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Audition de M. Guy Benamozig, psychanalyste, docteur en anthropologie

(Procès-verbal de la séance du 30 avril 2008)

Présidence de M. Jean Leonetti, rapporteur

M. Jean Leonetti : Pour conclure cette journée d’auditions, nous avons le plaisir d’accueillir M. Guy Benamozig, psychanalyste et anthropologue. Monsieur Benamozig, vous travaillez à l’unité de neuroanesthésie-réanimation du groupe hospitalier de la Pitié Salpêtrière et exercez en même temps en tant que psychanalyste. Vous avez beaucoup travaillé sur le suicide des adolescents, participant notamment à l’accompagnement des familles. Votre connaissance du terrain peut nous être utile pour évaluer les effets de la loi d’avril 2005 afin, le cas échéant, d’y apporter des modifications. Je vous propose de nous exposer votre perception de la loi au regard de votre pratique quotidienne, et éventuellement d’en faire la critique. Après quoi, l’audition se poursuivra par un échange de questions et de réponses avec mes collègues Michel Vaxès, Gaëtan Gorce et Olivier Jardé.

M. Guy Benamozig : Je suis un psychanalyste très atypique : à la fois analyste et anthropologue, comme vous l’avez rappelé. J’ai également un parcours particulier, marqué notamment par un travail sur le suicide des adolescents. J’ai voulu créer, dans les années quatre-vingt, une structure d’accueil médico-psychologico-sociale afin d’aider les adolescents suicidaires. Elle n’a malheureusement pas pu voir le jour, mais des idées ont circulé, et la maison de Solenn, en particulier, correspond assez bien à ce que j’avais en tête.

J’ai également effectué dix ans de travail de terrain dans différents lieux de psychothérapie institutionnelle où j’ai été confronté à la folie au quotidien, et pratiqué la pédopsychiatrie avec des enfants autistes ou psychotiques. J’ai eu la chance de travailler avec le Professeur Courtecuisse, qui a créé au Kremlin-Bicêtre la première unité d’accueil d’adolescents suicidaires. J’exerce aussi en cabinet, travaillant en ambulatoire auprès de patients schizophrènes – avec lesquels j’obtiens des résultats intéressants, puisqu’ils parviennent à se réinsérer dans le réel, avec leurs souffrances. Parallèlement, je travaille également au sein d’une unité d’accueil neurochirurgicale.

En arrivant, il y a huit ans, dans cette unité, je me suis retrouvé dans un monde dont j’ignorais tout : l’équivalent français du feuilleton Urgences. Ce n’est qu’au fil du temps que j’ai pu m’imprégner de cet univers et maîtriser son langage hermétique.

Le service de réanimation neurochirurgicale où je travaille assure deux grandes gardes par semaine. Il accueille tous les patients d’Île-de-France victimes d’un accident vasculaire cérébral ou d’un trauma crânien lié à une agression ou un accident de la circulation. L’unité reçoit environ 450 patients par an, et connaît l’équivalent de deux décès par semaine.

Mon chef de service souhaitait que j’aide l’équipe à aborder le problème de la souffrance, celle des soignants comme celle des familles des patients en réanimation, notamment de leurs enfants.

Laissez-moi vous donner un exemple de ce à quoi j’assiste au quotidien. Un homme de cinquante-cinq ans, sans antécédents médicaux particuliers, marié, avec trois enfants, souffre un jour de céphalées brutales qu’il traite avec de l’aspirine. Le soir, son épouse le trouve couché anormalement, et respirant de façon très particulière. Ne parvenant pas à le réveiller, elle appelle le SAMU, et on découvre qu’il est dans le coma.

Ce patient est intubé, ventilé, et envoyé aux urgences. Là, un scanner est pratiqué, qui permet de découvrir une hémorragie méningée. Le patient est classé environ cinq sur l’échelle de Glasgow. Il est embolisé et passe au bloc opératoire, où on pratique une dérivation ventriculaire externe (DVE). En vous racontant tout cela, je tente de vous faire comprendre à quel point le vocabulaire employé dans cet univers est peu familier pour une personne extérieure : c’est ce à quoi j’ai été confronté au début, et j’ai dû apprendre à décoder ce langage, pour être au plus près des familles comme du personnel soignant et parvenir à les aider.

Au bout de treize jours de soins intensifs, le patient passe en état de mort cérébrale.

L’accompagnement que j’ai donné quotidiennement aux enfants et à l’épouse contribue à ce que cette dernière autorise un prélèvement d’organes. En effet, plus on délivre une information claire aux familles, plus celles-ci sont réceptives à un échange.

Chaque matin, j’assiste au staff médical, qui comprend une vingtaine de médecins – réanimateurs, neurochirurgiens, externes –, des cadres hospitaliers, une assistante sociale, etc. Auparavant, je passe dans les différents boxes – l’unité n’est pas organisée en chambres – , je discute avec les médecins, les infirmières et les aides-soignants – lesquels sont 140 au total, divisés en trois équipes – et je les interroge sur d’éventuels problèmes rencontrés avec les familles. Ensuite, je cherche à savoir si des patients risquent de décéder ou si leur état connaît des complications importantes. Vient enfin la visite des familles ; je les aide à comprendre ce qui s’est passé au moment de l’accident puis de la tentative de réanimation.

C’est également à ce moment qu’en compagnie du médecin, je suis amené à annoncer que l’on est arrivé au bout de tous les soins curatifs.

