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CHAPITRE III RÉCIT DE MIGRATION

3.1 L’ APPEL DE L ’ AILLEURS

Il n’est rien de plus encombrant ni de plus aliénant qu’une image de soi et de sa place dans le monde qui se nourrit des désirs et du discours des autres.

Aminata Traoré (2002) Mon parcours migratoire, bien qu’initié par des événements inattendus occasionnés par la guerre qui s’est abattue sur notre pays, semblait répondre à un fantasme d’enfant. En effet, déjà toute petite, j’avais un appel de l’ailleurs. Un ailleurs que je ne connaissais guère, mais que je prenais un malin plaisir à imaginer, alimentée par les récits de voyages de mes parents ainsi que quelques films occidentaux que j’avais eu la chance de voir. Ce rêve, je le partageais avec mes jeunes amis et on le nourrissait par nos conversations. Pour nous, l’ailleurs était un territoire lointain où des gens à la peau blanche parlaient français. Ces gens étaient riches de biens matériels et étaient à l’avant-garde de la technologie. Ils demeuraient dans d’énormes maisons toutes plus luxueuses les unes que les autres et cohabitaient avec des chiens et des chats à l’intérieur de la maison, ce que je trouvais d’ailleurs fort farfelu. Ils avaient de grandes antennes paraboliques et pouvaient regarder des centaines de chaines de télévision.

Cet appel de l’ailleurs, en particulier de l’Occident, témoignait à mon insu d’un lourd héritage psychologique de l’expérience coloniale qu’avaient connu bien avant ma naissance mon pays natal comme tout le reste du continent africain. Il y avait, bien ancrée dans notre inconscient collectif de subsahariens comme dans mon imaginaire de petite fille d’Afrique des grands lacs, cette idée bien triste que tout ce qui est beau et désirable venait certainement d’ailleurs.

D’après Carl Gustav Jung (1996), il est clair qu’en plus de notre conscience immédiate, il existe un autre système psychique de nature collective et impersonnelle qui traverse tous les individus au sein d’une même culture. L’inconscient collectif n’est donc pas un construit individuel dans la mesure où il est hérité. Il est composé d’archétypes, qui

sont des formes préexistantes qui agissent comme des métaphores donnant sens aux choses, aux expériences et aux contenus psychiques. » J’étais encore si jeune et j’avais déjà intégré que ce qui était réellement digne d’intérêt ne pouvait parvenir que de cette Europe digne de respect et source de toute connaissance. Cet imaginaire d’enfant s’est forgé dans un environnement postcolonial, dans un inconscient collectif de colonisés, au sein d’une société qui associait plus souvent qu’autrement le bien, le beau et l’évolué à la culture du colonisateur et le moins bien, le honteux et le rétrograde à nos peuples aux imaginaires violés et aux cultures bafouées de pays colonisés et dominés.

Le mépris de moi-même, des miens, de notre culture et de tout ce que produisait ma terre d’origine s’était immiscé dans ma psyché sans que je ne le sache. Comme dirait Léonora Miano (2012), nos aînés l’avaient semé dans l’air que nous viendrons respirer après eux. J’étais donc déjà bien inscrite dans ce complexe africain que décrivait si bien Frantz Fanon (1952) dans son légendaire livre Peau noire masque blanc, lorsqu’il affirmait vouloir aider le peuple noir à se libérer de l’arsenal complexuel qui a germé dans son esprit dans le contexte colonial. Dans le même ordre d’idées, le Dr. Phillip W. Rosemann (1998), professeur de philosophie à l’université de Dallas, affirme qu’il plane un énorme nuage d’aliénation collective sur le continent africain, en raison des siècles d’esclavage et de colonisation.

Nul doute que l'Afrique, ses gens et ses cultures n'aient été marginalisés par l'Occident, nul doute que l'Afrique (surtout l'Afrique Noire) ne fût pendant longtemps conçue comme l'absolument « autre » de l'Ouest : un continent sans culture et civilisation, habité de sauvages sous-humains. La tragédie de l'Afrique, c'est que cette conception ne lui est pas restée extérieure, mais l'a envahie avec les colonisateurs et esclavagistes blancs, non sans marquer profondément la population indigène elle-même. Ainsi l'histoire a-t-elle forcé les Africains à tenter de se penser et de se comprendre à partir d'une situation de marginalisation et d'oppression, c'est-à-dire à partir d'une situation où ils n'étaient que les « autres » des Blancs. (Rosemann, 1998, p. 86)

Cette histoire sombre du continent a laissé des traces profondes dans l’imaginaire des populations qui se transmettent de génération en génération. Encore aujourd’hui, l’Afrique peine à se sortir des étiquettes et des catégories imposées par des influences extérieures à

elle, en l’occurrence l’Occident. Les Africains sont alors enchaînés dans une logique aliénante transmise par les colons et les esclavagistes qui les ont jugés défavorablement, sous-estimés et souvent déshumanisés. Se penser en dehors de ces paramètres est alors un défi de taille pour les fils et les filles du continent noir. Je peux voir aujourd’hui que je viens de cette histoire et que ma quête identitaire ne peut pas faire l’économie de regarder en face cette aliénation dont parlent Fanon, Rosemann et bien d’autres.

Je comprends mieux cette idéalisation systématique de l’autre et de l’ailleurs, en l’occurrence de l’homme blanc, de sa langue, de sa culture et de son territoire ainsi que du désir de s’en rapprocher qui pousse encore aujourd’hui, pour des raisons diverses, les enfants de mon continent à braver la mort dans les traversées risquées du désert du Sahara comme de la Méditerranée. J’y perçois surtout avec beaucoup de tristesse une sous- estimation systématique de nous, de nos peuples, de nos cultures, de notre couleur de peau, de nos langues, de nos pays et de notre continent, qui témoigne de cette même aliénation.