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Le postcommunisme a commencé par des réformes, sinon des révolutions juridiques, qui ont remplacé l’Etat idéologique du Parti par des Etats de Droit – libéraux. Ceux-ci ont affirmé, dans les constitutions16, les

nouvelles libertés, formellement garanties par les juges, constitutionnels notamment. Mais la première décennie d’expériences postcommunistes a montré les limites de cette révolution juridique17. Un décalage s’est

rapidement révélé entre le Droit affiché et le Droit appliqué ; entre l’Etat de Droit – virtuel et la situation réelle. Le contraste a été parfois grand entre les lois ou les jurisprudences symboliques et la quotidienneté juridique massive et ordinaire. Le juge ne pouvait pas garantir ce que l’environnement ne permettait pas de réaliser18, et le Droit virtuel n’a pu passer au stade du

« Droit vivant ». Les normes ambitieuses, non suivies d’effets suffisants, ont pu produire parfois des effets pervers, en altérant la crédibilité du nouveau droit et du juge, quelquefois insuffisamment formé et même corrompu ! Alors la question s’impose : si la norme est garantie par le juge qui peut s’avérer défaillant, qui garantit alors le juge et, par devers lui, l’ensemble du nouveau droit libéral ? La réponse s’impose rapidement : la démocratie comme système politique qui est en amont et aval de la norme ; qui en est, en quelque sorte, la logistique institutionnelle. C’est seulement dans les démocraties consolidées, voire avancées, que la garantie juridictionnelle du droit devient crédible. Et encore, même dans les démocraties avancées on

16 Nouvelles ou « apurées »…

17 Au sens d’un changement brusque et radical, par le passage d’un système idéologique –

totalitaire à un système juridique – libéral.

18 Notamment, la qualité et le niveau du développement matériel et le déficit de la culture

rencontre parfois le « problème du juge », « pouvoir » ou « autorité » ; celui de son indépendance face à l’Exécutif, la majorité politique ou même l’opinion publique.

Mais au-delà des déficits d’ordre technique ou juridique (les nouvelles compétences), matériel (l’infrastructure de la Justice, personnels et matériels compris) et éthique (la déontologie), c’est le déficit global de culture juridique adéquate qui est ici à relever. Le Droit n’était une vraie « valeur fondatrice » ni sous le marxisme, ni dans les cultures traditionnelles, anté- marxistes. Or, pour qu’il le devienne, encore faut-il qu’il reflète, de façon légitime, les « vraies valeurs » de la société elle-même, plurielle par définition. C’est, par conséquent, un système pluraliste qui est à la base d’un régime libéral, respectueux des libertés, c'est-à-dire des différences, ou autrement dit des individus et des minorités.

Si le juge est censé garantir la norme et la démocratie, « la logistique » du « bon juge », une autre question s’enchaîne alors : qui garantit la démocratie elle-même ? Notre point de vue tentera de faire valoir la qualité d’un système pluraliste, grâce à son enracinement bien trempé dans une culture spécifique. C’est en nous-mêmes que la démocratie trouve ses ultimes garanties ; dans notre conviction intime de citoyens et acteurs que parmi tous les systèmes disponibles c’est « le moins mauvais » (comme l’écrivait Churchill) ; en tout cas le plus rationnel, et en quelque sorte structurellement pacifié de façon historiquement – durable.

2.VERS LA CONSOLIDATION PAR LA DEMOCRATIE PLURALISTE

Pas de consolidation durable sans culture pluraliste

La consolidation est une étape de la construction de l’Etat de droit démocratique où l’on redécouvre le pilier politique de notre système – complexe, après avoir focalisé l’attention sur le juridique de la première étape – transitionnelle. C’est donc l’heure de l’Etat politique – démocratique, après l’Etat de droit – libéral. L’un et l’autre en étroite symbiose dans la vie, mais ici distingués pour les besoins de l’analyse19.

La consolidation politique est, à son tour, une notion complexe, comprenant notamment, pour ce qui intéresse le point de vue de nos disciplines publiciste et politiste, des paramètres juridiques et politiques. Elle implique un nouveau développement du Droit politique (selon une formule célèbre de Léon Duguit) et une construction, en profondeur, de la culture

19 Il en va ainsi de toutes les distinctions, c'est-à-dire frontières conceptuelles. Celles qui sont

censées séparer la transition de la consolidation relèvent de la même observation. L’Etat de droit et la démocratie politique se chevauchent en réalité tout comme la transition et la consolidation s’entrecroisent dans le temps et l’espace segmentés.

politique démocratique, devenue pluraliste avec la modernité, alors qu’elle était individualiste à l’époque classique du XIXe siècle.

Le Droit de la consolidation vise, principalement, les nouveaux systèmes électoraux, à la recherche des optima démocratiques, avec le meilleur équilibre entre le souci de la représentativité et celui de la gouvernabilité (à la recherche du « fait majoritaire »). Dans les pays balkaniques, des réformes des codes électoraux ont été entreprises jusqu’à 2005, notamment dans la perspective de l’entrée dans l’Union Européenne.

Il y a, aussi, le Droit parlementaire, essentiel pour le bon fonctionnement des démocraties représentatives que sont tous les pays postcommunistes concernés ici20. D’autant plus que la tradition du « socialisme réel » n’avait

pas fait des Parlements des lieux de travail politique réel, loin de là. C’était plutôt des instances symboliques.

Il y a, enfin, le régime des partis politiques, avec tous leurs problèmes de statut (représentativité spécifiquement politique, sinon crédibilité substantielle…) et de financement (compatible avec les exigences démocratiques).

