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Jean Leonetti : Je vous remercie, mesdames, messieurs, d’avoir accepté de vous exprimer devant notre mission d’évaluation de la loi relative aux droits des malades et à la fin

de vie. Comme son nom l’indique, cette loi a conféré aux malades des droits nouveaux qu’ils peuvent exercer en accord avec le milieu médical qui, lui aussi, a été doté de droits et de devoirs supplémentaires. Certaines histoires médiatisées étant érigées en lois universelles, la mission ne se contente pas d’entendre des professionnels mais recueille des témoignages de personnes ayant accompagné un proche en fin de vie.

Votre fils et époux, atteint à 39 ans d’une sclérose latérale amyotrophique – SLA – et décédé en février dernier, a suivi un parcours hors du commun, avec un questionnement et des choix individuels très réfléchis, une prise en charge hospitalière qui a été loin d’être toujours satisfaisante et une implication très forte de son entourage. Votre témoignage nous sera donc très précieux.

Pour accéder à votre demande, nous respecterons votre anonymat. Vous avez la parole, madame.

L’épouse d’Éric : Mesdames, messieurs, je viens témoigner devant vous pour, dans le sens de la volonté de mon mari, qui a donné son cerveau pour faire avancer la recherche sur la SLA, essayer de contribuer aux travaux de votre mission.

Nous ne souhaitons pas que la presse nous demande d’autres interviews ou que des associations se servent de notre témoignage. Si nous avions voulu médiatiser notre cas, vous l’auriez su. C’est pour nous trop accéder à notre intimité.

Mon mari, issu d’un milieu privilégié, était ingénieur et entrepreneur. De parents médecins, il était très sensé. Étant de surcroît universitaire, il aimait prendre du recul et soutenir la polémique, et prenait sa vie en main. Il avait une force de caractère et un déterminisme remarquables. Il aurait adoré parler de son cas avec vous. Je vais essayer de le faire pour lui.

Sa maladie a commencé il y a deux ans et demi. Elle lui a été annoncée, puis le verdict de la SLA est tombé au bout de six mois. C’est une maladie irréversible, rapide, dont il n’existe aucun moyen de sortir.

Au bout de huit mois, ses membres étaient touchés et, au bout d’un an, il ne pouvait plus marcher. Il a passé l’année 2007 quasiment immobile, se concentrant sur la réflexion.

Heureusement, tout un ensemble d’appareillages et de logiciels lui a permis de communiquer.

Comme il ne pouvait plus bouger que la tête, une caméra visionnait les mouvements de celle-ci et les retranscrivait sur un clavier virtuel.

Après l’annonce du verdict, Éric a pensé abréger lui-même sa vie. Par Internet, il savait ce qui l’attendait. À ce propos, le discours des médecins pour annoncer l’évolution prévisible de la maladie et ses conséquences n’a pas paru très clair ni très bien intégré. Les malades ont le droit de savoir et les médecins le devoir de tout dire.

Ce qui lui faisait peur, c’était la proximité de la mort. Dans quel état allait-il arriver au bout ? Quel message souhaitait-il laisser et transmettre à ses enfants ? Allait-il laisser l’image d’un grabataire immobile qui ne peut même pas prendre ses enfants dans les bras ou celle d’un entrepreneur hyperactif qui s’occupe bien de ses enfants ?

Avec trois enfants, entre 10, 9 et 2 ans, vous imaginez bien qu’on a, tous les jours, beaucoup de joie, même quand on passe la journée sur sa chaise à écrire sur son ordinateur et à s’alimenter d’Internet. Même si c’est dur et qu’on ne peut plus communiquer, on a sans cesse des émotions qui nous font vivre. Pourquoi vouloir en finir ?

Les raisons qu’il donnait étaient qu’il ne pouvait plus supporter la débauche de personnel que son état nécessitait ni la charge de travail qu’il nous donnait pour les tâches quotidiennes : manger, se laver, dormir. Il se sentait dégradé vis-à-vis des autres et aussi de lui-même. Il était entraîné dans une déchéance humiliante et destructrice.

