• Aucun résultat trouvé

De la déconstruction identitaire à l’identité migrante

CHAPITRE V : DE LA NÉGOCIATION IDENTITAIRE AU MÉTISSAGE

5.1 D E LA NEGOCIATION IDENTITAIRE EN CONTEXTE D ’ EXIL

5.1.1 De la déconstruction identitaire à l’identité migrante

La construction de l’identité des immigrés est particulièrement complexe : elle apparaît comme mouvance, dialogue, déconstruction et reconstruction, mémoire et oubli.

Mata Barreiro (2004) Dans le domaine des études portant sur l’immigration, les travaux réalisés en psychologie culturelle, en travail social, en sociologie, en histoire ou encore en anthropologie ont énormément contribué à la compréhension de l’expérience vécue par les populations immigrantes. Kaspi et Ruano Borbalan (1996-1997, p. 4) précisent que « l’identité est aujourd’hui conçue comme résultat de constructions et de stratégies, en constante évolution, en décomposition et en recomposition ». Les travaux de Sélim Abou (1981) soutiennent la même thèse en éclairant les processus d’acculturation et en montrant avec justesse qu’il y a dans la vie des immigrés, une

dynamique obligée de travail de la mémoire, de déconstruction et de reconfiguration identitaire.

Altay Manço (1999) interroge pour sa part des stratégies identitaires des immigrants engagés dans les démarches d’intégration sociale et culturelle et les effets de ces dites démarches sur leur processus de reconstruction identitaire. À la suite de Camilleri (1996), Mata Barreiro (2004) parle « d’identité migrante ». Il s’appuie pour ce faire sur les travaux des historiens Andrée Courtemanche et Martin Pâquet (2001) qui portent sur l’étude de l’expérience migratoire et qui offrent une base théorique susceptible de faciliter la compréhension de ce concept.

D’après Mata Barreiro (2004, p.40), l’identité migrante se comprend comme un ensemble complexe fait d’identité personnelle et d’identité sociale, d’identité souhaitée et d’identité perçue, d’un rapport à soi de type perceptif et réflexif et d’un rapport aux autres. À la lecture des travaux de Courtemanche et Pâquet (2001), il apparaît que l’identité a une dimension réflexive et ontologique qui renvoie à soi- même et une dimension pragmatique qui renvoie à autrui. Bouche-Florin, Skandrani, & Moro, (2007) s’inspirent des travaux de Camilleri et Vinsonneau (1996) pour expliciter ces différentes dimensions et fonctions de l’identité en ces termes :

La dynamique identitaire nécessite une négociation du sens, de la valeur et d’autrui. Par la fonction ontologique de la dynamique identitaire, l’individu investit une structure de sens et de valeurs qui lui procure son unité interne. Par la fonction pragmatique, il tente de s’adapter aux exigences de l’environnement tout en négociant ce qu’il veut être. La cohérence entre ces deux fonctions est fournie par le système culturel : l’individu s’étaye sur ce système culturel pour développer une variante personnelle d’une identité sociale commune aux membres d’un groupe culturel (2007, p. 215).

L’identité migrante en tant qu’identité personnelle est à envisager alors comme un ensemble organisé de sentiments, de représentations, d’expériences vécues sur un fond d’expériences du passé et de projets d’avenir. Lorsqu’on considère l’identité migrante sous son versant d’identité sociale, on tient compte de l’influence du regard des autres, de la visibilité, de la reconnaissance voire même du sentiment

d’appartenance. On navigue alors entre l’identité perçue versus l’identité souhaitée par le sujet migrant.

L’exilé est un sujet en migrance, son identité est donc également migrante. Il assume que cette constante mouvance à la fois territoriale, culturelle et linguistique a et aura toujours une incidence certaine sur sa dynamique identitaire. J’emprunte le concept de « migrance » à Emile Ollivier (1999, p. 171), pour tenter de dire avec lui la douleur, la souffrance, la perte de repères, de racines et d’une certaine forme de naturalité, tout en nommant une posture distanciée faite de vigilance, d’errance et de mouvement continu.

Figure 21 : Les composantes de l’identité migrante selon Mata Barreiro (2004)

Rapport à soi

Identité sociale

Identité perçue

Rapport aux

autres

Identité souhaitée

Identité

personnelle

L’identité migrante n’est donc pas linéaire. Elle se construit comme un processus cyclique d’augmentation plutôt que de soustraction, même si parfois le sujet a le sentiment d’être amputé d’une part de lui-même. Le sujet migrant coupé de son territoire, de sa région ou de son pays d’origine est parfois obligé de vivre dans une langue seconde dans une culture autre et se voit alors engagé presqu’à son insu, dans un processus d’acculturation et par conséquent, de reconstruction identitaire. Dans un premier temps, c’est la dialectique identité personnelle versus identité

sociale qui est mise en tension. La figure suivante présente en détails les enjeux qui

