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l’opposition des deux infertilités

2. U NE APPROCHE RELATIONNELLE ET TEMPORELLE

Nous conduirons notre étude en mobilisant une approche qualifiée de « relationnelle » et temporelle dans la lignée de travaux déjà existants. L’ « approche relationnelle » s’est d’abord développée en anthropologie à partir des travaux de Marcel Mauss (2007 [1925]), puis de Marilyn Strathern (1990).

En développant cette approche, Marilyn Strathern a fortement contribué à l’évolution des études de genre (1990). En étudiant les sociétés mélanésiennes, Strathern développe une conception de la personne et de ses statuts qui ne repose pas sur une vision identitaire, mais sur les relations à autrui. Le genre, considéré jusqu’alors en occident comme un attribut identitaire des personnes, exclusivement binaire, a alors été appréhendé comme une modalité des relations sociales des personnes (Strathern, 1990 ; Alès et Barraud, 2001 ; Théry, 2010 ; Hérault dans Steinberg, 2013). Selon cette approche, « les relations fondent les personnes y compris dans leur matérialité (le corps) et les organes et les substances fondent conjointement les relations car le corps n’est pas seulement ce qui nous identifie, il est aussi ce qui nous relie aux autres. » (Hérault dans Steinberg, 2013 : 176). Il est dès lors envisageable d’appréhender la mobilité et la pluralité des statuts des personnes, fondés par leurs relations multiples. Pour exemple de recherches mobilisant cette approche, nous présentons celles inscrites dans le champ des études de l’AMP, à la suite desquelles nous inscrivons nous-mêmes notre travail.

L’approche qualifiée de « relationnelle » a été développée par Irène Théry pour analyser le genre et la parenté (Théry, 2007, 2010, 2011). Dans la lignée de Mauss et plus largement de l’anthropologie de la parenté, elle appréhende la parenté comme un « système d’attentes relationnelles » : elle repose sur des statuts entièrement relatifs et relationnels, modalisés par les distinctions de genre, d’âge et de génération, elles- mêmes relatives et relationnelles. Les statuts fondés par les relations sont variables d’une société à une autre et d’une époque à une autre car ils sont dépendants des règles, des valeurs, des droits, des devoirs, des interdits, autrement dit, des significations sociales. La parenté, comme toute institution, évolue au cours du temps et est soumise à des métamorphoses (Godelier, 2004). Irène Théry explique alors que le problème est que « chaque grande métamorphose de l’institution passe par une crise

des formes antérieures, inadaptées ou tombées en désuétude, et cette crise réactive la tentation de définir un « vrai parent », un « vrai couple », une « vraie famille », autrement dit la tentation que connaît la société individualiste comme toutes autres, de « naturaliser ses conventions » (Douglas, 1999 : 68). » (Théry, 2011). C’est dans cette sociohistoire dit-elle qu’il faut replacer les débats sur l’AMP afin de comprendre qu’ils s’inscrivent dans une transformation plus globale de la parenté. Elle aborde la question de la levée de l’anonymat du don de gamète en France dans cette perspective et critique l’opposition entre « parent biologique » et « parent social » alors au centre des débats qui nient la dimension pourtant aussi éminemment sociale de la parenté et du corps. Afin d’éclairer la pratique d’engendrement par tiers-donneur en AMP, elle analyse les rôles, actions, statuts de chacun des protagonistes intervenants, dans une approche relationnelle lui permettant de déconstruire l’idée de la procréation comme un acte purement et strictement biologique. Nous avons présenté dans le chapitre précédent son apport sur le sujet par la distinction qu’elle opère entre procréer et engendrer. Ajoutons simplement ici qu’en éclairant les rôles de chacun des protagonistes participant à un « don d’engendrement », Théry développe ainsi plus largement une critique du modèle d’« AMP thérapeutique ». En dévoilant le rôle du donneur d’engendrement, elle met au jour du même coup le modèle « ni vu ni connu » et montre en quoi le modèle d’« AMP thérapeutique » n’a rien de tel puisqu’il organise une pseudo procréation charnelle en évacuant dans l’ombre le donneur. Elle montre, par ce cas d’étude, que la formulation du cadre bioéthique ne correspond pas à la réalité de la pratique de l’AMP avec don, puisque l’AMP ne guérit pas la personne infertile mais opère un arrangement social en recourant à une tierce personne fertile. Son étude spécifique du don en AMP dévoile l’existence d’un écart entre le discours du modèle bioéthique et la pratique de l’AMP et lui permet ainsi d’élaborer une critique du modèle d’« AMP thérapeutique ».

Pour notre part, nous nous demanderons si l’on retrouve et si l’on peut développer cette critique dans le cadre de l’AMP intraconjugale, sans recours au don. Irène Théry a en effet développé sa critique à partir des cas où l’AMP ne traite pas l’infertilité (don), pour notre part, nous questionnerons le modèle bioéthique de l’AMP française dans les cas où l’on accepte de « traiter » l’infertilité féminine liée à l’âge.

