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U NE ENFANCE AU CŒUR DU GENOCIDE RWANDAIS

CHAPITRE III RÉCIT DE MIGRATION

3.4 U NE ENFANCE AU CŒUR DU GENOCIDE RWANDAIS

Le mois suivant, mes plans ont pris des tournures dramatiques, effrayantes et imprévisibles. À l’anniversaire de mon frère, nous apprenions que le président du Rwanda, Juvénal Habyarimana avait été tué la veille, le 6 avril 19948, et que la guerre commençait. Je ne comprenais pas exactement ce qui se passait, ni pourquoi il y avait la guerre dans notre pays, mais je comprenais très bien qu’il n’y avait pas que le président que la mort avait invité chez elle. J’ai cru à une fin du monde prématurée.

Je comprenais que nous étions tous invités au Royaume des morts et cela me faisait peur au plus haut point. J’imaginais ma mère revenir au pays, et n’y trouver que des cadavres et des maisons détruites.

Mon frère et moi n’étions pas avec notre père quand les évènements ont commencé. Nous étions chez nos grands-parents paternels pour les vacances de Pâques. Nous n’avions donc aucun moyen de communiquer avec lui, puisque les lignes téléphoniques étaient coupées. Les jours passaient sans que nous n’ayons un signe de vie de notre père. J’en

8 Date marquant le début du génocide des Tutsi au Rwanda. Environ un million de personnes (en majorité des

Tutsi, des Hutus modérés, des Twa ainsi que quelques ressortissants étrangers) ont été tués d’avril à juillet 1994.

concluais donc qu’il n’était plus de ce monde et j’étais désespérée. C’était difficile d’évaluer notre espérance de vie dans ces circonstances meurtrières. J’étais consciente que moi et les miens pouvions être tués à tout moment. Je pensais à ma mère qui devait revenir ce mois-là et je n’espérais plus vraiment qu’elle revienne. Je préférais la savoir loin et vivante. Je ne voulais pas qu’elle revienne constater ce qu’était devenu son pays durant son absence.

Son pays n’était plus un pays, c’était l’enfer. Un enfer dans lequel j’ai vu ma meilleure amie mourir atrocement. Ma meilleure amie, Rita, était une petite fille jolie et joyeuse avec qui j’allais à l’école. Elle habitait en face de la maison de mes grands-parents, avec son oncle et sa sœur. Les deux filles étaient orphelines et avaient été prises en charge par leur oncle qui était médecin. J’avais l’habitude de voir Rita à tous les jours, mais depuis que la guerre avait commencé, c’était trop dangereux que l’une ou l’autre de nous deux traverse la rue.

À défaut de pouvoir jouer avec elle, j’allais de temps en temps regarder à travers la haie de cyprès, pour tenter de la voir. C’est ainsi qu’un jour, alors que je surveillais, j’ai vu un ballon sortir de chez elle, puis la porte de la cour s’ouvrir. Mon cœur s’est mis à battre très rapidement. Rita est sortie pour récupérer son ballon. Au moment où elle s’est penchée pour ramasser son ballon, un homme lui a tiré une balle dans la tête. Rita s’est effondrée et ne s’est jamais relevée.

Je me souviens avoir eu l’impression que mon cœur avait arrêté de battre en même temps que la balle a traversé la tête de mon amie. Mon cœur d’enfant a arrêté de battre. Et c’est un autre cœur qui a pris le relais. Comme un cœur de vieille femme qui avait trop vu, trop souffert et trop vécu. Ce cœur n’arrivait plus à ressentir les émotions aussi intensément qu’avant. Je n’ai parlé de ce que j’avais vu à personne. De toute façon, les rues comme les rivières étaient jonchées de cadavres, par conséquent annoncer la mort de quelqu’un devenait de plus en plus banal dans un tel contexte. Après avoir été témoin de l’assassinat de mon amie, j’essayais d’expliquer à mon frère que jouer et avoir beaucoup de plaisir était dangereux.

Je l’obligeais désormais à demeurer le plus calme et le plus silencieux possible à l’abri des regards. Ensuite, j’ai volontairement percé notre petit ballon pour être certaine que mon frère ne puisse s’en servir. J’étais devenue hyper vigilante. J’avais terriblement peur que mon frère se fasse tuer. Je crois que je craignais plus sa mort que ma propre mort. Je me sentais responsable. Dans cette hyper vigilance je me sentais aussi anesthésiée. Je me sentais stoïque, on aurait dit que je n’avais ni peine, ni peur tant que j’avais l’œil sur mon petit frère. Les adultes autour étaient aussi mal pris que nous. Ils ne pouvaient plus nous protéger, cela devait être atroce. Les jours passaient.

Tant qu’il n’y avait pas de tirs dans le quartier qui nous forçaient à nous cacher sous les lits, on faisait tous comme si de rien n’était. Moi, après l’assassinat de Rita, je ne jouais plus, puisque le jeu représentait désormais un vrai risque, un danger de mort. Chez mes grands-parents, il y avait plusieurs enfants, mais on vivait de plus en plus silencieusement, on arrivait quand même à sourire et on ne pleurait pas. Cela pouvait donc effectivement indiquer que nous n’étions pas trop marqués par les évènements. Il est vrai aussi que dans ces circonstances, personne n’était outillé pour prendre soin des enfants et s’inquiéter de leur état psychique et émotionnel. Nous étions chanceux, nous étions en vie et c’est ce qui comptait. Nous étions tous dans le même bateau traumatique.

En effet, comme le souligne avec justesse la psychiatre et psychanalyste Dre Morisseau (1993) :

Les troubles psychiques des enfants, surtout lors de situations extrêmes telles que les guerres, sont souvent mis au second plan notamment en raison de la force du mythe de l'enfance bien heureuse, toujours présent.

Qu'un enfant puisse souffrir est, en effet, une idée difficile à supporter. La grande souplesse du psychisme des enfants en plein développement peut également donner l'impression qu'ils vont bien. Rapidement, après le traumatisme, lorsqu'il n'a pas été́ trop massif, ils se remettent à jouer, à sourire (Morisseau, 1993).

En écrivant ces lignes, je repense à mon petit frère qui du haut de ces quatre jeunes années continuait à déborder de joie et il n’avait aucun mal à jouer et à rire. Tout portait

donc à croire qu’il se portait à merveille, ce qui n’était probablement qu’une fausse impression.