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L A FRACTURE ET L ’ ERRANCE IDENTITAIRE

CHAPITRE III RÉCIT DE MIGRATION

3.10 L A FRACTURE ET L ’ ERRANCE IDENTITAIRE

Quelques mois passèrent avant que mon frère et moi ne commencions à parler couramment québécois, comme tous les autres enfants. La progression de la maîtrise de notre nouvelle langue était aussi rapide que l’oubli du kinyarwanda, malgré l’insistance de notre mère pour que nous parlions notre langue maternelle à la maison. Un jour, elle m’a demandé en kinyarwanda d’aller chercher un balai « umweyo » et je lui ai apporté du sel

« umunyu ». Elle ne comprenait pas pourquoi et elle m’a grondé en me disant que ce n’était

pas ce qu’elle m’avait demandé. Et, moi tout naturellement, je lui ai répondu en français en disant que je croyais que c’est ce qu’elle voulait. Cette nouvelle manie que j’avais de lui répondre en français lorsqu’elle me parlait en kinyarwanda semblait ne pas lui convenir et elle me l’a fait clairement savoir. Elle m’a dit que je devais lui répondre en kinyarwanda lorsqu’elle me parlait en kinyarwanda.

Sa réaction m’a fait éclater et je lui ai fait une crise en lui disant qu’elle n’avait pas le droit de me forcer à parler une langue que je n’aime plus, d’un pays que je n’aime plus et qui ne sait que me faire souffrir. J’ai ajouté que c’était facile pour elle, car elle n’était pas là pendant la guerre et que cette langue n’évoquait pas de mauvais souvenirs pour elle. À partir de ce jour, nous n’avons plus reparlé de ce sujet. Ma mère s’est mise à me parler exclusivement en français. Sans qu’on s’en rende compte, j’avais complétement oublié ma langue alors que cela faisait seulement trois mois que j’étais au Québec. J’avais totalement refoulé ma langue, loin au fond de ma mémoire. Le fait de dessiner et d’écrire avait beaucoup fait diminuer mes cauchemars et mes égarements diurnes, mais après avoir cessé de parler kinyarwanda, ils ont cessé complétement.

Le français était donc devenu ma langue refuge, elle était imperméable aux cauchemars liés à mon expérience de la guerre. Elle venait de signer ma fracture identitaire, c’était la langue de celle qui avait perdu son pays, son territoire, sa famille, sa langue. J’étais devenue autre, je n’avais rien à voir avec cette petite fille de huit ans aux yeux terrorisés qui était arrivée à l’aéroport de Mirabel. C’est seulement une quinzaine d’années plus tard, que je vais commencer à regretter de ne pas savoir parler le kinyarwanda, de ne pas savoir écrire ou pouvoir comprendre ma langue maternelle. J’ai alors réalisé que c’était une grande perte sur le plan intellectuel, social, relationnel et identitaire. Je me suis mise à espérer que je pourrais un jour me réapproprier ma langue, mais je n’étais pas encore prête, malgré la honte que je vivais de ne pas pouvoir communiquer avec ma famille et mes compatriotes dans notre langue commune.

La perte du kinyarwanda fut bénéfique pour un temps. Je crois que cet oubli m’a protégée d’une grande décompensation psychique car je n’arrivais plus à m’adapter. Cependant, il signait une forme de divorce avec moi-même, ma culture, mes racines et notre douloureuse histoire. J’en avais grandement besoin mais cela m’a mise sérieusement en errance identitaire. Je ne m’en rendrai compte en fait qu’à la fin de mon adolescence. Je me souviens, j’étais au Cegep lorsque je me suis rendu compte que ne parlant plus

kinyarwanda, je ne pouvais plus me considérer Rwandaise car les vrais Rwandais parlaient leur langue. Je n’arrivais pas non plus à me considérer Canadienne ou Québécoise.

Bien que je me sentais bien ici, que j’arrivais à me sentir chez moi, je n’arrivais pas vraiment à m’identifier aux gens d’ici. Je me sentais trop différente et je me souvenais très souvent que je venais de loin. Mon identité était aussi errante que mon statut migratoire.

