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c Les infertilités féminines liées à l’âge

2. D ANS LA ZONE GRISE DE L ’ INFERTILITE : LA « COURSE CONTRE LA MONTRE » DES PROFESSIONNELS

La façon dont les professionnels traitent l’infertilité féminine liée à l’âge montre qu’au-delà d’une coupure nette entre fertilité et infertilité, ce qui est nommé l’« horloge biologique » est en fait un processus conduisant à une perte progressive de la fertilité. C’est dans cette période de déclin progressif, où les femmes ne sont ni tout à fait fertiles ni pleinement infertiles et que nous qualifions de zone grise de l’infertilité, que les professionnels, soumis à une pression du temps, vont tout mettre en œuvre pour répondre aux attentes des patientes. Ils essaient en effet de les prendre en charge tant qu’il est encore temps, c’est-à-dire avant que l’infertilité féminine liée à l’âge ne soit trop importante.

Il y a des gens qui vont très lentement, il y a des gens, il y a des gens qui se pointent chez vous à 38 ans et là il y a extrême urgence, d’autres à 26 ans, ça fait 3 mois qu’ils ont des rapports, ils reviennent en disant je suis toujours pas enceinte, et là on n’est pas pressé. (Gynécologue)

Il y a des couples qui viennent vers 38 ans et du coup, pour lesquels on n’a pas trop le temps d'attendre de voir si la

fertilité spontanée sera bonne ou pas, donc c’est vrai qu’on accélère déjà le bilan et puis en fonction du bilan, si tout est normal au bilan, on essaye de se laisser un peu de temps mais on accélère un peu la prise en charge. (Gynécologue)

Ces extraits montrent que lorsque les couples sont jeunes (moins de 35 ans), les professionnels sont peu pressés de les prendre en charge, notamment s’ils essaient d’avoir un enfant depuis moins d’un an. Dans ces cas, ils les encouragent souvent à tenter quelques mois encore d’essayer d’avoir un enfant naturellement avant de démarrer un parcours en AMP. À l’inverse, lorsque les femmes ont plus de 38 ans, cette attente de voir apparaître une grossesse spontanée n’est plus recommandée. Le médecin gynécologue du premier extrait parle d’une situation d’ « extrême urgence », amenant à un changement de discours et de recommandations. Le rapport au temps n’est plus le même. Les médecins estiment généralement qu’un an est la durée minimum devant être utilisée pour essayer d’avoir un enfant naturellement. Ils expliquent que le temps est un facteur de réussite. Pourtant, autour de 40 ans, cette logique n’est plus appliquée. Si les femmes dont la fertilité est en cours d’altération en raison de leur âge attendent comme les plus jeunes, elles risquent de ne plus pouvoir être prises en charge en AMP. Rappelons effectivement qu’à plus de 40 ans, le don d’ovocytes ne leur est pas autorisé. Or, si elles sont devenues infertiles, leur prise en charge s’arrêtera puisque la FIV intraconjugale ne permet pas de pallier l’altération de la réserve ovarienne. Les médecins ne les acceptent que si elles sont encore dans cette période de perte progressive de la fertilité, sans être pour autant totalement infertiles du fait de leur âge. Ils se montrent ainsi particulièrement pressés d’entamer les diverses procédures, tant qu’il est encore temps pour elles.

L’âge des femmes influe par conséquent sur les décisions des médecins qui ajustent leur temporalité d’actions en fonction de lui. C’est le cas pour décider du moment de la prise en charge mais également tout au long du parcours d’AMP. Précisons que le parcours procréatif en AMP est normalement rythmé d’une façon spécifique : une phase préalable consacrée aux tentatives du couple à concevoir un enfant par lui-même, durant au minimum 1 an ; une phase d’examens et de bilans, suivie le plus fréquemment par des pratiques d’inséminations pouvant aller jusqu’à 6 tentatives ; celles-ci sont suivies en cas d’échecs, de pratiques de fécondation in vitro pouvant aller jusqu’au nombre de 4 tentatives, après quoi la sécurité sociale ne prend

plus en charge les couples et en général le parcours d’AMP s’arrête. Mais dans certaines situations, le rythme peut être modifié, et le temps consacré aux différentes phases peut être plus ou moins accéléré par les professionnels. C’est notamment le cas pour les couples dont la femme a un âge considéré comme « avancé ».