Le plus dur pour lui était de se sentir en décalage par rapport à son corps qui ne répondait plus. Il lui a fallu se battre, puis s’accepter, s’abandonner aux autres, être dépendant, lâcher. Mais, si le corps lâchait, ce n’était pas le cas de l’esprit. Il a d’emblée rédigé ses

« directives anticipées » refusant toute prolongation, donc, toute gastrectomie et trachéotomie.

Les médecins devraient informer les patients des conséquences de ces pratiques, car il est impossible ensuite de faire machine arrière.

Dans le cas de la SLA, il n’y a pas de souffrance physique, uniquement une souffrance morale.

Éric voulait rester libre de choisir, ne pas se laisser aller à la décision des autres – qu’il s’agisse de la famille, des médecins, de la maladie elle-même. Il disait : « Je ne compte pas attendre l’accident. C’est trop angoissant, trop dramatique, d’avoir une crise, les pompiers qui arrivent, l’urgence… » Il n’y avait donc pas de morphine possible. Il voulait maîtriser et ne pas souffrir. Cela lui paraissait un droit. Il avait un côté idéaliste. L’euthanasie lui paraissait la mort idéale.

Comme il n’y a pas de cadre légal en France pour cette pratique, il s’est tout de suite orienté vers la Belgique. Il s’est renseigné sur tous les types d’associations en Suisse, en Belgique et en France et nous a mis une énorme pression, car se déplacer avec lui était devenu très compliqué. Nous avons fini par aller en Belgique, au milieu de l’année 2007, où nous avons rencontré un médecin belge, qui n’était autre que le chef de service d’une unité de soins palliatifs (USP), président de la commission d’évaluation des actes d’euthanasie. Éric entrait tout à fait dans la catégorie des patients pouvant demander à bénéficier d’une euthanasie. Ce rendez-vous a créé la relation thérapeutique, donc, la première condition légale était remplie.

Pendant le rendez-vous avec le médecin, Éric a dit qu’il voulait que les choses aillent vite. Le médecin lui a répondu que, le jour où il en ressentirait le besoin, les choses pourraient se faire rapidement, dans son service. Il a, néanmoins, conclu la rencontre en souhaitant ne pas revoir Éric trop vite.

Nous étions un peu choqués à la sortie. Nous ne nous attendions pas à quelque chose d’aussi « facile ». Il a eu l’air d’accuser le coup. Avoir ce contact si proche avec la mort nous la faisait accepter un peu et nous a donc, en même temps, soulagés. Mais cela faisait froid dans le dos. Cette visite nous a fait reculer parce que cela ne nous paraissait pas normal de toucher la mort d’aussi près ; mais elle nous a permis aussi de commencer à l’apprivoiser, et à accepter celle d’Éric.

La mort, c’est l’inconnu, la peur. Cela a fait douter Éric. Il a commencé à nourrir une réflexion qu’il n’avait pas encore assez creusée. Il a rencontré un autre médecin de Paris, responsable d’une USP, qui l’a éclairé sur le chemin psychologique à parcourir pour que lui-même et son entourage soient prêts : la famille, les amis. C’est un élément important. Il était clair, à ce moment-là, que nous n’étions pas prêts. Nous avions encore beaucoup de choses à nous dire. On ne s’approche pas de la mort impunément. Cela laisse des traces sur lesquelles s’interroger.

La « solution belge » était un peu difficile à envisager pour la famille : il était un peu compliqué d’expliquer aux enfants que leur père parte le matin et ne revienne pas le soir. En tout cas, on ne se voyait pas le faire. Ce que l’on voulait transmettre à nos enfants était important.

Deux mois avant sa mort, Éric a écrit le texte suivant à quelqu’un qui l’avait contacté pour un reportage – comme il écrivait lettre après lettre sur son ordinateur, il n’écrivait pas les mots en entier, ce qui donne un style un peu rapide et tronqué : « Ma famille m’a demandé : pas la Belgique ! Personne n’est prêt à s’impliquer en m’accompagnant. Il reste la solution française, que je trouve hypocrite et barbare, mais elle contente ceux qui restent. Personne n’a de sang sur les mains. On a regardé mourir quelqu’un sans rien faire. L’honneur est sauf. On a bonne conscience. J’admire le courage des Belges. Je vais essayer la solution française, mais réservée à très petite élite de ceux qui ont la force morale de regarder la mort en face pendant dix jours. Vous en connaissez beaucoup capables d’affronter ça ? Encore une injustice. Je suis décidé, mais ce n’est pas une partie de plaisir. Donc, que ça aille vite. J’aimerais savoir les statistiques françaises des personnes qui se donnent la mort par arrêt d’alimentation. Je suis certain que c’est marginal ou insignifiant. Cela prouve bien que c’est une construction intellectuelle pas applicable. Et les Français se gargarisent de cette loi « supérieure ». C’est mon quotidien que de penser à ça. Ça ne prend pas en compte la réalité du malade.

