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P ARTIR N ’ EST CE PAS MOURIR UN PEU ?

CHAPITRE III RÉCIT DE MIGRATION

3.3 P ARTIR N ’ EST CE PAS MOURIR UN PEU ?

Cela n’est pas facile d’abandonner son milieu, sa famille, ses amis et connaissances pour aller vivre ailleurs. Dans la perception de certains pays en Afrique noire, la séparation d’avec une personne que l’on aime pour une raison ou une autre est toujours vécue difficilement comme s’il s’agissait de la mort.

Mwako-Ngongo (2013) Un jour, j’ai appris que ma mère avait obtenu une bourse pour aller étudier au Québec, pour huit mois. Ce fut une nouvelle qui a suscité des réactions ambigües à l’intérieur de moi. J’étais fière que ma mère réalise mon rêve avant moi, mais je ne pouvais m’imaginer vivre autant de mois sans elle à mes côtés. C’était un déchirement empreint de culpabilité de ne pas être totalement en mesure de me réjouir pour elle. J’étais bien heureuse de rester avec mon père et mon frère, mais je me demandais ce que devenait un enfant sans mère, surtout une petite fille qui devait demeurer avec des garçons. Je n’étais pas toute seule, en plus de mon père, on avait une nounou qui restait depuis longtemps avec nous à la maison. Ma tante, une grand-tante et mes grands-parents paternels ne vivaient pas trop loin de nous non plus. En principe nous étions bien entourés par la famille, les amis et en sécurité. Je savais bien que ma mère allait revenir, mais tout de même, j’avais le sentiment que ma vie basculait dans un inconnu inquiétant.

Je n’avais que sept ans. Ma mère avait fait son possible pour nous préparer à son départ. On en parlait depuis longtemps. Tant que l’heure du départ n’avait pas encore sonné, ça pouvait aller. Le jour de son départ, j’ai eu le sentiment que la terre se dérobait sous mes pieds, je me sentais à la fois abandonnée et responsable de la remplacer, du moins auprès de mon petit frère de trois ans. Je l’ai laissée partir, en espérant profondément que le

temps passe vite. Dans mon scénario idéal, elle allait revenir et nous amener, mon père, mon frère et moi, avec elle au Canada, à l’occasion de mon anniversaire de huit ans ! Je continuais de suivre mes cours de français pour me préparer au retour de ma mère et à notre éventuel voyage familial au Canada.

Bien que je désirais plus que tout rejoindre ma mère au Canada, je ne voulais pas y demeurer trop longtemps par peur de « décolorer ». Il fallait que mes amis, tantes, oncles, cousins et grands-parents puissent me reconnaitre à mon retour.

À l’époque, quand je pensais à la possibilité de décolorer, il s’agissait bien de décoloration épidermique pour cause de froid. Bien entendu, cette idée qui me fait sourire aujourd’hui sortait tout droit de mon imagination fertile d’enfant, mais il est évident qu’inconsciemment, je craignais une perte d’identité et un déracinement. Partir trop longtemps en dehors de mon pays représentait un réel danger d’être déracinée. Dans la peur inconsciente d’être arrachée à mon milieu, il y avait une crainte d’un départ sans possibilité de retour, comme un pressentiment inquiet d’un éventuel exil, long et douloureux. Le déracinement et l’exil représentaient à mes yeux la mort d’une partie essentielle de soi. La philosophe française Olivia Bianchi (2005) parle justement de l’exil en ces termes :

L’exil marque donc une rupture entre une terre et un individu qui en est issu et qui entretient avec elle une intimité toute particulière. Cette fracture vécue, ce déracinement forcé ou encore cette déterritorialisation a toujours été considérée comme un mal et souvent assimilée à une petite mort. Comme le dit la chanson, partir n’est-ce pas mourir un peu ? (2005, p. 1)

Je m’imaginais mal un baobab sans racines rester vivant et debout. La crainte du déracinement et la peur de l’exil étaient ainsi reliées à une peur de la mort.

Je vivais un attachement profond à ma famille, ma terre et ma culture d’origine et le besoin de garder cette culture vivante en moi était impératif. Et ce, malgré l’idéalisation de l’Occident et un certain complexe plus ou moins conscient face à l’homme blanc. Je vivais donc des sentiments paradoxaux, d’un côté je rêvais d’occident et d’un autre côté, j’avais ce besoin de rester « intacte », de ne pas trop être altérée au contact de la vie à l’étranger et de

ne pas perdre mon sentiment d’appartenance à ma famille et à mon pays, j’avais un grand besoin d’être reconnue comme faisant toujours partie de la famille.

Il y avait là comme une sorte de prémonition et une lucidité étonnante dans mes désirs et mes craintes d’enfant par rapport à l’idée de quitter mon pays pour connaître ces autres contrées tant imaginées et idéalisées. En mars 1994, à mon anniversaire de huit ans, la déception de ne pas voir ma mère revenir au Rwanda fut énorme. Mon père m’a dit qu’elle allait revenir peu après l’anniversaire de mon frère le mois suivant. Je me consolais alors en me disant que c’était mon frère qui allait avoir l’ultime cadeau pour son anniversaire : sa maman et un voyage au Canada.