On leur pose la question depuis combien de temps ils ont des rapports réguliers non protégés. Et puis, en fonction de cela, on adapte. On va être beaucoup moins stricts si la femme par exemple a déjà 40-41 ans. (Biologiste)

Alors l'âge en fait, enfin si la femme a 38, 39 ans, on va plutôt s'orienter directement vers une fécondation in vitro même si on pourrait faire des inséminations, mais si l'âge est avancé, soit on fait une ou deux inséminations et pas plus, alors qu'on peut en fait jusqu'à 6, et on passe directement en FIV. Soit on fait d'emblée une FIV du fait de l'âge parce qu'on sait que la FIV il y a quand même plus de pourcentages de réussite.

(Interne en Gynécologie)

Les professionnels n’hésitent pas à revoir les rythmes qu’ils se donnent généralement dans un parcours d’AMP et à recomposer avec les directives qu’ils s’étaient fixés. Ils n’attendent pas forcément une année de tentatives de la part du couple à essayer de concevoir un enfant par eux-mêmes, ou ne tentent pas autant de fois qu’ils le font généralement la procréation par insémination, tout cela afin d’accélérer la prise en charge en FIV. La raison étant que les chances de réussite sont meilleures avec la pratique de fécondation in vitro. Généralement, cette technique est utilisée en dernier recours, en raison de son procédé invasif sur le corps des femmes que la technique d’insémination permet d’éviter.

Cet empressement, cette accélération du temps consacré normalement aux diverses techniques n’est pas la préoccupation des seuls professionnels. Les patientes confrontées à ces limites d’âges semblent être, elles aussi, soumises à une pression du temps, et à défaut de pouvoir le ralentir, elle veulent accélérer le parcours d’AMP.

Dès fois elles arrivent entre 30 et 40, ça ne marche pas en insémination, et elles disent "Oui mais le temps passe on nous laisse en insémination. Nous on veut passer en FIV puisqu’on perd du temps”. Elles voient l'âge arriver, comme c'est 43 ans, là elles sont pressées d'aller en FIV si les inséminations ça ne marche pas. Parce que quand on a des couples jeunes et tout,

ils se disent ”Bon bah ça va marcher”, ils sont moins pressés d'avoir un enfant oui. Mais ils n’ont pas cette date butoir de 43 ans. (Technicienne de laboratoire)

Professionnels et patientes convergent à mener autant que possible une « course contre la montre » ou, plus précisément, contre l’altération inéluctable de leur réserve ovarienne L’idée de la pression du temps liée à l’âge est extrêmement présente dans leurs discours. De manière générale, l’expérience du temps est omniprésente dans un parcours d’AMP, mais elle se complique lorsqu’apparaît le problème de l’horloge biologique et en lien, la diminution des chances de succès (Thompson, 2005). Selon les professionnels, la principale différence entre eux et les patientes réside dans le fait que ces dernières, tout en percevant bien l’échéance de la ménopause, n’auraient aucune conscience du déclin progressif de la fertilité qui la précède, comme nous l’avons déjà présenté dans le chapitre 5.

Je pense que ce n’est pas réfléchi, je pense que c’est un environnement social qui fait que… on fait des études plus longtemps, on obtient un revenu stable plus tard, et puis après et bien il y a la course au prince charmant, une fois qu’on a un certain niveau d’études on ne veut pas se contenter du premier benêt rencontré, le premier n’est pas bon, le deuxième n’est pas bon, et puis le temps passe et on arrive à 40 ans. Il y a peut-être aussi… il y a une influence extérieure qui est évidente… je pense… peut être une exigence de performance de réussite sur tous les plans de sa vie, on ne peut être heureux que si l’on réussit tous les aspects de sa vie et du coup on se met une pression considérable sur les épaules, on veut absolument cocher toute les cases, le temps file, le temps file, on arrive à 40 ans et on a oublié que le corps lui vieillit.

