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Il naît environ 800 000 enfants par an en France. Dans 2 % des cas – ce qui représente un nombre important en valeur absolue –, ces enfants ont besoin de soins intensifs ou de réanimation à la naissance ou dans la période néonatale, c'est-à-dire dans les vingt-huit premiers jours de vie. Le nombre de patients fait de ce champ un des plus importants de la pédiatrie.

Le nouveau-né est un patient particulièrement vulnérable et exposé. En cela, il rejoint l’autre extrémité de la vie. Cette particularité donne lieu, dans un certain nombre de cas, à des dilemmes sur le bon choix dans l’intérêt du patient et dans l’intérêt de la société.

La société française de néonatologie se préoccupe de ces questions depuis plusieurs décennies. Parallèlement, les gouvernements successifs ont adopté des plans en faveur de la périnatalité pour améliorer des indicateurs de mortalité maternelle et néonatale jugés insatisfaisants.

En médecine néonatale, trois types de situation sont à l’origine d’un questionnement éthique sur la fin de vie.

La première situation type est celle de la réanimation du nouveau-né à la naissance ou dans les premiers jours de sa vie après une difficulté liée à l’accouchement, notamment l’anoxie. De telles situations ne sont malheureusement pas exceptionnelles. Dans la plupart des cas, les techniques de réanimation permettent la survie mais, très vite, se pose la question de savoir si cette approche de première ligne est appropriée à l’intérêt du patient : qu’en sera-t-il si la survie intervient au prix de troubles définitifs – dus notamment à des lésions cérébrales – et compromet gravement la qualité de vie de l’enfant et du futur adulte, sans que l’on puisse espérer, en l’état actuel de la médecine, revenir sur ce pronostic ?

Bien entendu, l’attitude le plus souvent adoptée, lorsque l’on dispose de signes qui font penser que le pronostic sera particulièrement défavorable sur le plan fonctionnel à long terme, consiste à décider, après avoir consulté les parents et en respectant toutes les mesures prévues dans la loi d’avril 2005 – mais de tels choix se pratiquaient avant cette loi –, d’interrompre ou de s’abstenir d’une escalade thérapeutique qui pourrait confiner à une obstination déraisonnable. Dans de nombreux cas, cela aboutit malheureusement au décès de l’enfant mais l’on peut se dire que c’est peut-être un moindre mal par rapport à une survie avec des séquelles majeures.

Il est des cas où le choix est plus difficile, d’abord parce que le pronostic n’est pas facile à établir, ensuite parce que le nouveau-né a ceci de particulier que, malgré une anoxie importante du système nerveux central, il possède des facultés de récupération qui sont, sur le plan médical, très fortes et très rapides. Même avec les moyens sophistiqués d’imagerie cérébrale dont nous disposons, on ne peut établir le mauvais pronostic qu’à un moment où l’enfant n’est plus dépendant des soins intensifs, si bien que l’interruption des soins aboutira, à l’encontre de la conviction des parents et des soignants, à une survie qui se fera au prix des séquelles redoutées. Ces cas ne sont pas les plus fréquents, mais ils existent.

La deuxième situation type est celle qui résulte de la détection prénatale d’anomalies constitutionnelles du nouveau-né. Lorsque ces anomalies sont suffisamment graves, la future mère a la possibilité de demander une interruption volontaire de grossesse pour raisons médicales. Il arrive parfois qu’une anomalie sévère ne soit pas identifiée au diagnostic anténatal, mais aussi que la mère ou le couple parental choisissent de laisser la grossesse aller à terme plutôt que de recourir à une interruption et prennent le parti, en liaison avec les équipes soignantes, d’appliquer après la naissance une approche ne reposant que sur des soins palliatifs. La plupart du temps, l’issue est le décès de l’enfant. Il arrive cependant que l’enfant survive avec un handicap correspondant à la malformation.

La troisième situation type est celle de la grande prématurité, qui représente 1,5 % des naissances en France. Il s’agit des naissances qui ont lieu avant trente-deux semaines de gestation, alors que la durée normale est de quarante semaines. Certaines sont à la limite de la viabilité. C’est un sujet de débat actuellement et, suivant les pays, cette limite de viabilité se situe entre vingt-deux et vingt-six semaines d’aménorrhée et dans le cadre de l’extrême prématurité. On s’accorde à reconnaître qu’il existe des limites à ce que la technique peut faire. Il faut toutefois tenir compte des progrès de la médecine périnatale : dans quelques cas, il ne s’agit pas seulement de soigner un grand prématuré dont la naissance s’est produite sans intervention médicale, mais de déclencher une naissance prématurée, voire, lorsque l’on sait que l’on soignera mieux l’enfant dans un contexte post-natal, de l’extraire prématurément pour mettre fin à une souffrance chronique du fœtus détectée lors de la surveillance de la grossesse.

