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Au début du processus transitionnel, le changement a été pour ainsi dire révolutionnaire : brusque et radical. On est passé, en quelques semaines ou quelques mois, d’un parti unique – idéologique à son interdiction, le plus souvent ; puis, à un foisonnement par centaines sinon par milliers30 de

nouveaux partis, dits politiques. Cet immense « saut qualitatif » ne s’est pas déroulé sans ambiguïté et n’a pas pu, de ce fait, ne pas produire quelques effets pervers. Notamment quant à la perception de la légitimité même du parti politique, tel qu’en lui-même et son rôle dans le système démocratique. Celui-ci ne pouvait d’ailleurs pas véritablement exister sans les partis adéquats, de sorte qu’il fallait sortir du cercle vicieux du déficit pluraliste31

du nouveau régime, alors que la pluralité sociale ne demandait qu’à éclore politiquement. Le processus fut progressif, bien que rapide ; il dure encore.

Dans un premier temps où tous les acteurs avaient tendance à considérer la liberté et la démocratie comme synonymes, la prolifération du « micropartisme groupusculaire » (G. Mink) était considérée comme une preuve de la liberté reconquise, c'est-à-dire de la démocratie victorieuse. Mais, assez rapidement, le terrain pris conscience de l’inanité d’un tel élan qui ne pouvait s’expliquer que par la réponse débridée (dialectique ?) à la contrainte historique subie de la part d’un parti deus ex-machina.

L’immense majorité de ces velléités partisanes étaient de nature clientéliste, corporatiste, localiste, sinon fantaisiste32… Non seulement ils

n’avaient aucun programme politique pertinent, mais parfois ils squattaient les locaux et ne disposaient pas de téléphone ! Sur le plan de la crédibilité représentative des nouvelles identités politiques revendiquées, le problème s’est posé avec les recyclages fébriles des élites communistes dans les

30 Notamment en Russie, où, à un certain moment on a pu dénombrer plus de deux milles

pseudos partis politiques à Moscou et plus de soixante-dix milles initiatives « partisanes », fantaisistes et velléitaires, à travers tout le pays.

31 Dans la prise de conscience des différences dans les idées politiques, la reconnaissance de

ce constat comme une valeur fondamentale et l’acceptation des règles du jeu concurrentiel qui en résultent.

32 Les partis des buveurs de bière, en Pologne et en Tchécoslovaquie, le parti des retraités en

nouveaux partis. A la fois quant à leur sincérité et leur capacité à jouer le nouveau jeu. Mais le principal obstacle dans l’émergence de nouvelles identités politiques – partisanes était dans la perception de l’idée même du parti politique. Celle-ci était objet des tensions qui ont freiné le rythme de l’évolution vers le pluralisme démocratique plus performant.

D’un côté, il y avait l’image négative du parti communiste du passé, profondément délégitimé et même illégal désormais, dans certains pays. De surcroît, il y avait l’image du parti importé de l’Occident, notamment européen. Elle aussi était critique : les partis n’y étaient plus, dans les années quatre-vingt dix, ce qu’ils étaient avant. Certains spécialistes les disaient même « en déshérence », à tel point que la société civile, à travers l’opinion publique, les O.N.G. et les procédures participatives – citoyennes cherchaient à en prendre la relève. Avec, de surcroît, l’image du multipartisme minoritaire, « à la française », type IVe République, qui les

rendait responsables de l’inefficacité de la gouvernance politique. L’image du désordre, des blocages et des jeux pervers était dans la vulgate d’alors, d’ailleurs bien exploitée par les pouvoirs communistes en place, à l’époque.

De l’autre côté, le multipartisme était le symbole de la démocratie libérale : « pas de démocratie sans partis ». Et, tout l’effort de la société internationale et surtout européenne a consisté à valoriser le passage du singulier au pluriel ; de la dictature du parti à la démocratie des partis. Au point où, pendant un moment, on a eu tendance à confondre le degré de la démocratisation avec le nombre de partis !

Quelques exemples chiffrés rendent compte de cette période véritablement inflationniste des partis politiques33.

