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Régis Aubry : Je vais tout d’abord tenter de dresser le bilan et les perspectives de la situation des soins palliatifs en France, puis je m’interrogerai sur la gestion des situations

extrêmes. J’ai présidé en effet le comité chargé de proposer des éléments d’une politique de développement national des soins palliatifs pour les années à venir. Les enjeux sont d’autant plus conséquents que les situations de survie prolongée, notamment du fait des progrès de la médecine, sont de plus en plus fréquentes. Nous sommes et nous serons de plus en plus nombreux à vivre de plus en plus longtemps, avec des handicaps de plus en plus importants.

Nous avons ainsi travaillé avec le ministère, et notamment la DRESS (Direction de la Recherche, de l’Évaluation et des Études Statistiques) pour évaluer l’évolution des besoins en soins palliatifs, aussi bien en termes quantitatifs que qualitatifs. Ces études seront achevées à l’automne et nous permettrons de nous appuyer sur des données fiables.

Il est évident qu’il serait, pour des raisons financières, difficile de développer les soins palliatifs comme une nouvelle spécialité médicale. Cela absorberait une très grande partie du budget de l’assurance-maladie. Il conviendrait en revanche de promouvoir une culture des soins palliatifs intégrée à la pratique des différents auteurs de santé, afin de ne pas cantonner les questions de fin de vie ou de finitude de l’homme à certains services.

Que faisons-nous, nous citoyens, de cette question de la finitude de l’homme, de cette aptitude qui caractérise l’être humain à naître, vivre, puis mourir ? Si la médecine triomphante des Trente Glorieuses a permis d’allonger considérablement la durée de vie, la question n’est plus tant celle de la quantité de vie prolongée que de sa qualité. Plus encore, la question du sens de la vie est ainsi posée.

Une fois ces enjeux de développement d’une politique de soins palliatifs posés, quelle organisation envisager ?

Aujourd’hui, des équipes mobiles de soins palliatifs interviennent dans les différents services ou lieux où sont soignées les personnes concernées. Elles aident les acteurs habituels du soin à prendre en charge les questions éthiques et médicales posées dans le champ des soins palliatifs. Lorsque les situations se compliquent, le dispositif des lits identifiés, original par rapport à ce qui se pratique dans d’autres pays européens, permet de donner des moyens à des services engagés dans l’accompagnement des personnes en fin de vie (cancérologie, neurologie, gériatrie etc.). Les unités de soins palliatifs sont des lieux de dernier recours, pour les cas dont la complexité est telle, notamment en cas de douleurs réfractaires, qu’il faut des acteurs médicaux spécifiquement formés.

Nous y verrons plus clair au terme de l’étude sur l’évolution de l’offre et des besoins, mais il est d’ores et déjà évident que chaque Centre Hospitalier Universitaire (CHU) doit être relié à au moins une unité de soins palliatifs, ce qui n’est pas encore le cas malgré les moyens spécifiquement dégagés.

La question du dispositif des lits identifiés se pose aussi dans la mesure où certains ont détourné les moyens qui y étaient en principe affectés, et ce à tel point que nous avons lancé un travail d’évaluation des moyens affectés en fonction de l’objectif.

Les équipes mobiles, que je rapprocherai des réseaux de soins palliatifs ou des réseaux de santé - elles sont aux établissements ce que les réseaux sont aux domiciles - soutiennent l’accompagnement et la formation des acteurs habituels du soin. Ces équipes se sont largement développées depuis les deux derniers plans triennaux de développement des soins palliatifs. Environ 400 équipes mobiles de soins palliatifs sont financées en France, mais leurs moyens ne sont pas toujours en rapport avec les besoins, d’autant que ceux-ci s’étendent, du fait du vieillissement de la population, à tout le champ médico-social. La cloison artificielle qui existe entre le champ médical, le champ sanitaire et le champ médico-social, est en train d’éclater, et il faudra bien que les équipes de soins palliatifs interviennent dans tout le secteur médico-social – je pense en particulier aux établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) ou à ceux qui accueillent des personnes lourdement handicapées où la culture de la fin de vie est ignorée. Nous en arrivons en effet aujourd’hui à une situation paradoxale et choquante : ce sont les personnes qui ont le plus besoin de soins palliatifs qui doivent se déplacer parfois très loin pour trouver les compétences qui répondent à leurs besoins. La réflexion de notre comité doit ainsi influencer la réflexion en cours sur la réorganisation du système de santé.

