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L A C OUR CONSTITUTIONNELLE DE R USSIE ET LE PLURALISME POLITIQUE

M ARIE E LISABETH BAUDOIN

A. L ES LIMITES INTERNES

La Cour constitutionnelle de Russie ne participe à l’encadrement du pluralisme politique en Russie que de manière indirecte, c’est-à-dire par le biais d’un contrôle des normes, dans le cadre de son rôle de juge constitutionnel. La première limite à l’action de la Cour constitutionnelle est donc une limite fonctionnelle ou technique, la Cour n’étant pas dotée de la fonction de juge électoral, comme c’est le cas en France ou dans d’autres Etats de la Communauté des Etats Indépendants (CEI) tels que l’Arménie. La Cour constitutionnelle de Russie n’est compétente ni pour contrôler le déroulement des opérations électorales et la sincérité du scrutin, ni pour vérifier le respect des règles dans le cadre de la phase pré-électorale.

En France, en effet, le contrôle de la légalité des élections est partagé entre les tribunaux civils pour les listes électorales et les tribunaux administratifs avec appel devant le Conseil d’Etat pour les élections autres que celles relevant du Conseil constitutionnel. Ce dernier est quant à lui juge de la régularité des élections parlementaires (article 59 de la Constitution) et présidentielles (article 58 de la Constitution) ainsi que des référendums nationaux (article 60). Concernant les élections parlementaires, le Conseil n’intervient qu’en qualité de juge de l’élection c’est-à-dire après le déroulement des opérations électorales, en cas de contestation. Sa compétence est plus large concernant l’élection présidentielle puisqu’il intervient à la fois de manière consultative et de manière contentieuse. Il est ainsi consulté par le Gouvernement sur tous les textes organisant les opérations électorales ; il intervient avant le début du scrutin pour établir la liste des candidats et veille au bon déroulement des opérations électorales par le biais des délégués envoyés sur place ; il peut être saisi en cas d’irrégularités et il est chargé de proclamer les résultats définitifs.

Cette mission de juge électoral a été confiée à certaines Cours constitutionnelles de la Communauté des Etats Indépendants, à l’instar de la Cour constitutionnelle d’Arménie qui l’exerce également en concurrence avec la juridiction judiciaire. En vertu de l’article 100 de la Constitution arménienne du 5 juillet 1995, la Cour constitutionnelle statue sur les différends concernant les référendums et les résultats des élections

présidentielles et parlementaires et elle décide du caractère insurmontable ou non de l’obstacle à une candidature à l’élection présidentielle.

Ce mode juridictionnel de résolution des litiges électoraux, qui est de nature à pacifier la vie politique et à faire respecter un vrai pluralisme, n’existe pas en Russie. Certes, le rôle de juge électoral peut s’avérer une tâche complexe dans les Etats qui ne connaissent pas encore une démocratie consolidée. Outre le danger de politisation de la juridiction, ce sont également des obstacles techniques auxquels la Cour constitutionnelle pourrait être confrontée, notamment dans l’établissement des faits et des irrégularités. Certains membres de la Cour constitutionnelle de Russie se sont même prononcés contre l’attribution d’une telle compétence à la Cour.14

De ce fait, la Cour constitutionnelle de Russie ne joue pas de rôle dans l’encadrement des opérations électorales. Ce sont les commissions électorales créées au niveau de chacun des échelons administratifs de la Fédération de Russie qui sont chargées de la préparation et de l’organisation des élections et des référendums.15 Elles enregistrent les candidats, assurent

le contrôle de l’égalité des conditions de la campagne, de l’établissement des listes électorales et des bulletins de vote. De surcroît, elles contrôlent la régularité des opérations électorales, publient les résultats officiels et sont en charge du contentieux. Organisées d’une manière pyramidale, elles voient leur activité supervisée par la Commission électorale centrale. Cette dernière est formée pour un mandat de quatre ans. Elle est composée de 15 membres dont 5 sont nommés par la Douma d’Etat, 5 par le Conseil de la Fédération et 5 par le Président de la Fédération de Russie (article 21 alinéa 4 de la loi n°67 du 12 juin 2002). La Commission électorale centrale dispose d’une compétence très vaste puisqu’elle organise le financement de la préparation et du déroulement des élections, elle fixe les règles conformément auxquelles les listes électorales sont établies, elle organise le système d’enregistrement des électeurs. Mais surtout elle est l’instance d’appel contre les décisions adoptées par les commissions électorales de niveau inférieur. Elle statue donc en dernier ressort sur les plaintes qui sont adressées pendant la campagne électorale et concernant les résultats des scrutins.