Figure 22 : Les différents éléments qui constituent l’identité personnelle et sociale à l’intérieur de l’identité migrante selon Camilleri (1996)

Comme on peut le lire au chapitre trois, il y a bien une phase pré-émigration qui est évidemment propre à chaque histoire et qui joue un rôle important dans le parcours de reconstruction identitaire du sujet migrant. On voit par exemple dans notre histoire familiale deux dynamiques différentes de l’expérience vécue dans la phase pré-migratoire. Si ma mère a quitté le pays par choix pour des raisons académiques, mon père, mon frère et moi avons plutôt été obligés de fuir la guerre. Il

Identité migrante Identité personnelle Sentiments Représentation Expérience vécue Projets d'avenir Identité sociale L'influence du regard des autres Visibilité Reconnaissance Sentiment d'appartenance

faut noter cependant que même ma mère a dû par la suite rester au Canada, alors que son choix premier était de rentrer au pays après ses études.

Il semble évident qu’une expatriation forcée n’a pas les mêmes effets sur la psyché, la vie et les processus d’adaptation des personnes exilées, qu’une immigration choisie. Les différents contextes traversés par les populations migrantes déterminent le parcours de déconstruction et de reconstruction identitaire qu’elles vivent.

La personne réfugiée arrive sous contrainte et sans avoir choisi ni le départ ni la destination; elle ne maîtrise pas le nouvel environnement, dit « société d'accueil », pas plus que son avenir. Ce n'est pas qu'elle ne le maîtrise pas du tout, mais un temps relativement important se déroulera entre le moment d'arrivée et le sentiment que quelque chose pourrait être maîtrisé. (Saillant et Truchon, 2008, p. 11)

Dans le même ordre d’idées, Nathalie Gordon (2010) souligne que les personnes dites réfugiées, aux identités potentiellement ébranlées, ambiguës, fragmentées et plurielles sont de plus en plus nombreuses. Elles expérimentent plus souvent qu’autrement et de façon violente les répercussions de la globalisation sur leur histoire de vie : « L'identité individuelle et collective dans ce processus de migration est directement affectée et doit se (re)construire dans et avec les paramètres posés par la société d'accueil » (Gordon, 2010, p. 9).

En effet, revisiter mon parcours migratoire et les parcours des différents membres de ma famille m’a permis de constater avec acuité que la mise en contact avec des nouvelles personnes, langues, cultures, territoires, autres manières de vivre et de voir le monde ainsi qu’avec les politiques d’intégration dans le pays d’accueil ont une influence majeure sur les processus d’acculturation des personnes immigrantes et réfugiées.

En effet, comme le rappelle avec pertinence Alexis Nouss (2015), l’expérience migratoire nous met plus souvent qu’autrement à la merci de machines administratives dont dépendent malheureusement la vie et la cohérence identitaire des immigrants et de leurs enfants.

Pour cet auteur, l’identité du migrant est tributaire des décisions prises par autrui et souvent, selon des logiques qui lui échappent totalement. Que ce soit par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), l’Organisation Internationale pour les Migrations (OIM) ou autres institutions étatiques chargées de gérer les questions migratoires dans les différents pays, le migrant ou le demandeur d’asile se trouve en situation de soumission, obligé d’attendre avec angoisse la sentence qui fera de lui soit un réfugié, soit un refusé, ou encore un clandestin lorsqu’il échappe à leur contrôle et à leurs grilles dénominatives si j’emprunte l’expression de Nouss.

La condition exilique, elle, demeure car elle appartient à l’exilé, qu’il soit accepté ou rejeté par la société d’accueil, aujourd’hui ou demain. C’est une identité pleine, revendiquée et il y fonde sa subjectivité autant que l’assise de ses droits; il y niche sa mémoire et y installe son futur. (Nouss, 2015, p. 40)

L’identité migrante se construit donc dans une permanente interaction entre la vie intérieure du sujet et les situations, les contingences et environnements où il est inscrit.

Mon identité était aussi errante que mon statut migratoire. Je n’avais plus ma citoyenneté rwandaise et pour des raisons que j’ignorais […], ma famille et moi n’arrivions pas encore à obtenir la citoyenneté canadienne. C’était à la fois une souffrance, une réelle énigme et une faille identitaire. […] J’étais apatride. Moi et tous les miens nous étions apatrides. C’était assez proche d’être indésirable. J’avais un besoin criant de me trouver des assises identitaires rassurantes, de sortir de mon errance existentielle. (Niwemugeni M-A, journal de recherche).

Comme le montre la figure suivante, c’est la mise en contact du sujet avec différents éléments qui peuplent son parcours, voire les environnements auxquels

l’expose son expérience migratoire qui lui sert de matériaux de construction d’une identité en mutation. Ces différents facteurs sont clairement présentés ici.

Figure 23 : Les différents facteurs qui influent sur la construction de l’identité migrante selon Nouss (2015)

5.1.2 La crise identitaire en postcolonie : une question d’aliénation