Tel est le contexte dans lequel je suis amené à travailler.

M. Jean Leonetti : Nous aimerions que vous puissiez nous éclairer sur cet univers où la mort est surmédicalisée. Quel est votre regard de psychanalyste sur l’attitude de l’accompagnant vis-à-vis du mourant, surtout s’agissant de personnes qui pouvaient être en excellente santé quelques heures auparavant ? Quelle est la réaction des familles ? Quelles sont les différentes phases du deuil ? Si j’ai bien compris, vous n’avez que très peu de contacts avec les malades eux-mêmes, qui sont le plus souvent inconscients. Quel est le meilleur moyen d’accompagner les familles pour que la mort annoncée soit finalement admise, que l’acceptation vienne après la colère et la révolte ? Comment faire en sorte que les familles n’aient pas le sentiment que l’on pratique un acharnement thérapeutique, que l’on prodigue des soins inutiles – pour que, pour reprendre l’expression de Mme Marie-Frédérique Bacqué, le temps séparant le moment où on espère sauver de celui où l’on renonce à guérir soit un « temps utile » ?

M. Guy Benamozig : Il convient de préciser que les patients reçus par les neurochirurgiens et les neuroréanimateurs sont dans un coma thérapeutique. Je n’ai donc pas, en effet, de contact avec eux. En revanche, à partir de l’accident qui a conduit au coma, les familles viennent fréquemment rendre visite au patient. L’événement constitue pour elles une

rupture dans leur vie quotidienne. Dès les premiers entretiens, j’essaie d’être présent avec le médecin réanimateur. Nous disposons désormais d’un lieu adapté pour recevoir la famille et lui expliquer ce qui se passe : nous pouvons lui montrer les scanners, les IRM. Dès les premiers temps, lorsque le médecin explique ce qui se passe dans le cerveau du patient, je sers de passeur, d’intercesseur, voire d’avocat, je décode les termes techniques. Tout cela prend du temps, mais dans la mesure où nous ne cachons rien aux familles, nous faisons en sorte qu’elles sachent précisément ce qui se passe. Je tente d’employer le langage le plus simple, de reformuler les expressions utilisées par le médecin. Si, au bout de quelques jours, on s’aperçoit que les soins curatifs ne sont pas en mesure de sauver le patient, on passe aux soins palliatifs, aux soins de confort. Le conjoint constate alors que son mari ou sa femme ne réagit pas, et à ce constat clinique s’ajoutent les résultats des examens médicaux – électroencéphalogrammes, radiographies, scanners, IRM – qui nous renseignent sur l’évolution du patient et les éventuelles lésions que subit son cerveau.

M. Jean Leonetti : Nous avons bien compris votre méthode. Mais ce que nous aimerions savoir, c’est quelle est l’évolution du deuil de ces familles. Quand on leur apprend que tout est perdu, demandent-elles que l’on arrête les traitements ? Ou, au contraire, le deuil est-il plus difficile si cet arrêt est trop brutal ? Par ailleurs, certains patients ne décèdent pas, mais peuvent conserver des séquelles de leur accident. Dans ce cas, devant cette perte de capacités ou de l’image de soi, existe-t-il, de la part de la famille ou du patient, une demande de mort ?

M. Guy Benamozig : Nous parlons là de l’accompagnement des patients qui vont décéder. Il est certain qu’à partir du moment où l’on annonce aux familles que les soins curatifs sont sans effet, que l’on est au-delà de toute ressource thérapeutique, on ne demande pas leur avis ; on les confronte à la situation, on les accompagne, on leur explique le mieux possible que le patient, compte tenu des destructions cérébrales qu’il a subies, ne pourrait pas survivre sans respirateur. On leur assure qu’il ne ressent aucune souffrance, et qu’il va doucement s’éteindre. Naturellement, l’annonce du décès prochain provoque chez les proches une grande souffrance psychique, décrite par l’éminent psychiatre Sandor Ferenczi. Elle se manifeste par une dénégation de la mort, la déréalisation, l’apragmatisme ; elle s’accompagne de moments d’effondrements, de larmes, de cris, selon l’origine ethnique ou culturelle des familles. Chacun réagit de façon différente, et mon rôle est d’être au plus près de ces personnes afin de les soutenir et de les préparer au deuil. S’il y a des enfants, je vais faire en sorte de leur expliquer que leur père ou leur mère va disparaître. Je dispose d’un livret qui montre de façon très simple ce qu’est, par exemple, une rupture d’anévrisme, une destruction cérébrale. Je me sers aussi de jouets. L’objectif est d’amener progressivement les familles à entendre, à intégrer l’idée que le patient va disparaître.

M. Jean Leonetti : Vous avez dit que l’on ne demandait pas aux familles leur avis sur l’arrêt des médications qui maintiennent artificiellement en vie. Permettez-moi de vous rappeler que c’est pourtant ce que prévoit la loi. Pensez-vous que cela soit inutile ?

M. Guy Benamozig : Nous sommes dans l’hypothèse d’une destruction du cerveau, et il n’y aura donc plus d’éveil. On le sait grâce aux IRM, aux scanners ou aux électroencéphalogrammes (EEG) cognitifs : le patient ne reprendra plus conscience. Je ne parle même pas d’état végétatif ; aucun soin ne pourra permettre de sauver le patient, et il suffit de débrancher le respirateur pour qu’il décède aussitôt. C’est donc une situation très particulière.

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