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3. Approche théorique

3.1. Umberto Eco et Lance Hewson : le concept d’Encyclopédie

Dans son ouvrage intitulé « Sémiotique et philosophie du langage » (1984), Umberto Eco reprend les concepts clé des différentes courants philosophiques et sémiotiques ayant trait au langage (signe, mot, métaphore, signifié, …). Il souhaite en particulier dépasser l’opposition Dictionnaire/Encyclopédie, qui selon lui doit être reconsidérée (Eco 1984 :107). En effet, il est d’usage de concevoir le Dictionnaire comme une représentation purement linguistique, sémantique et neutre, alors que l’Encyclopédie10 participerait au domaine de l’expérience, de l’extralinguistique, du monde réel (Haiman 1979 :330).

Cependant, pour Umberto Eco, cette opposition n’a pas lieu d’être, car la langue intègre ces deux approches :

« Nous pensons […] que l’on doit postuler une langue L qui contienne, parmi ses règles de signification, des instructions pragmatiquement orientées. Si cela était impossible, on aurait tout au plus un dictionnaire de L, très rigoureux mais insuffisant pour rendre compte des signifiés situationnels » (Eco 1984 :75).

10 Umberto Eco emploie le concept de « l’encyclopédie » sans utiliser de majuscule. Cette notion étant centrale dans mon travail, j’emploierai systématiquement la majuscule à l’instar de Lance Hewson (2012), afin de la différencier du substantif ordinaire.

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Ces « instructions » sont précisément ce que fournit l’Encyclopédie. On peut le voir dans la situation suivante : quand une femme commande un café à un serveur, elle ne s’attend pas à se voir apporter un seau d’un litre. L’employée et la cliente partagent des connaissances situationnelles encyclopédiques qui leur permettent de se comprendre, alors que ces informations ne sont pas présentes dans l’expression « j’aimerais un café ». Selon Eco :

« Une théorie du signifié dépasse cette contradiction si elle réussit à formuler un modèle capable d’intégrer, tout ou partie, sémantique et pragmatique. Mais cela présuppose que l’on entende L non comme un dictionnaire succinct mais comme un système complexe de compétences encyclopédiques » (Eco 1984 :75).

L’Encyclopédie joue donc un rôle clé chez Umberto Eco. Il la définit comme un

« postulat sémiotique », c’est-à-dire un principe qui guide la représentation des signes des systèmes signifiants. Chaque individu possède sa propre Encyclopédie, qui est un vaste ensemble regroupant les informations, les images, les signes qui lui permettent de se représenter le monde.

Lance Hewson (2012) s’est également penché sur la question et a mis en évidence sept caractéristiques fondamentales de l’Encyclopédie : sa première caractéristique consisterait en sa nature diachronique, c’est-à-dire qu’elle doit être considérée comme en évolution dans le temps. L’Encyclopédie serait comme une vraie encyclopédie dont les entrées deviendraient de plus en plus fournies et hétérogènes suite à l’addition de nouvelles informations.

La deuxième caractéristique découle de la première, l’Encyclopédie n’est jamais achevée. Chaque entrée comporte des contenus qui sont susceptibles d’évoluer, voire de disparaître. Elle est donc incomplète et instable.

La troisième caractéristique de l’Encyclopédie serait sa capacité à entretenir ou conserver des informations contradictoires ou incohérentes. On peut prendre ici l’exemple du policier, qui cumule les images antagonistes de garant de la sécurité et de l’ordre au sein de la société d’un côté, et d’agent répressif de l’État de l’autre. Ou Nestlé, considérée comme une entreprise modèle du système capitaliste ou comme une compagnie amorale exploitant les ressources de la planète.

L’Encyclopédie est également caractérisée par son hétérogénéité. Les contenus de l’Encyclopédie peuvent varier selon les régions géographiques ou les classes sociales. En Russie par exemple, Moscou est souvent considérée par ses habitants comme le centre politique et économique du pays. Or, à St-Pétersbourg, ancienne capitale des tsars et à la frontière avec l’Occident,

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Moscou est considérée comme une ville concurrente et un peu arriérée, qui a un retard à combler au niveau culturel. D’un autre côté, en Sibérie, Moscou est apparaît plutôt comme une force coercitive et centralisatrice lointaine, ayant peu de considération pour les réalités sibériennes. Que dire alors de la représentation de Moscou chez les Touktches, peuple indigène habitant le nord de l’Extrême-Orient russe ?

