte de changement de régime n’est pas forcément un contexte d’exception : le droit n’est pas forcément au service d’une entreprise de « design institutionnel ». Comme dans les démocraties dites stabilisées, comme l’ont montré Alain Garrigou37

ou Patrick Lehingue, les enjeux de la codification de la compétition politique sont indissociables des transformations sociologiques et des horizons pratiques du personnel politique.

37 Alain GARRIGOU, « Vivre de la politique. Les ‘‘quinze mille’’, le mandat et le métier », Politix, n°20, 1992, p. 7-34.

PERMANENCE ET CHANGEMENT DES CLIVAGES