Je n’avais plus ma citoyenneté rwandaise et pour des raisons que j’ignorais, malgré les années qu’on avait passées ici, ma famille et moi n’arrivions pas encore à obtenir la citoyenneté canadienne. C’était à la fois une souffrance, une réelle énigme et une faille identitaire. Vivre en apatride, devoir l’écrire année après année sur différents formulaires, était une épreuve sans nom. En 2006, je suis devenue une résidente permanente apatride. J’ai été une réfugiée au Canada pendant douze ans avant de pouvoir devenir résidente permanente, mais encore là, j’étais apatride. Moi et tous les miens étions apatrides. C’était assez proche d’être indésirable. J’avais un besoin criant de me trouver des assises identitaires rassurantes, de sortir de mon errance existentielle. Je ne savais plus qui j’étais. Je ne savais pas non plus qui je voulais ou pouvais devenir.

À l’époque je voulais voyager et j’avais obtenu, à la place d’un passeport, un titre de voyage pour personnes protégées par les Nations Unies, au sens de la convention de Genève de 1951 relative au statut des réfugiés. Comme apatrides et réfugiés nous étions au Canada mais sous tutelle des Nations Unies. Ce document de voyage permet d’aller dans tous les pays sauf le pays d’origine de la personne qui en est détentrice. Il ne m’aurait donc pas permis d’aller au Rwanda si je l’avais voulu. Évidemment, je n’étais pas prête à y aller. Mais j’avais l’appel de l’Afrique. C’est ainsi que j’ai décidé d’aller au Bénin où de très proches amis rencontrés au Québec m’ont accueillie. J’y allais en quête de mon africanité.

À ma grande surprise, j’y ai trouvé un peu de mon africanité, mais j’y aussi découvert à quel point en Afrique, j’étais devenue étrangère et que je regardais l’Afrique non pas à travers des yeux d’un enfant du continent, mais à travers des lunettes plutôt occidentales. Je me souviens d’avoir été choquée de voir des aides ménagères dans presque toutes les

maisons où j’allais, alors que j’avais grandi dans un tel système. J’avais complétement oublié cet aspect de ma vie passée. Je me souviens que je tombais malade à cause de l’eau et de la nourriture qui étaient étrangères à mon corps.

Ma flore intestinale n’était plus adaptée à la vie sur mon continent natal. J’en étais bouleversée. Je me disais en ces temps-là : « Oh mon Dieu ! Je suis tellement devenue blanche ». Ça me troublait au plus haut point. D’ailleurs, les gens là-bas me considéraient Canadienne et non Rwandaise.

Malgré tout, ce voyage m’a fait retomber en amour avec le continent africain, et je me suis promis d’y retourner. L’année suivante, je suis allée en Belgique pour 5 mois où j’ai réalisé mon stage de fin d’études collégiales en Techniques d’éducation spécialisée. Ce stage en Belgique était une belle opportunité pour moi de renouer avec mes origines vu la présence d’une partie de ma famille maternelle et d’un grand nombre de Rwandais en Belgique. J’en ai donc profité pour côtoyer des membres de ma famille qui avait obtenu l’asile là-bas suite au génocide et à des années de galère dans différents pays et camps de réfugiés. J’ai donc vécu de belles retrouvailles avec ma famille et avec plusieurs aspects de la culture Rwandaise. J’étais souvent ravie d’entendre parler kinyarwanda dans le métro de Bruxelles. Encore une fois, je me rapprochais de la culture Rwandaise, mais, je prenais conscience au contact des Belges et des Rwandais de Belgique, de l’ampleur de ma Québécitude, autant dans ma mentalité que dans ma façon de parler. J’essayais parfois de parler avec un accent neutre, mais on finissait toujours par y déceler le Québécois. Je me souviens aussi d’avoir été confrontée au racisme de certains Belges, jusqu’à temps qu’ils m’entendent parler.

En entendant mon accent québécois ils s’exclamaient : « Aaah, mais vous êtes canadienne ! » Leur attitude hautaine et méprisante à l’égard de la noire que j’étais se transformait soudainement en gentillesse et en sympathie envers la Canadienne. Ça me faisait vivre une colère inimaginable. Je n’avais jamais vécu ce genre de situation au Québec.

