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La traduction de la dimension culturelle d’une œuvre littéraire est une opération complexe et épineuse pour le traducteur. Ma comparaison des traductions française et russe de Russendisko ont, je l’espère, permis de mettre en évidence cette complexité.

Cette recherche m’a également permis de montrer que le traducteur est sans cesse confronté à de multiples choix et que les décisions qu’il prend ont une influence capitale sur l’interprétation du texte proposé au lecteur. Il suffit ainsi d’un détail, l’élimination d’un adverbe, l’emploi d’une expression particulière, pour que les pistes interprétatives se retrouvent limitées ou enrichies, voire même transformées. La voix narrative peut aussi être victime de décisions questionnables et voir son intensité réduite ou au contraire gagner en force. La tâche du traducteur est ainsi à multiples facettes et dépasse de loin la dimension purement linguistique du texte.

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J’espère également avoir pu montrer dans ce travail que l’origine de l’auteur et la langue qu’il emploie peut jouer un rôle clé en ce qui concerne la compréhension des différentes spécificités de son œuvre. Il en est ainsi de Wladimir Kaminer, écrivain polyglotte qui a fait le choix de s’exprimer dans une langue qui n’est pas la sienne, mais dont les récits contiennent de nombreuses références culturelles tirées de sa vie passée en URSS. Le style familier et oral qu’il emploie et la simplicité apparente de sa prose ne peuvent en aucun cas servir de prétexte au traducteur pour gommer les subtilités et les nuances présentes dans son œuvre. J’ai toutefois pu constater que Lucile Clauss, Nikolaï Klimeniouk et Irina Kivel ont été passablement libéraux à cet égard.

La traductrice française a ainsi tendance à embellir le texte par un registre de langue plus élevé et par des recatégorisations, ou à proposer des phrases complexes dont la construction diffère parfois sensiblement de la version originale. Cette apparente volonté d’apposer sa marque sur le texte mériterait d’être vérifiée dans l’ensemble du livre pour pouvoir qualifier son travail de « traduction ontologique », selon la terminologie de Lance Hewson. Il pourrait s’agir d’une piste de recherche intéressante dans la perspective d’approfondir l’analyse présentée dans ce travail.

On peut en outre reprocher à Lucile Clauss un certain manque d’homogénéité dans ses choix traductifs, tant sur le plan du registre que de la visibilité des référents culturels. Ces derniers sont en effet tour à tour plus marqués ou au contraire plus discrets, ce qui ne facilite pas l’interprétation du texte par le lecteur. La modification du type d’alcool qu’elle effectue dans le premier passage est, à mon avis, l’un de ses choix traductifs les plus malheureux, car il ne respecte pas les contraintes de l’Encyclopédie française et détourne l’attention du lecteur sur un détail. Cette situation aurait pourtant pu être facilement évitée.

De son côté, Nikolaï Klimeniouk évite l’écueil de l’embellissement, mais échoue à plusieurs reprises à rendre le style oral et familier de Wladimir Kaminer. La voix narrative de sa traduction est souvent neutre et impersonnelle et il peine en de nombreuses occasions à rendre l’ironie présente dans le texte source. Certains traits ironiques semblent même parfois complétement lui échapper, comme lorsqu’il convoque l’image du défilé des militaires du 7 novembre 1941 sur la Place rouge, alors que les intentions de l’auteur sont clairement humoristiques dans le texte source. Ces choix traductifs ont pour conséquence un nombre élevé de transformations des pistes interprétatives, ce qui est regrettable lorsque l’on connaît la place essentielle qu’occupe l’ironie dans l’œuvre de Wladimir Kaminer. Les possibilités d’interprétation sont ainsi restreintes et le lecteur en est la première victime.

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Il m’a également semblé percevoir, et ceci chez les deux traducteurs russes, un désir d’occulter les critiques que Wladimir Kaminer adresse à ses compatriotes.

C’est dans ces cas précis que la voix narrative de Nikolaï Klimeniouk perd en personnalité. Il n’est pas possible de savoir si ces modifications sont dues à la seule volonté du traducteur russe et une enquête chez le correcteur et l’éditeur permettrait probablement d’y apporter une réponse. Aucun chercheur n’a, à ma connaissance, effectué ce genre d’étude et il pourrait s’agir d’un axe de recherche très intéressant dans l’optique de donner une suite à mon travail.