De telles situations font l’objet de nombreuses publications scientifiques. Elles ont aussi suscité un débat d’opinion dont la presse s’est fait l’écho. On l’a vu il y a quelques semaines encore à l’occasion de la parution d’une grande étude épidémiologique française. À chaque fois, un dilemme se pose quant à l’opportunité d’appliquer des soins intensifs, et jusqu’à quel degré.

M. Jean Leonetti : Pourriez-vous rappeler les grandes lignes de cette étude ? M. Umberto Simeoni : Il s’agit de l’EPIPAGE – étude épidémiologique sur les petits âges gestationnels –, dont la publication dans The Lancet a donné lieu à plusieurs articles dans la presse généraliste. Cette étude très solide, menée à large échelle, visait à décrire le devenir à moyen terme, c'est-à-dire quelques années de vie, des enfants nés à trente-deux semaines de gestation ou moins. Elle a montré que, si la survie est possible, elle s’accompagne dans un certain nombre de cas de séquelles à long terme dues à la prématurité.

Il s’en est suivi un débat dans la profession. Quel sens donner à ces chiffres ? Il faut certes en tirer des conséquences en termes de prudence, mais l’étude n’indique pas à partir de quand les soins ont un sens et à partir de quand cela devient de l’obstination déraisonnable. Elle a, comme toute étude statistique, son intérêt et ses limites. Elle montre que 10 à 15 % de ces enfants ont des séquelles graves – ce qui signifie que 85 à 90 % n’en ont pas – et que 40 % présentent des troubles à long terme. Les résultats obtenus dans d’autres pays sont comparables.

Au total, je crois que le mérite de ce travail est de montrer qu’il ne suffit pas de donner des soins périnataux performants à ces enfants, ce qui est le cas dans notre pays, mais qu’il faut une prise en charge et un suivi adapté pour détecter d’éventuels troubles bien après leur hospitalisation.

Chacun convient que la réanimation néonatale doit s’appliquer avec des limites et avec un grand discernement afin d’éviter tout excès thérapeutique. Il faut néanmoins souligner que, malheureusement ou heureusement, les données de la médecine ne permettent pas de définir un seuil scientifiquement établi. On ne peut déterminer, par exemple, qu’en dessous de mille grammes ou de vingt-six semaines de gestation, l’état d’un enfant sera bien pire. On a affaire à un continuum : plus la prématurité est importante, plus elle constitue un risque, mais il n’existe pas vraiment de rupture de pente. Nous savons maintenant que le pronostic, pour un enfant prématuré, est multifactoriel et ne saurait se résumer au poids à la naissance ou à la durée de gestation.

S’agissant des performances scolaires de ces enfants, d’autres études épidémiologiques tout aussi solides ont établi que le pronostic dépend davantage du milieu dans lequel grandit l’enfant. Le contexte éducatif et affectif compte au moins autant que l’âge gestationnel.

Le sujet suscite une certaine incompréhension. La première réaction du grand public ou des professionnels de santé – lesquels ne sont pas toujours les premiers informés sur ce problème – est qu’il faut poser une limite claire. Or, définir une limite a priori et de portée collective est très difficile. Comme toujours en médecine, c’est dans la relation singulière entre le médecin et le patient, guidée par les statistiques, que l’on peut tenter de l’établir tout en intégrant les derniers acquis de la science. Il faut ajouter que ces enfants n’ont souvent pas besoin de réanimation au sens propre à la naissance. Ils présentent des complications graduelles qui nécessitent des réponses graduelles, chaque cas étant différent.

J’en viens maintenant aux éléments de réponse que l’on peut apporter à ces trois types de situation.

Depuis plusieurs décennies, en France en particulier, la réflexion sur ce sujet est active. Plusieurs articles parus dans la littérature médicale en témoignent, tout comme les deux avis du Comité consultatif national d’éthique.

La médecine néonatale est, somme toute, une discipline assez jeune dont le développement remonte à une quarantaine d’années. Comme pour la réanimation des adultes – mais le nouveau-né a une charge symbolique supplémentaire –, les médecins ont disposé de moyens exceptionnels pour faire survivre les patients, mais ils ont vite compris que c’était à double tranchant et que, dans certains cas, on allait faire plus de mal que de bien. L’idée de s’abstenir de soins intensifs ou de pratiquer un retrait thérapeutique dans les cas où le pronostic fonctionnel est trop défavorable a été d’emblée présente. La période néonatale a ceci de spécifique que le pronostic ne se révèle pas toujours à un moment où le patient est dépendant de soins intensifs – d’une machine qui le fait respirer, par exemple. Il est inévitable de se demander si la réanimation éventuellement entreprise auparavant était appropriée, maintenant que l’imagerie cérébrale révèle des lésions graves mais que le patient, paradoxalement, va par ailleurs mieux. Chez un adulte, on se trouverait face à des situations de coma persistant ou de dépendance plus marquée à l’égard des soins intensifs.