La cinquième caractéristique de l’Encyclopédie est sa propension à privilégier les contenus populaires plutôt que spécialisés. Elle comporte donc une grande part d’approximations, d’idées reçues et d’erreurs. Ce mélange hétéroclite, composé de fictions, de légendes urbaines et de faits avérés, contient ainsi différentes « vérités ». Des vérités historiques (Jacques Chirac était le Président de la France), des vérités cinématographiques (le Terminator vient du futur), des vérités populaires (Rihanna est amoureuse d’Ed Sheeran), etc.

La sixième caractéristique de l’Encyclopédie est sa propension à proposer des contenus bien plus fournis concernant sa culture et son histoire et à posséder des informations approximatives et des clichés en ce qui concerne les contenus des autres cultures. Ainsi, la majorité des Suisses connait l’histoire de son pays, la raison de la diversité de ses langues et cultures et même probablement certains détails historiques, tels que la bataille de l’Escalade ou la soupe de Kappel.

L’entrée de la France, proche voisine et en interaction quotidienne avec le pays, est très documentée dans l’Encyclopédie suisse. Les pratiques culturelles et les grands traits de l’histoire française font partie de la culture générale suisse.

L’entrée de l’Angleterre est déjà moins précise et en majorité composée de clichés tels que les fish & chips, Big Ben ou encore Shakespeare. Parallèlement, les villes de Raqqah ou de Deir-ez-Zor en Syrie n’ont vraisemblablement acquis que récemment une entrée dans l’Encyclopédie suisse et il est probable que ces entrées disparaîtront une fois la guerre terminée. On voit à travers ces exemples que l’Encyclopédie contient beaucoup plus d’entrées vides ou lacunaires que d’entrées bien fournies et que celles-ci concernent en premier lieu la représentation de la culture et l’histoire de son pays.

La dernière caractéristique est celle qui m’intéresse le plus dans le cadre du présent travail. Elle postule que l’Encyclopédie est indissociable de la langue qu’elle utilise (sans pour autant en être le seul élément) et qu’on ne peut la transposer dans une autre langue. Or, le traducteur est sans cesse confronté dans son travail à la concurrence de différentes Encyclopédies : celle de l’auteur, celle du lecteur (qui peut varier et qui doit être déterminée) et celle du traducteur lui-même qui, ayant une connaissance bien plus poussée de la langue et la culture de l’Autre et de sa propre langue et culture, est souvent le seul qui a les moyens de faire coexister ces diverses Encyclopédies (Hewson 2012 :51).

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On peut alors poser différentes hypothèses concernant l’image que se fait le traducteur de l’Encyclopédie de son lecteur et des stratégies qui en découlent.

Lance Hewson (2012 :51-53) définit quatre cas de figure : dans le premier cas, le traducteur ne tient pas compte des diverses Encyclopédies en jeu et traduit sans prendre le temps de déterminer celle de son lectorat cible. Dans le second cas, le traducteur estime que son lecteur modèle ne possède pas les entrées requises dans son Encyclopédie. Le traducteur dispose alors de différentes stratégies (notes de bas de page, réécriture, etc.) pour pallier ce manque. Dans le troisième cas, le traducteur postule que son lecteur possède les informations encyclopédiques nécessaires. Le traducteur n’explicite alors aucune référence du texte source, cependant cette situation est potentiellement risquée dans la mesure où le lecteur pourrait parvenir à une interprétation erronée du texte original, ses entrées encyclopédiques pouvant être insuffisantes. Le dernier cas concerne la traduction spécialisée, quand un expert écrit pour des experts. Le traducteur n’a alors pas besoin de déterminer l’Encyclopédie de son lectorat cible, étant donné que celui-ci possède les connaissances scientifiques lui permettant d’interpréter le texte source.

En reprenant le concept d’Encyclopédie forgé par Umberto Eco (1984) et approfondi par Lance Hewson (2012), je vais tenter d’analyser dans quelle mesure cette notion peut avoir un intérêt pour la pratique traductive. Je vais ainsi émettre des hypothèses concernant les choix traductifs des traducteurs français et russes de Russendisko afin d’examiner si ce concept permet d’expliquer leurs décisions traductives que j’estime questionnables ou surprenantes.