Mais, assez rapidement, tous les acteurs du nouveau système34 se rendent

compte de la contre productivité d’une telle surabondance, plutôt perverse. Les partis, en effet, ne pouvaient prétendre raisonnablement à la représentation des tendances fines des identités endogènes et des idées

33 Dès les premières élections pluralistes une multitude de partis émergent dans l’espace

politique ; de surcroît souvent sujets à des divisions internes.

En Pologne, lors des élections législatives de 1991, il existe environ deux cent cinquante partis dans le pays, dont cent douze sont enregistrés, soixante-cinq présentent des candidats aux élections et vingt-neuf sont représentés au Parlement (Diète).

En Bulgarie, idem, en 1991, cent soixante partis sont enregistrés, quarante et un participent aux élections et la coalition majoritaire (U.D.F.) comprend dix-sept partis.

En Slovénie, petit pays d’un million deux cent milles électeurs, il y avait, dans les mêmes conditions, quatre-vingt cinq partis enregistrés, dont « treize principaux », selon certaines présentations.

En Yougoslavie il y avait deux cent cinquante partis, une cinquantaine par République fédérée.

Par la suite la situation s’est assez rapidement décantée, comme signalé dans le texte.

34 Ceux de la société interne et les instances internationales impliquées en tant que

politiques, qui étaient encore à inventer. Par ailleurs, ce chaos des partis35

empêchait une bonne gouvernance politique. Les majorités gouvernementales étaient composites à souhait ; elles étaient toujours des coalitions négociées, in extremis, à seize ou dix-sept principales composantes, au sein de larges « fronts démocratiques » dont le nouveau peuple électoral ne pouvait avoir qu’une image brouillée, sinon péjorative. Parfois, il s’agissait de « coalitions de coalitions », avec, à la base, des partis déjà en tension ou en situation de division interne…

Au cours de cette première phase de l’invention des identités spécifiquement politiques (et non point idéologiques ou sociales), l’espace était libre, car les sociétés « compactées » idéologiquement par le système idéocratique – marxiste ou le système autocratique – traditionnel, n’étaient pas politiquement différenciées. Or, sans les réflexes – censeurs d’une culture démocratique préalable et acquise tout devenait possible ! On se mit alors à importer les modèles de l’extérieur36, à exhumer les partis nationaux

– « historiques », ceux d’entre les deux guerres qui ont évolué au sein des jeunes démocraties, encore instables ou alors à nommer partis politiques des groupes communautaires, d’intérêts aussi divers qu’extravagants, parfois.

2.VERS UN PLURALISME POLITIQUE SIGNIFICATIF

Les systèmes de partis en émergence

Vers la fin de la première décade du postcommunisme, d’une façon générale, la structuration démocratique (de la société et du système politique) prend le pas sur la déstructuration de l’ancien. Pas seulement au niveau du droit et des institutions, mais aussi au niveau des consciences et des mentalités, c'est-à-dire de la nouvelle culture politique. L’émergence du fait politique comme pluriel et la prise de conscience des valeurs et des procédures pluralistes s’observe à travers les partis politiques à un double niveau :

- Celui des partis, en tant que tels, dont la représentativité en matière d’idées, de discours, de programmes devient plus marquée - politiquement37 ;

35 Un dirigeant a eu cette expression à la fois ironique et vraie, en disant qu’« on est passé du

parti unique à la grande foire » !

36 En copiant et adaptant, éventuellement, les statuts et les doctrines / discours des grands

partis démocratiques occidentaux.

37 Les partis sont d’autant plus importants dans le cas des pays considérés qu’en majorité leur

système constitutionnel relève du modèle parlementaire qui repose davantage sur les partis et, en principe, moins sur l’opinion publique ou des élections fréquentes et multiples, à l’américaine. Et même dans les régimes dits semi-présidentiels où l’on reste, malgré tout, en

- Celui du système de partis, en tant que sous-système principal de la démocratie pluraliste. C’est le système de partis qui rend la gouvernance à la fois légitime et efficace. C’est à travers lui que s’organise l’alchimie subtile qui réalise la synthèse entre le souci de la bonne représentativité et celui de la bonne gouvernance politique. D’où les dernières réformes des codes électoraux visant à trouver une meilleure synthèse entre la représentation proportionnelle et le système majoritaire, avec une nette tendance au renforcement de la logique majoritaire, en vue de construire « le fait majoritaire », encore inexistant.