Je me retrouvais pour la première fois de ma vie dans une dynamique relationnelle marquée par les rapports colonisateurs-colonisés. Je me suis alors rendu compte que je n’étais pas simplement en Belgique mais que j’étais chez ceux qui avaient colonisé mon pays d’origine, dominé et humilié notre peuple. Même si la colonisation était officiellement finie, elle demeurait bien présente dans les relations et dans les mentalités que j’observais en Belgique. Je vivais ça douloureusement et je bénissais le ciel de vivre au Québec.

Au cours de mon stage en Belgique, j’ai eu l’occasion d’aller au Niger pendant deux semaines, en tant qu’éducatrice-accompagnatrice d’un groupe de sept jeunes Belges qui allaient vivre une expérience d’échanges interculturels. On allait soutenir un projet d’agriculture à Niamey en partenariat avec de jeunes Nigériens. J’étais emballée par ce deuxième séjour en Afrique de l’Ouest, qui se présentait dans ma vie à moins d’un an après mon retour du Bénin. Cette fois, j’ai été confrontée pour la première fois à des occidentaux qui s’en allaient en Afrique avec l’impression d’aller sauver les pauvres petits Africains. J’ai été témoin des attitudes méprisantes, condescendantes qui m’étaient totalement insupportables. Dans ces conditions, je me sentais plus Africaine que Québécoise et j’essayais de leur faire comprendre que l’Afrique n’avait pas besoin d’être sauvée, qu’elle avait besoin d’être respectée. J’espérais qu’ils puissent se départir de « leur complexe du

sauveur blanc » et de ce regard misérabiliste et blessant qu’ils portaient sur ce continent et

sur ce peuple.

À la fin de ce séjour, j’ai demandé aux participants, qui parmi eux avait réussi à sauver les Africains. Personne n’a levé la main, mais tous ont affirmé avoir reçu plus qu’ils avaient donné, ce qui a rendu l’Africaine et la stagiaire en moi très heureuse et fière de voir le complexe du sauveur blanc transformé en humilité. Ainsi donc, être en Afrique avec des occidentaux me faisait vivre des enjeux parfois difficiles qui avaient pour effet de renforcer mon identité africaine. Cependant, le sentiment d’errance identitaire ne disparaissait pas. Le retour en Afrique avait son effet, mais ce n’était pas suffisant.

CONCLUSION

Je savais que j’avais encore du chemin à faire pour me rebâtir identitairement parlant. Cette errance identitaire et existentielle se manifestait par ailleurs dans ma vie dans mes choix d’études.

Comme je disais précédemment, j’ignorais qui j’étais, ce que je voulais et pouvais devenir. Je ne savais donc pas quoi choisir comme filière d’études à l’université. Je venais de terminer ma technique en éducation spécialisée. Je me demandais s’il fallait aller étudier en psychoéducation, en travail social ou encore en psychosociologie. La dernière option m’appelait beaucoup, je voyais bien des amis se déployer en faisant ce programme mais je résistais. C’était trop proche de ma mère qui enseignait dans ce programme, alors que j’avais besoin de percevoir mes propres contours. Je travaillais à l’époque au centre de prévention du suicide et d’intervention de crise du Bas-Saint-Laurent. Je savais que je ne voulais pas passer toute ma vie au contact des gens désespérés.

J’étais fatiguée de côtoyer la mort au quotidien. Je savais que j’aimais le Québec et la langue française. Je savais que j’aimais l’écriture et la littérature. J’ai donc pris la décision d’aller faire une formation pour devenir enseignante de français au secondaire. Mais mes cours d’enseignement et surtout mes deux premiers stages ne me motivaient pas suffisamment. Je m’ennuyais royalement dans mes cours et la culture enseignante que je rencontrais dans mes stages était loin de pouvoir m’encourager. Aussi, je n’avais plus le sentiment d’avancer sur les questions qui me préoccupaient profondément et qui faisaient sens pour moi. J’ai donc abandonné ce programme et j’ai pris la décision de demander une admission à la maîtrise en étude des pratiques psychosociales, sur la base de mon expérience personnelle et professionnelle. Je suis entrée dans ce programme avec la ferme intention de m’adresser à mes questionnements liés aux phénomènes migratoires et aux crises identitaires.

C’est donc un grand besoin de sortir de cette dislocation identitaire et de cette errance existentielle qui a guidé ma démarche de recherche et de formation à la maîtrise. Le

chapitre suivant témoignera donc de mon parcours de transformation identitaire et de renouvellement de ma pratique professionnelle.