Hallucinant. J’ai réalisé qu’un bien portant ne peut pas souhaiter la mort. Tout est préférable à mourir, alors que c’est un cheminement que d’intégrer sa fin de vie. Mais, une fois qu’on l’a acceptée, on veut pouvoir choisir un moyen digne. J’accepte tous les points de vue. Ce que je n’accepte pas, c’est le refus d’opinion contraire et la diabolisation systématique. Je suis allé en Belgique. Trouvé les médecins remarquables de discrétion, de sobriété, le sens du devoir.

Ils appliquent une loi difficile et courageuse. La solution française est hypocrite, d’autant plus quand on sait le nombre de cas où médecins donnent coup de pouce morphine… Par un médecin, j’ai eu pas mal d’infos sur loi et réalité. Problème de la SLA, c’est que acte à froid : pas de morphine, pas de situation d’urgence. Donc pas de moyens déguisés comme cancer terminal. Donc bute sur loi dans ses principes. Loi française couvre certains cas, mais pas tous. Mais personne pour reconnaître lacunes. Je suis persuadé que ça évoluera dans le sens belge. »

Éric pensait qu’arrêter l’alimentation était une fin indigne, c’est-à-dire inhumaine. Je précise qu’il n’a pas agoni et que les dix derniers jours se sont passés dans le calme et la sérénité. Donc aucune fin violente.

Même si son esprit faisait sans cesse des allers-retours entre la fin possible en Belgique et la loi française, il a douté, hésité et vivait toujours. Il expliquait que, entre le corps et l’esprit, c’est l’esprit qui raisonne, fait ses choix de fin de vie et finit par vaincre la « bête », comme il appelait le corps, qui veut se battre et vivre. Mais il continuait à être déterminé. Il n’était pas déboussolé ; il contrôlait ses tergiversations. Dans son chemin, il s’est battu, puis il a accepté. À la fin, il a vraiment connu la sérénité.

Le plus difficile était certainement d’arriver à assumer l’acte, qu’il s’agisse du malade, de la famille, de tout l’entourage. Choisir d’arrêter de s’alimenter a un côté cruel. On est seul, mais on a, en même temps, une certaine fierté de se prendre en charge, et on se sent libre. En même temps, on n’est pas complètement seul : la famille et les amis allaient tous dans le sens du choix d’Éric. Finalement, cela a été acceptable car il y a eu un partage des responsabilités. Donc on peut transgresser si l’on est capable d’assumer, d’expliquer. C’est un gros investissement. Il faut beaucoup de soutien, de solidarité. Nous avons vécu des moments riches en émotion.

S’il y avait eu en France un cadre légal pour l’euthanasie, Éric aurait choisi – cela ne fait aucun doute – cette possibilité. Mais je pense que cela aurait pris autant de temps. Le chemin aurait été le même à parcourir : lorsqu’on s’approche de la mort d’aussi près, la réflexion reste indispensable.

Si l’euthanasie était autorisée en France, cela permettrait de ne pas assumer seul. On pourrait soulager la famille et les proches. Je pense qu’on en tirerait toujours la même fierté car le choix reviendrait de toute façon au patient. Ne pensez pas que ce soit automatique. Il y a une réflexion. Il y a juste une date précise, une heure, ce qui n’était pas notre cas puisque cela a duré quelques jours, ce qui est certainement le plus difficile.

Cela étant, quand je réalise que nous avons assumé notre solution, je me demande si nous aurions supporté que ce soit fait par quelqu’un d’autre. Cela pose donc une autre question.

Votre loi du 22 avril 2005 est une grande avancée, mais elle n’est pas toujours très bien appliquée. Elle ne l’a pas été, pour nous, à la Salpêtrière, où le personnel n’a pas fait son devoir au sens de cette loi. Si mon témoignage permet de la faire mieux connaître, il sera déjà positif.