Parallèlement, les partis se stabilisent à travers le personnel dirigeant (qui est désormais moins « nomade »38), leurs discours et peut-être même leurs

électorats. Même le nombre global des partis devient plus raisonnable, par l’étiolement ou l’interdiction des partis fantaisistes ou illégaux (groupes d’intérêt ou groupes communautaires – exclusifs39). Ainsi, le nombre de

« partis relevants » tend-il à se stabiliser dans la zone entre cinq et sept. Mais les coalitions gouvernementales réservent encore des surprises40,

donnant lieu à des assemblages spéciaux, qui ne sont pas considérés comme « normaux », c'est-à-dire légitimes, par l’électorat, selon certains sondages et quelques aveux des leaders politiques eux-mêmes.

En effet, la nécessaire bipolarisation démocratique des partis politiques n’a pas encore trouvé son expression adéquate, mais elle est en marche.

Dans un premier temps, elle fut manichéenne, opposant les ex- communistes aux anti-communistes. Il n’y avait pas, entre les deux, de « consensus démocratique fondateur » pour en faire des « associés-rivaux » au lieu d’« ennemis antagoniques »41 !

C’est pourquoi Adam Michnik pouvait affirmer que la véritable construction de la démocratie ne pourra commencer « qu’après l’anti- communisme » ; mais que, pour cela, il faudra une « seconde révolution »42.

Or, aujourd’hui, l’anti-communisme est relativement marginalisé au niveau de quelques politiques publiques - spéciales43 et quelques discours partisans

droit et surtout en fait, plus près du modèle parlementaire que du modèle présidentiel, dans leurs modes de fonctionnement réels du moins.

38 Caractéristique de la période de recyclage des anciens communistes dans les nouveaux

partis.

39 C’était le cas de certains partis roms, au cours des années quatre-vingt dix, en Hongrie et en

Yougoslavie (3ème), notamment.

40 Par exemple, en Bulgarie, où le roi Simon II participe à un gouvernement socialiste. 41 Au sens marxiste du terme, entre lesquels aucune négociation et compromis ne sont

légitimes et dont le conflit ne peut se résoudre que par la disparition de la scène politique de « l’autre ».

42 Le titre de son célèbre ouvrage, publié en 1994.

43 Les lois de lustration, le travail de mémoire collective, qui semble toucher à sa fin, du

moins juridiquement, comme en témoigne la dernière loi polonaise (2006) élargissant le champ d’application de la « lustration » aux parlementaires, membres du gouvernement et de

en mal d’idées ou de légitimité propre. Et pourtant, les coalitions partisanes, électorales et parlementaires restent encore hétérogènes (de circonstances et opportunistes du jour…) et fragiles. Il n’y a encore rien qui puisse rappeler, non seulement le bipartisme à l’anglaise ou à l’américaine, mais même la bipolarisation à la française, qui assure, elle, « le fait majoritaire ». D’où quelques difficultés des systèmes considérés en matière de cohérence et de stabilité gouvernementale, c'est-à-dire quant à l’efficacité de la gouvernance. La culture politique, stricto sensu, demande, pour le moins, une consolidation des idées en tant que valeurs primordiales, fondements de la rationalité démocratique et de son « Gouvernement modéré ». Ce niveau de la différenciation suffisante des identités, c'est-à-dire des courants d’idées politiques concerne le débouché de la société civile dans la société politique. Celle-ci, par contre, demande une plus grande « condensation », c'est-à-dire polarisation des pluralismes en présence, nécessaire en vue de la cohérence majoritaire et de l’alternance crédible, deux paradigmes primordiaux de la démocratie stabilisée. Une meilleure représentativité des identités idéelles44

et une bipolarisation politique significative sont désormais les voies de la consolidation démocratique à parachever, si jamais une démocratie peut être considérée comme « définitivement stabilisée » ?