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S

ILVIA

SERRANO

Maître de conférences en Science Politique à l’Université d’Auvergne Chercheur au Centre d’Etude des monde russe,

caucasien et est-européen (CERCEC, EHESS/CNRS) Chercheur associé au GRDT – OMEE (Université d’Auvergne)

Une histoire drôle racontée du temps de la perestroïka rapporte ce dialogue imaginaire avec M. Gorbatchev :

- « Mikhaïl Sergueevitch, que pensez-vous du pluralisme ? - Sur le pluralisme il ne peut y avoir deux avis »1.

Les théoriciens de la « transition vers la démocratie » semblaient avoir une vue toute aussi tranchée : pour eux la transformation de régimes post- soviétiques devait nécessairement s’accompagner de l’émergence de partis. Sans en être les lieux et agents uniques du pluralisme, ceux-ci jouent en démocratie un rôle fondamental, en tant qu’axes autour desquels se définissent les valeurs et les agendas politiques et autour desquels se structurent les élites politiques, en tant que passerelles entre la société et le gouvernement, et en tant qu’instruments nécessaires à une large participation au jeu politique.

Et en effet, avant même l’abrogation de l’article 6 qui met fin au parti unique, plusieurs partis ont émergé à la faveur de la libéralisation gorbatchévienne en Géorgie. Avant l’effondrement formel de l’Union soviétique, des élections compétitives ont pu se tenir, une scène partisane est apparue, et même si parfois quelques opposants ont pu être inquiétés, il y a libre activité des partis. Est-ce là le signe d’un pluralisme de la vie politique ?

Les trois présidents successifs, tous trois leaders de « leur » parti, ont été élus avec des scores brejnéviens : en 1991, Z. Gamsakhourdia a obtenu 87 % des suffrages, E. Chévardnadzé, en 1992, avait été élu président du Parlement avec 96% des suffrages2, pourcentage analogue à celui du nombre

de voix obtenu par M. Saakachvili lors des élections présidentielles qui

1 Cité par A. Regamey, Prolétaires de tous pays, excusez-moi ! Dérision et politique dans le monde soviétique, Paris, Buchet-Chastel, 2007 (à paraître).

2 Lors des élections présidentielles de 1995 et 2000, il avait obtenu respectivement 74,3% et

s’étaient tenues en janvier 2004, au lendemain de la « révolution des roses »3.

Il y a là un paradoxe qui amène à douter de l’émergence d’une scène politique pluraliste, à interroger l’articulation entre le multipartisme et le pluralisme et à s’interroger les fonctions remplies par les partis dans la vie politique. Après un retour sur les conditions d’émergence de la scène partisane en Géorgie, on analysera les différentes raisons auxquelles sont imputables sa fragilité et sa volatilité, avant de s’intéresser au rôle des partis dans le fonctionnement du politique en Géorgie.

I. Les conditions d’émergence de la scène partisane

Des partis de création récente

Les premiers partis politiques géorgiens voient le jour au tout début du 20ème siècle, sur le terreau créé par les groupes politiques qui avaient émergé

dans la seconde moitié du 19ème siècle, dominés par les courants nationalistes

ou marxistes, tels le Mesame Dasi (La troisième Génération). Le premier d’entre eux est le Parti social démocrate (PSD), institué en Géorgie en 1900, comme une branche du PSD russe, mais où les Géorgiens jouaient un rôle important. Il devient la principale force d’opposition contre le régime tsariste. Lors de la scission entre bolcheviks et mencheviks, les derniers restent très majoritaires en Géorgie4.

Lors du congrès de Genève en 1904 fut fondé le parti fédéraliste socialiste révolutionnaire de Géorgie, influencé par l’idéologie des narodniki (xalxosnebi en géorgien), et dont l’objectif principal est l’autonomie de la Géorgie. Ces partis, dont l’activité était bien sûr clandestine, ont joué un rôle important lors de la révolution de 1905. La répression et les arrestations qui s’ensuivent leur portent un coup très dur.