(Sage-femme)

Les femmes n’auraient en effet pas conscience du vieillissement de leur corps et de l’altération de leur réserve ovarienne au fil des années. Ces dernières ne prendraient consciences d’une fin de leur fertilité plus ou moins proche, qu’au moment où il est « déjà trop tard », amenant les professionnels à s’adapter à ces couples d’un « certain âge ». S’élabore ainsi une temporalité caractéristique de la prise en charge en AMP en fonction de l’âge des femmes, qui n’a aucune équivalence pour les hommes.

La femme elle est quand même limitée dans le temps déjà par son âge, l’homme l’est moins, on les accepte à des âges beaucoup plus tardifs. La femme elle est limitée dans le temps, on a quand même une population souvent de femmes qui ont, on a beaucoup de femmes autour de 40 ans, entre 38 et 40 ans, elles savent que de toute façon elles n’ont plus beaucoup de temps. Donc pour elles, c’est important le temps.

(Technicienne de laboratoire)

Les hommes n’étant pas soumis aux mêmes rythmes de la fertilité et de l’infertilité physiologique, le tempo de la prise en charge en AMP est donné par l’âge de la femme et sa proximité de la quarantaine d’années (Bessin et Levilain, 2012).

Nous avons déjà montré comment les discours des professionnels sur l’infertilité, et notamment celle liée à l’âge à des femmes, manifestent qu’ils ont conscience de la dimension sociale de l’infertilité. À présent, nous constatons par la course qu’ils mènent contre l’altération progressive de la fertilité féminine, que le temps n’est pas qu’une donnée « naturelle » intangible, mais qu’il est possible d’agir sur lui. C’est ce qu’ils tentent de faire en prenant en charge les femmes infertiles en raison de leur âge ; ils essaient de repousser les frontières du temps physiologique en agissant sur lui. Lorsque la fertilité commence à être altérée, mais avant qu’elle ne le soit totalement du fait de l’âge, ils prennent en charge les femmes en fécondation in

vitro en menant une course contre le temps. Ils espèrent ainsi favoriser au plus vite la

production d’ovocytes, la création d’embryons et l’implantation de l’un d’eux. Le temps physiologique est un enjeu d’action particulier pour les professionnels.

Toutefois, les actions qu’ils mettent en place demeurent relativement limitées. Ils tentent d’atténuer les effets du temps, de les ralentir, dans la mesure du possible. Le don d’ovocytes n’étant pas autorisé pour les femmes de plus de 40 ans dans les centres enquêtés, leur action se limite à agir sur une réserve ovarienne altérée, et dès lors qu’elle est épuisée, la prise en charge s’arrête.

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Prendre en charge des infertilités dont la dimension « pathologique » a été médicalement diagnostiquée, telle est la consigne de l’AMP en France. Les médecins en tiennent compte et s’y réfèrent dans leurs discours. Pour autant, dans la pratique, distinguer les infertilités d’ordre « pathologique » de celles « normales », qui relèveraient davantage de la « convenance personnelle », n’a rien d’évident. Nous observons l’artifice d’une telle distinction et son inapplication en différentes circonstances et à différents degrés.

Tout d’abord une distinction s’impose entre infertilité pathologique et infertilité

anormale. La prise en charge systématique des infertilités « inexpliquées » en est

l’exemple le plus éclairant. Dans ces cas, aucune pathologie n’est diagnostiquée, mais le couple étant en âge de procréer, il est considéré comme « anormal » qu’il ne parvienne à avoir d’enfant. L’anormalité vaut ici légitimité de prise en charge au même titre que la pathologie. De plus, la référence faite par les professionnels à la définition de l’OMS qui précise qu’une année de tentative infructueuse suffit à caractériser l’infertilité, montre également l’assimilation artificielle de l’anormalité à la pathologie dans la justification des prises en charge. Les infertilités inexpliquées, alors qu’elles ne relèvent pas de la prise en charge d’infertilités « pathologiques », ne sont pas non plus considérées comme « normales » et relevant de la « convenance personnelle ». L’évidence de leur prise en charge témoigne de l’existence d’une autre voie de légitimation de l’accès à l’AMP, différente de celle envisagée par le cadre bioéthique reposant sur l’opposition « pathologique = légitime » et « normal = illégitime ».