Nous avons particulièrement insisté, dans nos recommandations, sur les lieux de vie choisis par les personnes en fin de vie, car il est nécessaire de développer les soins palliatifs dans les hôpitaux locaux, les EHPAD et à domicile.

Certes, il faut augmenter les moyens et améliorer l’organisation, mais si nous voulons que le système médical français soit marqué par une culture de l’accompagnement et des soins palliatifs, il faut aussi investir dans la formation et la recherche.

Notre réflexion s’est très vite déplacée de la formation aux soins palliatifs à une réflexion sur la formation à l’approche de l’homme, aux sciences humaines et sociales, et à la capacité de porter un regard critique sur la science, le savoir, les limites du savoir, les limites des hommes, de la vie. Plutôt que d’ajouter un enseignement à un programme déjà lourd, ce sont les études qu’il faudrait réformer.

Que signifiera « être soignant » demain ? Quelles seront les compétences requises ? Quatre champs doivent être investis. Les biotechnologies le sont déjà. En revanche, il n’existe pas aujourd’hui de formation à la relation et à la communication, alors que ces champs sont essentiels ; l’annonce d’une maladie ou d’un handicap ne s’improvise pas. En outre, alors que les questions d’éthique deviennent majeures dans notre société, nos étudiants n’y sont pas préparés. L’homme est individuel. Prenons garde à la dérive scientiste de la médecine.

L’éthique permet de penser, non pas les réponses à des questions complexes, mais les moyens d’aborder avec humilité cette complexité que la médecine fabrique de façon asymptotique. Il n’est qu’à voir les résultats de la réanimation, ce que sont devenues la cancérologie ou la cardiologie, et les conséquences de la survie. En outre, nous ne devons plus aujourd’hui distinguer les soins curatifs des soins palliatifs, mais porter un regard global sur le soin qui comporte toujours une dimension palliative. Quand vous annoncez à une personne qu’elle a un cancer, elle commence par perdre le sentiment d’immortalité qui l’habitait et puis a besoin d’un accompagnement et de soins antalgiques. Nous ne devons plus avoir ce rapport dichotomique et binaire entre le curatif et le palliatif.

Nos étudiants ne sont absolument pas préparés aux questions d’éthique, qui sont pourtant en train de devenir majeures.

Un dernier champ de compétence est essentiel dans la formation, celui de la coopération et la coordination. Nous devrions apprendre à travailler ensemble et développer l’interdisciplinarité. La formation est un levier essentiel pour diffuser cette culture.

En outre, la recherche dans le champ des soins palliatifs est totalement embryonnaire. Mon équipe s’intéresse cependant au processus de décision chez le médecin : comment un soignant peut-il être amené à décider d’arrêter un traitement ? S’interroger sur le

« comment » renvoie à la question du moment (« quand ? »), laquelle renvoie elle-même au

« pourquoi ». Comment des survies peuvent-elles être à ce point prolongées que les demandes d’euthanasie sont de plus en plus fréquentes ? La question de la légitimité des demandes d’euthanasie se pose ainsi de plus en plus souvent car elles traduisent la souffrance extrême d’individus qui ne trouvent plus sens à leur existence. Si les demandes d’euthanasie sont légitimes, la réponse euthanasique en revanche ne doit pas être automatique. Au total, la recherche doit se situer en amont et s’interroger sur les moyens de ne pas provoquer, en amont, des situations dont on peut penser qu’elles généreront des conflits de valeurs inextricables.

Nous souhaitons par ailleurs que le financement du congé d’accompagnement soit étudié, afin de prévenir les deuils compliqués voire pathologiques. Reconnaître ce temps essentiel honorerait notre société, qui montrerait ainsi le sens qu’elle accorde à la vie. De surcroît, un congé bien utilisé, parce que rémunéré, en lien avec le développement des soins palliatifs, limiterait peut-être les arrêts de travail pour maladie ultérieurs.