14 Cf N. V. Vitrouk, « Tsel’, zadatchi i founktsii konstitucionnogo pravosudia v

gosudarstvakh novoj demokratii », (« Le but, les missions et les fonctions de la justice constitutionnelle dans les Etats de jeune démocratie »), Konstitucionnoe pravosudie, n°2 (16), 2002, p. 17-18.

15 La composition et les compétences des commissions électorales sont régies par la loi

fédérale n°67 du 12 juin 2002 relative aux garanties fondamentales des droits électoraux et du droit des citoyens de la Fédération de Russie de participer au référendum ainsi que par la loi fédérale n°19 du 10 janvier 2003 sur l’élection présidentielle et la loi fédérale n°51 du 18 mai 2005 sur les élections à la Douma d’Etat.

Enfin, c’est également elle qui est chargée de veiller au respect du pluralisme d’information lors des campagnes électorales puisqu’elle organise les modalités de répartition du temps d’antenne et des tribunes écrites entre les candidats enregistrés et les blocs électoraux pendant la campagne électorale (article 21 alinéa 9 de la loi n°67 du 12 juin 2002). En Russie, ce sont donc les commissions électorales qui remplissent simultanément les fonctions de juge électoral et d’organe de supervision du respect du pluralisme politique par les médias en période électorale.

Si l’efficacité et la transparence de fonctionnement de la Commission électorale centrale sont saluées par les organisations internationales, en revanche, certaines infractions restent impunies et le respect du pluralisme s’en trouve largement entaché. Ainsi, dans son rapport final relatif aux élections législatives du 7 décembre 2003, l’OSCE souligne : « En dépit d’un

accomplissement de la procédure en général impressionnant, lorsqu’il s’est agi de litiges concernant des aspects fondamentaux pour le processus démocratique, tels que la couverture médiatique ou des violations des règles relatives à la campagne, la Commission électorale centrale a eu tendance à éviter de prendre des décisions claires ou définitives. »16

Concernant la campagne électorale, le rapport mentionne notamment des inégalités dans l’utilisation des ressources et des moyens étatiques et l’accès aux médias au profit du « parti du pouvoir », Russie Unie. Un groupe de travail sur les médias spécifiquement constitué par la Commission électorale centrale examina près de 20 plaintes dénonçant des informations partiales et manquant d’objectivité de la part des médias publics. Pourtant, il ne saisit pas les tribunaux afin qu’ils soient sanctionnés. Cette attitude s’avéra particulièrement flagrante dans le cadre de la plainte déposée par le Parti Communiste de la Fédération de Russie (PCFR). Alors que le groupe de travail conclut à une couverture inégale « systématique et délibérée », donnant une image positive de Russie Unie et négative du PCFR, par deux chaînes publiques nationales, la Commission électorale centrale ne saisit pas la justice, mais se contenta d’envoyer une lettre d’avertissement au directeur de ces deux chaînes et en resta là, en dépit de l’absence de changement de position des protagonistes.17 Ce sont les mêmes observations qui ont

conduit le chef de la délégation de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe, David Atkinson, à déclarer en 2003 que « les élections étaient libres mais n’étaient pas justes ».18

16 OSCE/ODIHR Election Observation Mission, Final Report, “Russian Federation -

Elections to the State Duma, 7 December 2003”, 27 January 2004, p.2.

17 Ibid, p. 15.

18 Cité par Françoise Daucé, « Iabloko ou la défaite du libéralisme politique en Russie », Critique internationale, n°22, janvier 2004, p. 28.

Le contexte électoral de décembre 2003 atteste une nouvelle fois que le normatif et le réel ne se rejoignent pas encore spontanément en Russie. En dépit de la protection accordée par la Cour constitutionnelle à la liberté des médias dans sa décision du 30 octobre 2003, le pluralisme de l’information n’est pas une réalité dans la Russie d’aujourd’hui, les médias ayant été placés sous tutelle par le pouvoir présidentiel. Ainsi, non seulement la Cour constitutionnelle est dépourvue d’attributions lui permettant de contrôler directement le respect du pluralisme dans le cadre des opérations électorales, mais encore même au niveau de sa fonction de juge des normes, son rôle de contre-pouvoir est affaibli par la portée relative de ses décisions.