Dans la lignée des travaux d’Irène Théry, une autre recherche récente nous incite à poursuivre les études en AMP dans une perspective « relationnelle ». Dans sa thèse de doctorat portant sur « les statuts de l’être anténatal », Anne-Sophie Giraud aborde également son objet d’étude dans cette approche relationnelle et temporelle, alliée à une perspective analytique maussienne (2015, 2014a, 2014b). Elle observe le fait que les débats relatifs au statut de l’ « être anténatal », « centrés sur l’opposition chose/personne et biologique/social » mettent toujours de côté la question de la temporalité (Giraud, 2015 : 81). Elle explique que « cette dimension est pourtant centrale, si ce n’est fondamentale dans un processus où l’être anténatal passe de « rien » à « tout », de la non-vie à une vie autonome, à la fois biologiquement et socialement » (Ibid.). En mobilisant l’ « approche relationnelle maussienne » développée par Théry et à partir de deux terrains d’enquête différents que sont l’AMP et la mort périnatale, elle montre que l’ « être anténatal » possède différents statuts successifs qui ne sont pas seulement liés à ses caractéristiques internes, mais aussi à ses significations sociales et à la façon dont il se trouve placé ou non dans un processus d’engendrement.

Un des apports de l’approche relationnelle est de prendre également en compte la temporalité. Cette dimension est nécessaire afin d’éviter « de figer la vie sociale dans une sorte d’atemporalité abstraite, mais aussi d’organiser ses représentations à partir d’un individu abstrait et figé dans le temps. » (Théry, 2007 ; Giraud, 2015 : 86). Les statuts fondés par les relations évoluent au cours du temps à l’échelle des sociétés mais aussi à l’échelle des individus. Théry rappelle que « la parenté est par définition un système de transmission de statuts, au sein duquel l’individu va circuler de sa naissance à sa mort » (Théry, 2011 : 167). Cette prise en compte conjointe des relations et de la temporalité a permis à Anne-Sophie Giraud de montrer comment l’« être anténatal » peut avoir des statuts variables entre personnes mais également pour une même personne au fil du temps, en fonction de ses projets mais aussi de ses expériences précédentes. Par exemple dans le cadre de l’AMP, un embryon pourra successivement être considéré comme un « bébé potentiel » ou un « amas de cellule » au fil des expériences d’échec lors du parcours médical. Elle montre l’existence d’une « palette morale des attitudes » de la part des « engendreurs » (2015). Son travail dévoile ainsi l’importance du sens donné à la relation et de la prise en compte de la temporalité pour mettre au jour les qualifications multiples de l’« être anténatal ».

Mobiliser nous-mêmes l’approche relationnelle nous permettra ainsi d’appréhender l’infertilité féminine liée à l’âge non comme un élément isolé de son contexte, mais comme un élément inscrit dans un tissu relationnel complexe prenant place dans une société dotée de significations sociales, soit des normes, des valeurs, des droits, des devoirs, des interdits. Nous aspirons ainsi à pouvoir appréhender l’infertilité non seulement comme celle d’un corps, au sens de biologique, mais aussi et surtout comme celle d’une personne, inscrite dans un réseau relationnel. Dans cette voie, nous souhaitons mener une critique du modèle bioéthique qui oppose d’une part l’infertilité « pathologique-biologique-légitime », à l’infertilité « normale-sociale- illégitime » d’autre part. Il s’agit d’un des apports essentiels de cette approche qui permet de sortir des alternatives entre nature et culture ou biologique et social, correspondant à une vision occidentale du corps et de la personne. Un autre intérêt majeur de cette approche est la prise en compte de la temporalité. Nous appréhenderons le passage de la fertilité à l’infertilité en prenant en compte la dimension temporelle de ce processus. L’infertilité liée à l’âge est déjà présentée par les médecins comme un phénomène graduel. Toutefois, ce n’est pas pour autant que la temporalité du processus d’infertilité se trouve questionnée dans les discours sociaux et dans le modèle bioéthique de l’AMP. C’est l’objectif que nous nous fixons. Prendre en compte la façon dont l’infertilité est appréhendée, traitée, vécue, et les représentations qui l’entourent, provenant des différentes personnes gravitant autour de cet évènement, nous permettra de déconstruire l’alternative entre infertilité « normale » et « pathologique ». Nous remettons effectivement en cause le fait que l’infertilité soit appréhendée comme étant toujours soit purement « biologique et pathologique », soit purement « sociale et normale ». Le processus lent du déclin progressif de la fertilité féminine oblige à prendre en compte la temporalité de l’infertilité et permet de questionner de manière particulière et importante l’opposition du modèle normatif de l’AMP.