Cette spécificité a donné lieu à des attitudes débattues et adoptées dans la transparence, consistant à interrompre autant que possible toutes les thérapeutiques dans ces cas exceptionnels où le pronostic allait être jugé catastrophique si l’enfant survivait, et à mettre en place un traitement sédatif. Il est important de savoir que des pratiques ont existé, en France et dans d’autres pays, qui ont abouti au décès d’enfants dont le pronostic était jugé exceptionnellement défavorable, avec une proportionnalité dans la technique sédative qui n’était pas en rapport avec les besoins réels du patient. La crainte est de faire survivre des enfants avec un handicap majeur. Les décisions sont prises dans des conditions strictes de réflexion médicale et de dialogue avec les parents. La littérature scientifique a rendu compte et débattu de ces situations. La loi d’avril 2005 a également permis de bien situer la question des soins palliatifs.

Historiquement, donc, ces attitudes ont existé. Je pense que le problème peut encore se poser. Il est en tout cas évoqué par des parents qui se sentent en détresse et ne trouvent pas de sens à une survie dans ces conditions, alors que l’on n’a plus les moyens d’agir, ou par des

professionnels qui s’interrogent en conscience sur le sens de ce qu’ils ont fait et ne peuvent plus défaire. C’est un point que l’on ne peut éluder dans une réflexion telle que la vôtre.

Le Comité consultatif national d’éthique, saisi par les néonatologistes, a reconnu cette « exception d’euthanasie » comme une transgression. Il a indiqué dans son avis qu’il n’était pas souhaitable de légiférer sur ce point mais a convenu que ce problème pouvait se poser spécifiquement en période néonatale.

Du point de vue médical, on sait que le nouveau-né est dans une phase critique du développement et que toute agression ou lésion, notamment cérébrale, peut avoir des conséquences plus graves que sur un cerveau développé. En même temps, le nouveau-né possède une grande force de récupération pour ce qui est des principales fonctions vitales autres que neurologiques, si bien que la question de l’arrêt des soins se pose souvent à un moment où le patient n’est plus dépendant des soins intensifs.

De plus, la période néonatale a une force symbolique toute particulière tant dans l’esprit du public que dans celui des professionnels. C’est ce qui explique que le débat revienne régulièrement. On peut trouver choquant que l’on soigne des grands prématurés au prix d’un certain risque dans la survie à long terme. D’un autre côté, on peut être choqué que, lorsque les professionnels se retrouvent dans de tels dilemmes il existe des attitudes d’euthanasie – si du moins on peut employer ce mot qui, dans son acception la plus courante, présuppose que le patient exprime une demande, ce qui n’est pas le cas ici.

Mais le fond du problème est qu’il existe des cas, exceptionnels mais réels, où les parents et les soignants ont la perception que quelque chose ne va pas et que la survie du nouveau-né sera un réel drame. Si la question est plus aiguë dans cette période, c’est peut-être parce que nous sommes au seuil de la vie, à l’instant zéro d’un être. Bien que tout proche de la condition foetale, le nouveau-né a un statut de personne et il est important de garder à l’esprit que la médecine doit prendre chaque cas dans toute son individualité, et non en appliquant des règles de portée collective posées a priori. Le fœtus n’a pas ce statut : on parle de « condition fœtale », ce qui n’est pas sans paradoxe puisque les futures mères parlent de leur « bébé », le voient à l’échographie, le sentent… Or, il est possible d’interrompre une grossesse pour une malformation grave pratiquement jusqu’au terme. Après la naissance, pour le même problème, le cadre juridique est tout à fait différent. Sur un plan philosophique toutefois, il est acceptable de se demander si, à quelques instants près, les choses se trouvent changées à ce point.

Pour en revenir à l’extrême prématurité, on décide dans certains cas, avec la patiente, d’extraire prématurément un bébé qui va mal in utero¸ aux prix de séquelles importantes. Il peut apparaître paradoxal que, dans d’autres cas, des nouveau-nés arrivés à terme survivent dans des conditions bien plus graves et qu’il ne soit pas possible d’agir pour ne par permettre cette survie. Les parents et les professionnels sont souvent mal à l’aise face à de tels contrastes.

