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Les résultats que nous allons présenter au sein de cette partie sont issus d’une grande enquête collective portant sur les asymétries masculins/féminins et la question

de la temporalité en AMP. Le projet initial de l’enquête est parti du constat suivant :

Les recherches en sciences sociales consacrées à l’assistance médicale à la procréation se sont centrées au départ assez strictement sur la description et l’analyse des situations et des problèmes très spécifiques, issus des processus nouveaux de reproduction (don de sperme, diagnostic préimplantatoire, ICSI, don d’ovocyte, don d’embryon, etc.), avant de s’ouvrir à une réflexion plus large. Désormais, à la frontière des nouvelles technologies de la reproduction et de la bioéthique, se déploie un nouveau champ de recherche sociologique sur l’AMP : celui des nouveaux défis de la parenté.

Les spécialistes des « nouveaux défis de la parenté » s’accordent à considérer que l’AMP en général (et l’AMP avec dons en particulier) est un révélateur exceptionnel de l’évolution contemporaine des représentations et des normes sociales de la famille (Courduriès, 2016, 2014 ; Courduriès et Fine, 2014 ; Courduriès et Herbrand, 2014 ; Porqueres i Gené, 2009 ; Théry, 2011, 2016 ; Théry et Leroyer, 2014 ; Gross, 2015, 2012 ; Hérault, 2015, 2014). Les diverses situations d’AMP sont un indice tangible d’évolutions sociales très importantes. Elles sont aussi un lieu où ces évolutions souvent silencieuses et difficiles à appréhender sont explicitées, discutées au plan psychologique, social, éthique et juridique, autrement dit, mises en forme socialement. De plus, la diversité des situations d’AMP témoignent non seulement des évolutions de la famille contemporaine, mais elles y contribuent aussi directement et activement en modifiant concrètement les conditions dans lesquelles peut être envisagé un engendrement aujourd’hui.

Des questions telles que : Qu’est-ce qu’une mère ? Qu’est-ce qu’un père ? Qu’est-ce qu’être fils ou fille de quelqu’un ? Qu’est-ce qu’un couple ? Qu’est-ce que la filiation ? Qu’est-ce qu’une famille ? Qu’est-ce qu’une génération ? Qu’est-ce qu’engendrer ? Qu’est-ce que faire un don pour que d’autres engendrent ? Qu’est-ce qu’une lignée ? Qu’est-ce que l’accès aux origines ? Autant de questions qui sont désormais posées avec acuité (et parfois inquiétude) tant les repères qui paraissaient les plus immuables paraissent vaciller.

Nombre de ces questions auraient pu surgir indépendamment du développement des nouvelles technologies de la reproduction, comme le montre le cas aujourd’hui bien documenté des questions soulevées par les recompositions familiales après divorce, ou celui de l’évolution des pratiques d’adoption en Europe et en Amérique du Nord (Martial, 2003, 2016 ; Martial et Segalen, 2013 ; Cadoret, 2012). Cependant, il semble avéré que la rencontre entre d’une part, un contexte d’évolution rapide et profonde des mœurs en matière de parenté, et d’autre part, la découverte puis l’usage généralisé d’un certain nombre de techniques nouvelles d’AMP, démultiplie les possibilités et donc accroit cette interrogation sur les repères, les références et les valeurs communes. Le grand débat bioéthique lancé en France en 2008 dans la perspective de la rénovation de la loi en 2011 en a témoigné clairement.

En outre, nombre de questions sont désormais indissociables du contexte international : la France a de nombreux échanges avec des pays proches où la pratique de l’AMP est plus libérale et /ou moins encadrée juridiquement, et il ne semble pas que la dénonciation de ce que certains nomment péjorativement le « tourisme procréatif » soit à la hauteur des enjeux sociaux et juridiques que suscite la transformation des pratiques familiales liées à la mondialisation.

C’est dans ce contexte, en 2010, que ce projet de recherche a pris place, avec pour originalité alors de croiser deux grands domaines des sciences sociales qui ne se rencontraient guère : les études de parenté et les études de genre. Son ambition était ainsi de contribuer à la compréhension des représentations contemporaines de la parenté à partir de la façon dont les asymétries masculin/féminin sont vécues et dans certains cas instituées juridiquement dans le cadre de l’AMP.

On sait en effet que les systèmes de parenté étudiés par les anthropologues sont très divers, mais reposent cependant universellement sur trois grandes relations instituées : l’alliance, la filiation et la germanité. Ces relations sont elles-mêmes

modalisées par trois sortes de distinctions qui ne sont pas seulement « biologiques » mais bien « sociales » (en ce sens qu’elles reposent sur des critères normatifs qui varient d’une société à l’autre) : les distinctions de genre, d’âge et de génération. Les étudier a permis de comprendre comment la société française, désormais fondée sur la valeur cardinale d’égalité de sexe, n’efface pas ces distinctions mais les recompose.

L’hypothèse que cette enquête a proposé de tester est que sont aujourd’hui à l’œuvre deux mouvements apparemment contradictoires :

- un mouvement de rapprochement, de plus grande similitude, voire même d’indifférenciation entre certains aspects de la paternité et de la maternité,

- un mouvement inverse de différenciation nouvelle entre d’autres aspects de la maternité et de la paternité, en particulier du fait que les techniques médicales de procréation potentialisent la différence entre la femelle humaine comme l’être qui « engendre en soi » et le mâle humain comme l’être qui « engendre hors de soi » (Théry, 2011 ; Théry et Leroyer, 2014).