Au lendemain des révolutions de 1917, les agendas des partis nationalistes et socialistes se rejoignent, ce qui entraîne une convergence des activités de l’ensemble des partis socio-démocrate, socio-fédéraliste, socialiste révolutionnaire, et national démocrate, parti plus à droite, nouvellement créé. C’est toutefois le parti social démocrate qui est le plus puissant, il atteint jusqu’à 80 000 membres (sur 2,4 millions d’habitants). Il joue un rôle crucial dans la constitution du premier Etat indépendant, dont il constitue l’ossature. Le parti national démocratique est alors le second parti. Quant au parti bolchevik, il reste très minoritaire en Géorgie.

3 Sur la « révolution des roses », voir par exemple J. Weatley, Georgia from National to Rose Revolution. Delayed Transition in the Former Soviet Union, Ashgate, 2005, Xaindrava Ivliane,

« "Revoljucija roz" v Gruzii : čto eto značilo ? », Kavkaz-2003, ežegodnik kismi, vybornyj god, SMI, Erevan 2005.

L’invasion bolchevik de mai 1921 entraîne l’élimination progressive de l’ensemble des partis. Après l’échec de la rébellion anti-soviétique de 1924, les militants sont liquidés ou contraints à l’exil, notamment en France. A partir de là, comme dans le reste de l’URSS, seul le PCUS est autorité. Quelques dissidents essayent de fonder des partis clandestins, mais ils sont vite arrêtés, comme les membres du parti républicain, fondé en 1978.

Comme partout en URSS, ce n’est qu’à la faveur de la perestroïka, à la fin des années 1980, que de nouveaux partis voient le jour. Pratiquement aucun d’entre eux ne revendique une continuité avec les partis du début du siècle, les 70 ans de régime soviétique ayant totalement discrédité et les idées socialistes et les idées fédéralistes alors les plus répandues. Le seul exemple significatif est celui du parti social-démocrate, fondé en février 1990, enregistré en 1992 et qui se veut le successeur du parti dirigeant de la République démocratique de Géorgie de 1918-1921), mais qui joue un rôle très marginal.

La structuration de la scène partisane dans les premières années post- soviétiques présente plusieurs caractéristiques. Un grand nombre de partis sont directement issus de la dissidence. Si le parti républicain est le seul qui existait déjà à l’époque soviétique, d’autres mouvements qui se forment alors s’inscrivent dans la lignée directe des groupes de dissidents clandestins. C’est le cas d’une multitude de formations volatiles qui vont constituer la Table Ronde-Géorgie unie. Les premières élections à mettre en lice plusieurs partis qui se tiennent en octobre 1990, mènent à la victoire cette coalition nationaliste et anti-communiste menée par Zviad Gamsakhourdia, qui obtient 54% des suffrages. Cette victoire sera consolidée en mai 1991, quand il est élu premier président de la Géorgie indépendante.

La situation en Géorgie se caractéristique d’une part par l’échec de la constitution d’un front populaire contre le régime soviétique, et d’autre part, par l’incapacité du parti communiste à s’adapter au nouveau contexte. Un front populaire avait bien vu formellement le jour en 1988, mais il n’a pas joué de rôle important dans la transition, contrairement aux Républiques baltes ou à l’Ukraine, notamment parce que la répression de la manifestation pacifique du 9 avril 19895 a contribué à radicaliser à l’extrême l’opposition

au régime. Le parti communiste, totalement discrédité, n’obtient que 29% en octobre 1990, les autres partis ne dépassent pas la barre des 5%. Le PC n’opérera jamais sa mue sociale démocrate, à l’image des partis communistes d’Europe de l’est, et ne constituera pas non plus un pôle d’opposition aux

5 Des rassemblements pacifiques ininterrompus tenaient devant les locaux du Soviet depuis

plusieurs semaines quand les autorités décident de disperser la foule par la force. Dix-neuf personnes seront tuées, principalement des femmes. L'émotion sera très forte dans l'ensemble de l'Union soviétique.

réformes libérales, comme en Russie. Il disparaît totalement de la scène politique, en dépit du retour au pouvoir de celui qui fut pendant plus de dix ans son Premier secrétaire, E. Chévarndadzé 6.

La scène partisane se structure donc d’emblée d’une part autour d’une large coalition prétendant représenter les intérêts de l’ensemble de la nation, développant un discours nationaliste, et fortement articulée autour d’un leader charismatique, et de l’autre, d’une multitude de petits partis souvent très fragiles, dont un certain nombre sont assimilables à des club de réflexion d’intellectuels cherchant à diffuser leurs idées dans la société, tel le parti républicain.