Il est également important de rappeler, dans une société qui dénie la mort et dont les valeurs peuvent paraître liées à l’action et à la production, que la valeur de l’homme tient d’abord à sa propre existence. La société a le devoir de tout faire pour les plus vulnérables.

Dans cette perspective, les programmes scolaires devraient inclure un questionnement sur la finitude de l’homme. J’ai publié récemment un travail réalisé avec des psychologues sur la capacité des enfants à entendre ces questions. Les recteurs ont craint que les enfants ne soient effrayés, mais les enfants n’ont pas peur de la mort. Les enfants malades n’ont pas un rapport difficile avec la mort, mais avec la souffrance de leurs parents. Un certain degré de la violence de nos sociétés est certainement lié à l’inconscience que nous avons de notre propre finitude.

Introduire cette question dans l’éducation nationale permettrait peut-être de poser la question du sens de la vie.

Enfin, il convient de mettre en place une politique d’aide aux aidants. Un proche qui accompagne une personne atteinte d’une maladie incurable doit affronter trois difficultés : être lui-même, être proche, être soignant, alors qu’il n’a reçu aucune formation, et ne bénéficie d’aucun accompagnement. Il est scandaleux de prétendre développer les soins palliatifs ou l’accompagnement des personnes en fin de vie à domicile sans soutenir une véritable politique d’accompagnement et d’éducation des aidants, comme cela se pratique dans certains États du Canada.

J’en viens à présent aux situations complexes.

L’on parle depuis quelque temps de l’exception d’euthanasie mais, à lire la presse, je constate que nous pensons souvent aux réponses à donner à des questions mal posées. Qu’est-ce qu’une exQu’est-ception ? Qu’est-Qu’est-ce qui qualifie une situation exQu’est-ceptionnelle ? Certaines situations professionnelles m’ont mis face au doute et à l’incertitude. Plus je vieillis, moins j’ai de certitudes.

J’ai été sollicité ces dernières années sur l’arrêt de l’alimentation et de l’hydratation chez des personnes en coma végétatif chronique. J’ai par ailleurs été appelé comme deuxième consultant dans l’affaire Pierra. L’alimentation et l’hydratation sont-ils un traitement ou un soin ? Quelle différence fait-on entre la mort programmée par la décision d’arrêt d’un traitement et l’accélération de la fin de vie, voire l’euthanasie ?

Je précise que les personnes en état végétatif chronique ne sont pas des sujets mais des personnes. Le sujet est celui qui peut s’auto-déterminer, qui peut dire « je ».

Si le cortex cérébral de ces personnes en état végétatif chronique est détruit, leur tronc cérébral fonctionne, ce qui leur confère une autonomie respiratoire, cardiaque et digestive leur permettant de vivre sans conscience, alimentées grâce à un tuyau directement relié à l’estomac. La moyenne de survie d’une personne en état végétatif chronique est de quinze ans ; ce sont quinze ans sans conscience, sans communication. L’on comprend alors facilement que des parents finissent par se poser la question du sens de la vie, et par demander d’arrêter l’alimentation. Ce sont souvent des parents qui ont lutté pour la réanimation de leurs

enfants et qui finalement vont lutter pour que l’alimentation cesse. Mais l’alimentation est-elle un soin ou un traitement ? Au sens où le traitement est ce qui maintient en vie, l’alimentation et l’hydratation, chez une personne en état végétatif chronique, sont un traitement et non un soin, qui procure aussi du plaisir et de la satisfaction. Est-il possible d’arrêter ce traitement ? Nous ne saurions avoir de réponse dogmatique en la matière. C’est possible dans certaines situations ; la mort survient entre dix et quinze jours lorsqu’on arrête l’hydratation et l’alimentation.