La différence mâle/femelle n’a jamais suffi à créer, dans notre espèce, les conditions d’une socialité globale. Tout à l’inverse, la différence sexuelle peut aisément devenir un facteur de pouvoir, voire de violence. Toujours et partout, elle doit être elle-même pensée, instituée, c’est-à-dire rapportée à des normes, des représentations et des valeurs pour contribuer à la perpétuation d’une socialité de type humain, médiée par des symboles et des règles, référée à des valeurs communes. Tel est, en particulier, le rôle des systèmes de parenté.

L’hypothèse réalisée aux prémices de cette enquête a donc était que les situations d’AMP sont un laboratoire qui permet de mieux comprendre comment se « recompose » aujourd’hui la distinction entre maternité et paternité, à la confluence entre une logique de rapprochement des statuts et des vécus masculins et féminins, et une logique inverse d’émergence de nouvelles formes de différenciation/relation entre eux.

La problématique et les hypothèses de cette recherche ont été définis de façon volontairement très large : cela paraissait indispensable pour ne pas isoler

arbitrairement cette enquête sur l’AMP d’une enquête plus générale sur les transformations contemporaines des statuts sexués et des liens de parenté. Cependant, les objectifs empiriques de l’enquête sur l’AMP ont été, pour leur part, très précis dans le but de construire une information fiable et utile.

2.O

BJECTIFS

Au plan de la connaissance, cette enquête s’est donc fixée comme objectifs : - D’une part, de contribuer à une meilleure connaissance des asymétries

entre paternité et maternité dans le processus de l’AMP.

- D’autre part, de centrer l’analyse sur la dimension du temps dans les asymétries masculin/féminin.

La démarche conduisant à ces objectifs repose sur un recensement systématique des différences entre le vécu de l’homme et le vécu de la femme, appréhendées selon le point de vue des professionnels de l’AMP (médecins, sages-femmes, biologistes, infirmier(e)s, psychologues, etc.).

Parmi toutes les modalités que peuvent prendre les asymétries masculin/féminin, celles qui sont liées au temps ont souvent été remarquées comme particulièrement importantes. Nous les désignons sous trois grandes formes :

– la temporalité biographique, à travers la question de l’âge à la procréation pour les hommes et les femmes, des conditions d’âge fixés par la loi pour l’accès à l’AMP pour les hommes et les femmes, et des conditions concrètes de procréation pour les hommes et les femmes,

- la temporalité procréative, à travers le vécu de l’infertilité pour les hommes et les femmes, celui de la conception, de la gestation, puis de la naissance de l’enfant, - la temporalité filiative, à travers les conditions d’institution du lien de parenté (situations différentes des deux sexes par rapport aux reconnaissances anténatales, postnatales, etc.),

Sans oublier d’inclure les donneurs (de sperme, d’ovocyte, d’embryon) parmi les patients soumis à une cette triple temporalité, biographique, procréative, filiative.

3.

METHODOLOGIE

Il s’agit d’une enquête collective, ayant eu lieu sur deux années, au sein de deux centres d’AMP, l’un public, l’autre semi-privé, situés à Marseille. Elle a été réalisée par des étudiants encadrés par une équipe de chercheurs sous la direction scientifique d’Irène Théry. Cette enquête avait donc une dimension à la fois scientifique et pédagogique, elle a mobilisé les étudiants de master de l’EHESS de deux promotions différentes, sur deux années consécutives, 2010 et 2011, ainsi que quelques doctorants dont moi-même lors de la deuxième année. L’enquête avait pour objectif de former les étudiants aux méthodes d’enquêtes sociologique et ethnographique (enquêtes qualitative et quantitative).

La méthodologie de l’enquête a associé deux grandes méthodes empiriques classiques de l’enquête sociologique et ethnographique : entretiens semi-directifs et questionnaires. Ces méthodes d’enquête ont été mises en place au sein de deux centres d’AMP. La première année, l’enquête a eu lieu exclusivement au sein du centre public (centre A) et l’année suivante exclusivement au sein du centre semi-privé (centre B). Le fait d’enquêter auprès de ces deux centres aux statuts différents a permis d’avoir une vision plus globale et générale des pratiques des centres d’AMP et des publics les fréquentant. En effet, l’un des centres pratique des frais d’honoraire tandis que l’autre non, de ce fait la population de patients varie d’un centre à un autre. De plus, nous y reviendrons plus tard, l’organisation des services comporte des spécificités dans chacun des deux centres, en raison de contraintes propres à l’architecture des bâtiments qui diffère entre les deux lieux.

En raison de la dimension pédagogique de l’enquête, l’exploitation des données n’a été que partielle dans un premier temps. Les étudiants n’ont pu retranscrire et analyser la totalité des entretiens et il n’y a pas eu d’analyse globale des données

récoltées sur les deux années. Néanmoins, les premiers résultats récoltés par les étudiants, bien que lacunaires, se sont montrés extrêmement intéressants et ont témoignés d’une forte participation des personnes interrogés et d’un fort intérêt de leurs points de vue.

Il nous a alors été proposé à Anne-Sophie Giraud, alors collègue doctorante sous la direction d’Irène Théry, ainsi qu’à moi-même, de terminer l’exploitation de cette enquête qui portait à la fois sur nos deux sujets de thèse. Les données de l’enquête quantitative ayant malencontreusement été perdue par l’intervenant en charge d’enseigner les méthodes d’enquête par questionnaire, nous nous sommes concentrées sur l’enquête qualitative. Nous avons donc retranscrit les entretiens qui ne l’avaient pas été, repris ceux qui l’avait été, et analysé la totalité d’entre eux, soit 61 entretiens auprès de différents professionnels de l’AMP. En petite équipe sous la direction d’Irène Théry, nous avons alors fait une analyse d’ensemble de l’enquête. Puis, nous avons chacune réalisé par la suite une nouvelle analyse des données de l’enquête, plus spécifique à nos problématiques respectives.