En ce qui concerne les référents culturels, j’ai pu remarquer avec surprise que Nikolaï Klimeniouk, loin d’en minimiser leur visibilité, emploie différentes stratégies pour les rendre plus marqués. Ce constat est contraire à mon intuition préliminaire qui supposait que les référents culturels communistes ou russo-soviétiques seraient probablement rendus de manière moins explicite dans la traduction russe, étant donné les connaissances encyclopédiques fournies dont disposent les lecteurs de ce pays sur le sujet.

Irina Kivel est une traductrice expérimentée et les chiffres peu élevés qui composent son résultat le confirme. Il est alors d’autant plus décevant de noter que la plupart des effets qu’elle produit consistent en des contractions des pistes interprétatives relatives à l’ironie, dont la présence est pourtant systématique dans le texte de Wladimir Kaminer. Elle effectue en effet à de nombreuses reprises des éliminations ou des additions qui sont difficilement justifiables et qui ont pour effet de gommer les traits les plus saillants du texte. Cependant, son choix le plus regrettable reste à mon sens la modification des protagonistes à la fin du second passage. Cette modification s’apparente en effet à une sorte de « trahison » du texte source et le lecteur n’a aucune possibilité de le déceler.

Considérant l’énormité de cette manipulation, je ne peux m’empêcher de penser qu’Irina Kivel n’en est pas l’unique responsable et que les raisons de cette transformation des pistes interprétatives sont dues à une intervention externe à la traductrice. Cette hypothèse serait une nouvelle fois à confirmer en effectuant des entretiens avec les traducteurs.

L’ensemble de ces critiques adressées aux traducteurs mérite toutefois d’être nuancé. La traduction de la dimension culturelle d’un texte est toujours périlleuse et il est pratiquement impossible pour les traducteurs d’éviter les reproches et de s’en tirer indemne. À côté de ces difficultés inhérentes à toute traduction littéraire, il convient d’ajouter que d’autres contraintes d’ordre pratique pèsent également sur les épaules du traducteur. La question du cahier des charges, des délais, ou encore des desiderata du commanditaire de la traduction n’ont ainsi pas été évoqués dans ce travail, mais ces éléments ont

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également une importance certaine en ce qui concerne la qualité d’une traduction.

Je vais pour terminer aborder la question de l’Encyclopédie. L’utilité pratique de ce concept ne m’a pas paru excessivement convaincante. L’Encyclopédie m’a certes permis d’expliquer les choix traductifs jugés questionnables dans environ 20 pourcents des cas, mais cette moyenne reste cependant en deçà de mes attentes initiales. De plus, malgré son potentiel évident, cette notion m’a uniquement permis d’émettre des hypothèses et non de les confirmer.

Développer une méthode permettant de mieux exploiter ce concept aurait certainement contribué à élever la qualité et la précision de mon travail. Ce point m’amène à aborder les limites de mon mémoire et la question de ses améliorations possibles.

J’ai tout d’abord constaté que la longueur et le nombre des passages sélectionnés ne permettent pas de porter un jugement général sur le travail des traducteurs.

S’attaquer à une recherche de cette ampleur dans le cadre limité d’un mémoire de fin d’étude me paraît aujourd’hui trop ambitieux et il aurait été probablement plus sage de me limiter à une analyse moins vaste de la dimension culturelle en traduction littéraire. Je reconnais également que mes commentaires sont probablement plus précis et étayés en ce qui concerne la traduction française. Il aurait cependant été possible de mener cette recherche de manière collaborative et inviter des chercheurs germanophones et russophones à participer m’aurait ainsi sans doute permis d’effectuer une analyse d’une plus grande finesse.

Il convient finalement de souligner que la traduction de la dimension culturelle d’un texte littéraire restera toujours un casse-tête pour le traducteur. Il s’agit cependant également de son principal intérêt et constitue l’une des raisons d’être essentielles de la traduction, à savoir permettre l’accès à la culture de l’Autre.

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8. Bibliographie