Les centres de soins palliatifs sont des lieux où l’on soulage les patients, où on les prolonge par toute sorte d’aides. Éric y a fait quelques allers-retours à cause de mes voyages professionnels. Les personnels sont exceptionnels. Ils apportent beaucoup de soutien. C’est finalement dans un de ces centres que le voyage d’Éric s’est terminé. Les professionnels savent vraiment gérer ces moments particuliers. Ils le font bien. Nous nous sommes sentis chez nous.

M. Jean Leonetti : Je vous remercie, madame, de ce témoignage, non seulement pour son authenticité mais aussi pour le fait qu’il montre la complexité, voire l’ambiguïté, des situations face à la mort. L’image de soi et la volonté de maîtriser la mort semblent avoir été importantes pour votre mari. En même temps, vous m’avez donné l’impression que les deux solutions étaient acceptables dans la mesure où elles impliquaient la lucidité et le non-abandon, c’est-à-dire l’accompagnement.

Vous vous êtes dite choquée par la « facilité » de l’acte d’euthanasie. Une vie humaine ne s’arrête pas comme une machine, en appuyant sur un bouton. En même temps, votre visite en Belgique vous a permis une prise de conscience. J’ai même trouvé que vous aviez fait un parallèle entre cette prise de conscience et celle en soins palliatifs, comme si l’important était d’assumer à la fois en lucidité et collectivement.

Vous avez dit que le délai de décision aurait été à peu près le même si l’euthanasie était possible en France, et que cela n’aurait peut-être pas changé profondément les choses.

Pourquoi, dès lors, ne pas avoir choisi, entre le milieu de 2007 et le décès de votre mari, la solution de la Belgique ? N’était-ce qu’une question de distance ?

L’épouse d’Éric : Ce n’était pas du tout un problème de distance. C’est un acte que je ne pouvais envisager.

Au moment de la « démarche Belgique », Éric était vraiment très déterminé. Il secouait toute la famille pour qu’il y en ait au moins un pour l’emmener. Cela a été très dur.

Il a ensuite nourri sa réflexion et s’est rendu compte que personne n’était prêt. Il a réalisé que ce qu’il demandait était trop violent et n’était pas « assumable » par ses proches.

Lui le voulait. Tout seul, il l’aurait fait. Mais, comme il était complètement immobile, il fallait que quelqu’un l’emmène.

Je ne voulais pas assumer cette responsabilité. Je me disais que peut-être, dans dix ans, mes enfants pourraient m’accuser de l’avoir emmené, de l’avoir tué. Je ne voulais pas prendre la responsabilité d’accomplir l’acte seule, d’autant qu’il souhaitait que cela se passe dans l’intimité. Il ne voulait pas que tout le monde l’accompagne en bus, comme à un enterrement. C’est quand même un moment où on a envie d’être avec d’autres gens.

Éric a ensuite commencé à parcourir ce chemin, ce qui nous a été vraiment d’un grand secours, voire indispensable. Par la suite, un certain nombre d’amis se sont déclarés prêts à l’emmener. Mais c’était loin. Les enfants ne pouvaient pas y aller. Cela me paraissait compliqué.

Si cela avait été possible en France, on l’aurait fait plus facilement – dans un milieu médical, peut-être dans un centre de soins palliatifs. Pour des enfants, cela paraît logique d’aller voir leur père à l’hôpital où ils l’ont déjà vu la semaine précédente pour lui dire au revoir, plutôt que de le voir partir en Belgique et revenir dans une boîte. Nous ne voulions rien leur cacher. Nous leur parlons beaucoup. Il me paraissait difficile d’avouer aller à 500 kilomètres pour faire ça. Dans le centre de soins palliatifs de Puteaux, cela aurait été complètement différent.

M. Jean Leonetti : Quand il a été en soins palliatifs, le problème s’est-il reposé ? Il n’est pas rare qu’il y ait, à ce moment-là, des demandes de mort.

L’épouse d’Éric : Oui, il avait redemandé.

M. Jean Leonetti : La demande était-elle aussi persistante et réitérée, ou avait-il

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