Hervé Pierra était tombé dans un coma végétatif chronique après une tentative de suicide par pendaison. Lorsque nous abordons de telles situations, nous devons tenir compte de la biographie de la personne. La volonté de mourir exprimée par ce jeune devait être prise en compte, de même que l’épuisement et la souffrance de ses parents, dont la propre vie, me semble-t-il, était menacée. La décision, au final, a été prise par l’équipe soignante, qui avait une vision assez archaïque de cette problématique si mal enseignée, et qui a confondu arrêt des traitements et arrêt des soins, ce qui a provoqué des convulsions chez le jeune Pierra pendant six jours. Ses parents, à qui l’on avait expliqué qu’il était important de ne pas faire d’euthanasie pour qu’ils vivent un temps d’accompagnement certes difficile mais dénué de violence, de doute ou de culpabilité, ont vécu un « temps d’horreur », pour reprendre leurs propres termes. Cette situation fut d’autant plus inadmissible qu’il aurait été très simple d’administrer un médicament enlevant ces manifestations.

Prenons un autre exemple, celui des maladies chronicisées par les progrès de la médecine, en particulier les maladies neurologiques chroniques, ou les maladies de la dégénérescence cérébrale. Les personnes qui en sont atteintes vivent leur quotidien avec la perspective de se retrouver peu à peu diminuées physiquement, puis intellectuellement. Leur souffrance n’est ni une souffrance physique, ni une souffrance sociale, mais elle revêt une dimension spirituelle. Ces personnes se posent la question du sens de leur vie, parce que leur corps leur « désappartient », qu’elles n’éprouvent plus de sensation, et ne se reconnaissent plus. Progressivement naît un sentiment de dépersonnalisation. Je ne retiens même pas l’impression d’indignité, la crainte de devenir une charge pour ses proches, d’être en trop dans une société où les références sont la rentabilité. « Je ne sers plus à rien » : combien de fois l’entendons-nous ? Il arrive qu’au terme d’un long accompagnement, alors que nous avons mobilisé la dynamique d’équipe, nous atteignions des limites et les gens nous demandent de les aider à mourir. C’est rare mais cela arrive et il faut en tenir compte, même si plus de 95 % des demandes d’euthanasie disparaissent grâce à une bonne organisation des soins palliatifs.

S’il est intolérable de maintenir une personne en souffrance, s’agit-il pour autant de lui donner la mort ? Le problème se pose alors de l’arrêt temporaire ou définitif de leur conscience, par sédation, par l’administration de médicaments qui abaissent la vigilance, puis la conscience, jusqu’à ce que la personne se détende. Des échelles permettent de mesurer l’apaisement d’une personne, mais elles ne sont utilisées, j’ai honte de le dire, que dans moins de 10 % des unités de soins palliatifs. Il peut être très important pour les proches d’endormir une manifestation évidente de la souffrance. Le temps se suspend, il n’y a plus ou peu de communication, mais le calme est revenu, la souffrance semble avoir disparu, et la mort arrive.

Permettez-moi d’évoquer une dernière situation, dans laquelle nous avions posé une sédation à une dame qui demandait une euthanasie. Ses enfants et son mari ayant demandé à lui reparler, nous avons levé la sédation. La dame a pu s’exprimer, mais surtout elle nous a demandé d’arrêter la sédation, car elle a voulu continuer à vivre en conscience avec ses proches jusqu’à sa mort, qui est survenue quelques jours après. Une partie de sa souffrance, à mon sens liée à un épuisement anxieux, avait disparu grâce à l’administration, pendant quatre

ou cinq jours, de ce produit. Tout est compliqué, mais il faut retenir l’importance de l’enjeu pour ceux qui vont survivre, comme vous l’a exposé Patrick Baudry lors d’une audition précédente. La mort donnée est une violence, qui n’apparaît pas forcément au moment où on la donne, mais après, et parfois longtemps après, sous la forme d’un deuil impossible par exemple. La fin de vie accompagnée peut permettre à l’homme, si les soins palliatifs sont bien administrés, de transcender sa souffrance, de sortir grandi de cette épreuve, avec des cicatrices certes, mais en ayant acquis la conscience de sa propre finitude.

Le temps est venu de bien poser les questions même si, peut-être, nous ne pourrons répondre à toutes. Nous ne savons pas tout, et nous devons avoir le courage, lorsque nous ne savons pas, de le reconnaître, et de faire du moins mal que l’on peut.

M. Jean Leonetti : Nous avons vécu ensemble l’affaire Pierra, symptomatique d’une

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