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La langue et le lieu de naissance comme socle identitaire

CHAPITRE I PROBLÉMATIQUE

1.1 À LA RECHERCHE D ’ UNE IDENTITE PERDUE

1.1.1 La langue et le lieu de naissance comme socle identitaire

Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne

Derrida (1996) La langue maternelle, comme les lieux où nous sommes nés constituent de toute évidence des principes fondateurs, qui jouent un rôle primordial dans la construction de l’identité, comme nous le rappelle avec force Sylvie Robert (2009). Bien avant d’être conscient de lui-même, de pouvoir penser ou encore parler, l’enfant baigne dans les sons, les couleurs, les odeurs, les formes et les signes culturels de son environnement géographique et socioculturel. Ainsi les sons, les langues, les chants, les danses, les contes, les mythes et les poèmes qui ont bercé nos enfances constituent des marqueurs culturels et identitaires déterminants. Ils tracent sans aucun doute avec les territoires qui nous ont vu naître et grandir des bornes de notre appartenance.

Les locuteurs d’une même langue appartiennent au même groupe, ils se comprennent entre eux et sont facilement identifiés par les autres. Le fait de parler une langue, avec l’accent de son terroir définit plus précisément l’identité du locuteur, puisque sa langue trahit sa provenance régionale. Un Napolitain ne s’exprime pas du tout comme un Milanais : il parle plus fort, accompagne son discours de gestes, son accent est plus prononcé, les consonnes sont redoublées, la langue est chantante. Le dialecte Milanais, moins exubérant, a une toute autre musicalité, transmet moins de chaleur et d’allégresse. La langue et l’attitude du locuteur sont donc en accord parfait et s’influencent mutuellement. […] Le lieu de naissance influence certainement notre mode de vie, notre façon d’être et notre façon de penser (Robert, 2009, p. 36).

« De l’accent », un éloquent poème de Miguel Zamacoïs (1910), dont je cite ci-bas quelques strophes, exprime si bien cette correspondance qui lie l’identité à la langue et au territoire.

De l'accent ! De l'accent ! Mais après tout en–ai–je ? Pourquoi cette faveur ? Pourquoi ce privilège ? Et si je vous disais à mon tour, gens du Nord,

Que c'est vous qui pour nous, semblez l'avoir très fort Que nous disons de vous, du Rhône à la Gironde, "Ces gens-là n'ont pas le parler de tout le monde !" Et que, tout dépendant de la façon de voir,

Eh bien non ! je blasphème ! Et je suis las de feindre ! Ceux qui n'ont pas d'accent, je ne puis que les plaindre ! Emporter de chez soi les accents familiers,

C'est emporter un peu sa terre à ses souliers, Emporter son accent d'Auvergne ou de Bretagne, C'est emporter un peu sa lande ou sa montagne ! Lorsque, loin du pays, le cœur gros, on s'enfuit, L'accent ? Mais c'est un peu le pays qui vous suit ! C'est un peu, cet accent, invisible bagage,

Le parler de chez soi qu'on emporte en voyage ! C'est pour les malheureux à l'exil obligés, Le patois qui déteint sur les mots étrangers ! Avoir l'accent enfin, c'est, chaque fois qu'on cause, Parler de son pays en parlant d'autre chose ! […]

Ainsi donc, avec Zamacoïs (1910) nous pouvons affirmer que la langue est loin d’être uniquement un outil de communication, un système de signes et de sons, elle constitue un véhicule de la pensée et permet non seulement d’exprimer mais aussi d’incarner la vision du monde, le terroir et l’identité de tout un peuple. En effet, comme le propose le sociolinguiste français Philippe Blanchet :

On ne peut pas dissocier une langue de sa culture et du contexte de la société dans laquelle elle existe. Tout interagit : la langue fait la société, c’est-à-dire les rapports qui, à leur tour font la langue et l’adaptent à leurs besoins; une langue constitue une « fenêtre sur le monde » compris et vécu à partir d’un angle de vue original. Notre façon de concevoir les choses, de voir le monde qui nous entoure, de structurer notre pensée est liée à notre langue maternelle (Blanchet, 2009, p. 69).