Mais tous les problèmes liés aux réformes et à l’évolution juridique ramènent à la question de l’efficience du nouveau droit. Or, un droit n’est efficace que s’il est en étroite symbiose avec les valeurs, les idées et les principaux types d’intérêts de la société qu’il régit. En un mot le Droit démocratique doit être en plus ou moins étroite symbiose avec la culture politique de la société qu’il régit et dont il est censé être le produit légitime. Efficace parce que légitime, mais – aussi – légitime parce qu’efficace.

Or, c’est ici que le bât blesse. Les cultures du passé marxiste et pré- marxiste sont pour le moins autoritaires sinon totalitaires (au moins au début de « la dictature du prolétariat » et du soviétisme débridé). Le pas à franchir pour aller vers la démocratie libérale est immense, alors qu’en matière de culture plus qu’en politique ou en économie, la révolution n’est pas de mise. Il n’y a pas de révolution culturelle possible21. Bien plus, les

mutations culturelles sont des processus lents qui, selon les sociologues culturalistes, demandent plusieurs générations22. La volonté politique et le

savoir-faire, c'est-à-dire la compétence politique, n’y suffisent pas. A côté du « vouloir » et du « savoir », il y a le « pouvoir ». Le poids de l’habitus qui s’exprime, aussi, par des réflexes acquis, peut se transmettre par hérédité, nous disent quelques scientifiques d’avant-garde !

Ce qui est vrai pour la culture, en général, au sens de la « culture nationale » ou « générale », par exemple, l’est aussi, de façon plus spécifique

20 Qu’il s’agisse des régimes parlementaires stricto sensu ou des régimes dits semi-présidentiels. 21 Même et peut-être surtout pas par des moyens autoritaires, comme l’expérience maoïste

nous la confirme, une fois de plus.

et limitée, pour la culture politique. Le pluralisme politique est culturel et non pas naturel. La pluralité sociale, elle, est un phénomène naturel, induit par l’individualisme et la pulsion fondamentale et spontanée des êtres vers la liberté.

Mais le pluralisme est une construction culturelle qui postule la différence comme valeur et la critique comme un levier d’évolution. Il pense les sociétés pacifiées en exorcisant la violence grâce à la négociation et au compromis. Ses valeurs propres, systémiques, sont, en plus de la liberté et de l’égalité, la tolérance, le relativisme, la patience, toutes induites par le postulat du respect de la différence. Et ce niveau le plus fondamental qui est celui de son intégration dans les processus collectifs de la délibération et de la décision.

On le constate aisément : le pluralisme comme valeur, c'est-à-dire idéologie systémique, est aux antipodes de l’habitus quinquagénaire du « socialisme réel ». Qu’il ait pris des formes « hard » ou « soft », le régime d’inspiration marxiste est toujours celui du monisme idéologique, à l’opposé symétrique du pluralisme politique. Dans un cas, c’est le monopole des valeurs fondamentales dans l’autre, la concurrence des idées politiques. D’où, d’un côté la dynamique de la surenchère en matière « d’orthodoxie », de l’autre la concurrence qui relativise les idées des politiques publiques à travers leurs rapports finalités-moyens comparés ; dans le discours et à travers les réalisations, comme critères de crédibilité comparative.

Le système du socialisme marxiste fut proclamé et organisé comme celui du monopole de légitimité, au profit d’une idéologie23, d’une classe sociale24,

d’un parti politique et d’un leader charismatique25.

Au contraire, le postulat pluraliste est celui de la légitimité ou de la vérité – partagées.

L’opposition, tout comme la critique, en général, bénéficient d’une légitimité fonctionnelle primordiale ; elles ont le statut de service public- politique dans la cité démocratique. Le système pluraliste se construit autour des « associés-rivaux » (R. Aron) et non pas d’« ennemis-antagonistes »26. La

décision implique la négociation et le compromis et non point l’élimination c'est-à-dire la destruction de l’autre, différent. Dans ce cas, « ceux qui

23 Le marxisme était, à la fois, une science suprême (des sociétés, de l’Histoire) et une

idéologie « vraie », les autres n’étant, à l’instar de la religion, que les opiums des peuples…

24 La classe ouvrière, au début, ou le peuple travailleur tout entier, comme en Russie, depuis

la Constitution Brejnev de 1977 où « les trois classes socialistes » (ouvriers, paysans, intellectuels/intelligentsia) étaient déclarées « amies et coopérantes ». N’étant pas antagonistes et en lutte « à vie et à mort » elles n’étaient plus des classes au sens du marxisme prébrejnevien.

25 Le système du Parti-Etat voire du Parti-Société régulièrement expurgé de tous « ceux qui

pensent différemment », avec, au sommet, « le culte de la personnalité ».

26 Concept générique décomposé en ennemis de l’Etat, du socialisme ou du parti (« anti-

pensent différemment » ne sont pas des opposants mais des dissidents : contestataires, contre-révolutionnaires ou ennemis du peuple27, avec lesquels

la négociation et le compromis sont coupables, actes de trahison idéologique. Dans ces conditions, comme pour tout système idéologique, par nature manichéen, la différence est illégitime et ne peut servir, éventuellement, que comme bouc émissaire, responsable de tous les déficits systémiques et politiques.

Après ce bref condensé des principales différences des cultures du pouvoir, les raisons des difficultés de la mutation culturelle apparaissent, on l’espère, plus nettement. Malgré tout, sur l’élan de la liberté désirée et acquise et avec la logistique des standards européens auxquels les pays d’Europe Centrale et Orientale viennent (avec les succès et les rythmes différents il est vrai), la démocratie pluraliste émerge avec de plus en plus d’authenticité, dans les attitudes et les comportements des acteurs. Le droit et la pratique pluraliste, plus ou moins conforme à l’esprit du système, contribuent à la formation de la nouvelle mentalité. C’est pourquoi il nous semble utile, désormais, de nous pencher sur les voies et les moyens concrets de ce travail historique.