Le constat que des grossesses spontanées (apparaissant en dehors du processus d’AMP) surviennent chez des couples pris en charge pour infertilité, pour lesquels les techniques d’AMP échouent parfois, illustre en outre la part d’incertitude demeurant toujours autour du diagnostic médical et de l’action « thérapeutique » de l’AMP.

Mais le cas éclairant particulièrement l’incertitude dans laquelle les médecins agissent est celui de la prise en charge des infertilités féminines liées à l’âge. Les professionnels n’ont aucune possibilité d’évaluer précisément l’état d’altération de la qualité de la réserve ovarienne des femmes au fil des âges. Toutefois, ils considèrent

comme anormal que cette altération soit importante avant 40 ans et proposent dans ces cas-là aux femmes dont la réserve ovarienne est altérée le recours au don d’ovocytes. Après 40 ans, cette possibilité ne leur est plus proposée du fait du caractère considérée comme « normal » de leur infertilité. Or, malgré la dimension non « pathologique » de celle-ci, en cas d’infertilité altérée mais non effondrée, les femmes sont tout de même prises en charge par les médecins en insémination ou FIV intraconjugale jusqu’à 43 ans. L’enquête montre que les professionnels les prennent en charge dans une zone grise entre fertilité et infertilité. La fertilité des femmes est dans ces cas-là altérée en raison de leur âge, mais elles sont encore suffisamment fertiles pour que des tentatives puissent être tentées dans le cadre de l’AMP. Les médecins traitent une infertilité en cours, une altération progressive et non une stricte infertilité liée à l’âge. La justification de cette prise en charge n’est pas du même ordre que celle mobilisée face aux infertilités inexpliquées : c’est-à-dire le fait qu’une année de tentative infructueuse suffit à qualifier l’infertilité et à légitimer une prise en charge. Face aux femmes âgées de plus de 40 ans, et même 38 ans, les professionnels prennent finalement en charge les couples immédiatement, y compris lorsque ces derniers essaient d’avoir un enfant depuis moins d’un an. La situation d’urgence prime et justifie la prise en charge.

Ils adoptent alors une attitude spécifique, adaptée à la particularité de cette infertilité progressive. Les professionnels mènent en effet une lutte contre le temps. La temporalité de l’altération physiologique de la fertilité féminine n’est pas qu’une donnée « naturelle » et intangible mais constitue un enjeu d’action pour ces derniers qui tentent, dans la mesure du possible, de repousser les limites temporelles de la fertilité féminine. Il s’agit de contrer l’altération « naturelle » par tout un ensemble d’adjuvants techniques mais surtout en compressant le temps des étapes de la prise en charge normale. Ils montrent ainsi que la temporalité de la fertilité féminine n’est pas une donnée univoque et naturelle, qu’il est possible d’agir sur elle.

Les données de ce chapitre questionne ainsi la notion d’infertilité en tant que phénomène réductible à la seule distinction entre « pathologique » et « normal ». Les différentes situations étudiées amène à observer que l’AMP n’est pas que conforme à cette opposition. Il existe dans l’AMP une part importante d’infertilités qui n’ont pas une cause pathologique avérée (infertilités inexpliquées et infertilités liées à l’âge). De

fait, l’AMP ne repose pas uniquement pas sur le traitement de l’infertilité dite « pathologique ». Les professionnels essaient de traiter toutes les infertilités jusqu’à ce que la femme ait 43 ans ou jusqu’à 4 tentatives. En outre, en traitant l’infertilité féminine liée à l’âge, les professionnels tiennent compte de sa dimension temporelle. Pour eux, il n’y a pas des femmes fertiles et d’autres infertiles, mais des degrés vers plus ou moins d’infertilité. Leurs pratiques dévoilent l’infertilité comme un processus inscrit dans une temporalité qui n’est pas prise en compte par l’opposition normal/pathologique du modèle bioéthique.

Conclusion de la deuxième