Je voudrais maintenant me faire l’écho de la réflexion de notre profession en m’efforçant de ne pas la teinter d’opinions personnelles. Nous sommes convaincus que la loi de 2005 a déjà apporté beaucoup : elle place les médecins dans une position bien plus claire, voire plus confortable, pour éviter, en dialogue avec les parents, l’obstination déraisonnable.

Nous sommes sensibles à l’intérêt que vous portez aux nouveau-nés. Je ne sais dans quelle mesure la prise en compte de ces patients spécifiques a déterminé la rédaction de la loi.

Néanmoins, nous avons le sentiment que, si ce texte devait être révisé, peut-être l’enfant nouveau-né pourrait-il être explicitement mentionné, étant donné la fréquence des situations que j’ai évoquées. Cela constituerait sans doute un progrès car le contenu de la loi s’appliquerait alors clairement.

Pour cet âge de la vie, on entend réclamer des limites : limites de poids, d’âge gestationnel, qui résulteraient de décisions collectives prises a priori et pourraient empêcher certains patients d’accéder aux soins alors qu’ils naissent vivants. Or, ce n’est pas le fait de naître avec un poids de quelques grammes en dessous d’une limite qui compte : un mauvais pronostic peut conduire à éviter de dispenser des soins trop intensifs à des enfants ayant un poids largement supérieur. Le message que je veux faire passer est qu’il faut garder une approche individualisée pour chaque nouveau-né. Cela va de soi mais, lorsqu’il s’agit d’un tout petit bébé, très immature, on peut avoir tendance à tenir des raisonnements schématiques.

Il faut protéger ces patients en disant que, certes, il faut éviter l’obstination déraisonnable, mais que chaque patient a droit à une réflexion individuelle et non pas catégorielle.

Les parents ont un rôle tout particulier puisque le nouveau-né ne peut exprimer de volonté et se trouve en situation de totale dépendance par rapport à toutes les personnes qui vont penser pour lui. Ce sont les parents qui sont en première ligne pour représenter l’enfant.

Si une décision ne peut, bien entendu, être directement de leur responsabilité alors qu’ils sont eux-mêmes en pleine souffrance, il faut les écouter et établir un dialogue qui peut prendre beaucoup de temps, allant jusqu’à impliquer la prolongation des soins dispensés à l’enfant, même si l’on envisage de les retirer ensuite. Il doit s’instaurer une dialectique permettant tout à la fois d’informer les parents le mieux possible et de recueillir leur choix ou leur souhait.

Quelle que soit la décision prise, ce sont eux qui en subiront en premier les conséquences.

Bien que le concept selon lequel il faut éviter l’obstination déraisonnable soit très utile à la profession, toute comme la possibilité de s’orienter vers des soins palliatifs, il reste des situations que l’on peut considérer comme non résolues, du moins dans la perception qu’en ont les parents et les professionnels. Parfois, même en s’abstenant de soins déraisonnables, on se trouve confronté à une survie débouchant sur un handicap majeur qui fait peur à tous quant à la qualité de vie du patient. Ces cas sont devenus rares mais ils existent. Ils se compliquent du fait que ces maladies graves et incurables ne sont pas évolutives, contrairement à ce que l’on rencontre dans les situations qui justifient, chez l’adulte, le recours aux soins palliatifs. Les séquelles, notamment neurologiques, sont gravissimes mais elles n’évolueront pas et n’entraîneront pas le décès du patient. D’autre part, elles ne s’accompagnent pas, le plus souvent, de douleurs nécessitant un traitement sédatif ou analgésique fort, dont on sait qu’il peut avoir un double effet. On se trouve donc, dans quelques cas, démuni face à la détresse des parents et des soignants. Peut-être est-ce, tout simplement, la loi de la vie, qui ne peut être traitée dans un cadre juridique, mais l’on se doit de dire que certains professionnels pensent encore, en France et dans d’autres pays, qu’une

« exception d’euthanasie » pourrait se justifier dans des cas extrêmes, d’une gravité exceptionnelle.

Il n’en demeure pas moins qu’il est nécessaire d’encourager fortement le développement des soins palliatifs dans le domaine de la néonatologie et de lui attribuer les moyens nécessaires, notamment en matière de formation et de sensibilisation dans les unités qui soignent ces enfants.

Les études menées en Europe et outre-Atlantique montrent que les réponses sont très différentes d’un pays à l’autre face aux situations difficiles rencontrées au début de la vie.

Elles révèlent, d’une certaine manière, la tolérance qu’a une société donnée vis-à-vis de l’enfant différent, de l’enfant porteur d’un handicap, surtout lorsqu’il s’agit d’un être dont

Elles révèlent, d’une certaine manière, la tolérance qu’a une société donnée vis-à-vis de l’enfant différent, de l’enfant porteur d’un handicap, surtout lorsqu’il s’agit d’un être dont

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