Robert (2009) précise quant à elle, que chaque langue a sa propre structure, cohérence et logique, ce qui implique que le cheminement de la pensée des locuteurs de langues différentes ne sera pas le même. Ce n’est pas pour rien que dans chaque langue on trouve des expressions qu’on ne peut pas vraiment traduire littéralement dans une autre langue. Les métaphores, les analogies et les adages qu’on retrouve dans une langue reflètent alors, la vision du monde d’un peuple, tout comme elles expriment les environnements naturels et culturels.

Franz Boas (1940), l’anthropologue, ethnologue et linguiste américain inspirateur de l’École de Chicago ne disait-il pas à juste titre, que les mots d’une langue sont adaptés à l’environnement dans lequel ils sont utilisés ? C’est ainsi, que différents sociolinguistes et

anthropologues se sont intéressés comme le rappelle Robert (2009, p. 37) « à l’influence de la langue maternelle sur la perception ».

Pour cette auteure, il est certain qu’on ne peut pas affirmer avec certitude la part qui découle du langage ou du milieu, dans nos différences de perceptions. Cependant, force est de constater que dans différentes cultures, les peuples distincts ne nomment pas les éléments de leur environnement de la même manière. Ce qui permet de penser que ces peuples ne perçoivent pas de façon identique leur environnement. Pour illustrer son propos, la même auteure mentionne que « les Français parlent du jaune d’œuf, alors que les Italiens parlent du rouge d’œuf (rosso dell’uovo) » (Robert, 2009, p. 37).

Dans le même ordre d’idée, je réalise que dans ma culture d’origine, la vache a une très grande valeur symbolique, voire sacrée, ce qui fait qu’on trouvera dans notre langue comme dans notre poésie, différentes manières analogiques ou métaphoriques de nommer une vache. Un autre exemple pour illustrer cette forme de mutualité qui existe entre la langue, l’environnement et la vision du monde d’un peuple, je le trouve dans les cultures autochtones de ma terre d’accueil. Un ami montagnais me racontait que dans sa langue maternelle, la langue innu, il y a plusieurs dizaines de termes pour désigner les différentes formes de la neige. Louise Leduc (2017) abonde dans le même sens dans un article publié dans La Presse en décembre 2017.

Dans son dictionnaire de l'inuktitut du Québec évoqué dans l'Encyclopédie

canadienne, Lucien Schneider évoque quelques mots d'usage très courants comme

« qanik » (neige qui tombe), « aputi » (neige sur le sol) et « putak » (neige

cristalline sur le sol). […] Louis-Jacques Dorais, dans l'ouvrage The Language of the Inuit, retient quant à lui vingt-cinq termes de base liés à la neige, parmi

lesquels « matsaaq » (neige à moitié fondue au sol), « aumannaq » (neige au sol

sur le point de fondre), « illusaq » (neige parfaite pour construire un igloo) et

« qannialaaq » (petite neige douce). […] on utiliserait également des expressions qui désignent « de la neige tassée, fondue, là où un chien a dormi », « la première

neige de l'automne » et même « banc de neige formé par un vent du sud-est ».

Louise Leduc (2007) évoque par ailleurs, que comme les Québécois, les Algonquins ont également un terme pour désigner la neige mouillée, la neige abondante, la  petite

neige  tout comme la neige qui t'arrive en pleine figure. Ils ont pensé également à des

expressions spécifiques pour dire « rester pris dans la neige profonde » (nawàham) ou

Il me semble avoir fait la démonstration dans cet argumentaire qu’apprendre une nouvelle langue, mais surtout ne plus parler sa propre langue maternelle ne peut laisser une personne indemne sur le plan identitaire.